Chapitre 19 : (Zéphyr)

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La porte s’ouvre.

Elle apparaît.

Ces dernières heures, je n’ai fait que l’attendre.
J’ai redouté qu’elle ne revienne pas, qu’elle soit blessée, qu’il lui ait fait du mal. Pire, qu’elle disparaisse, et que je perde la seule autre personne qui m’ait adressé la parole cette année.

Et maintenant qu’elle est là, je ne suis plus que joie et soulagement.

Elle entre dans la pièce, véritable contraste avec le décor. Une princesse. Différente de mes souvenirs, magnifique. Je n’ai d’yeux que pour elle, oubliant presque la veste posée sur ses épaules. Elle passe devant moi et m’adresse un coup d’œil discret.

C’est à ce moment que je le remarque. Lui, juste derrière elle. Vêtu aussi richement qu’elle. Un Roi qui escorte sa Reine.

Avec tout le choix qu’il avait, il a fallu qu’il jette son dévolu sur elle. Je me renfrogne intérieurement. J’ai beau avoir tout perdu depuis longtemps, cet enfoiré continue de me dépouiller.

Je l’observe tandis qu’il remet les menottes à sa "bien-aimée" — car il l’aime, cela crève les yeux. La douceur dont il fait preuve avec elle me donne la nausée.

Elle le regarde avec intensité. Et ma colère disparaît, remplacée par le doute.

L’aime-t-elle ?
Question douloureuse.

Henry lâche enfin la jeune femme à contrecœur et retraverse la pièce.
En passant devant moi, il sourit. Il aime me voir en piteux état. Mieux, il prend un malin plaisir à me dominer, me faire souffrir. Je fais appel à toute la maîtrise que je possède pour ne pas réagir.

Un jour, il devra payer.

La porte se referme et toute mon attention revient vers elle. Elle a retiré la veste qui ne lui appartient pas et me regarde. J'essaye de ne pas accorder d'importance à la distance qui nous sépare, à sa posture presque défensive et à la lueur de peur qui brille dans ses yeux. Même si au fond de moi, ses détails me brisent un peu plus.

- Il a joué à la poupée avec toi, je lui dis.

C’est vrai, non ? Je hais Henry pour l’avoir façonnée à son image. Il l’a élevée à son rang, l’a habillée comme une reine. Et pourtant… je lui en veux autant que je lui suis reconnaissant.

Elle baisse les yeux.

- C’était horrible, avoue-t-elle.

- Quoi donc ?

- Le bal… elle avoue en baissant les yeux.

- Pourquoi ?

Elle réfléchit. Je sens le dilemme en elle. Elle me jette un regard, et je comprends que partager la moindre miette de ses secrets lui coûte. Je ne veux pas imaginer le nombre de trahisons qu'elle a du vivre pour en arriver là.

- Je ne me sentais pas à ma place.

Je le vois dans son regard. Tout ce malaise qu’elle n’ose pas dire et qui menace de l’engloutir.

- Personne ne se sentirait à sa place au milieu de ces riches crétins, je fais remarquer.

- Toute cette nourriture, cette insouciance, alors que dehors les gens souffrent et meurent de faim…

Elle acquiesce lentement, la voix tremblante :

- J’ai vu comment ils me regardaient. Comme des prédateurs. Prêts à me dévorer si le Roi ne m’avait jamais accordé d’importance. Toute ma vie, j’ai cru que c’était ça, qui me manquait, pour être heureuse… Mais après cette soirée, j'ai réalisé que mon invisibilité me convenait très bien.

Ses mots sont calmes, mais ses yeux brillants trahissent la force de l’impact. Elle est à deux doigts d’exploser. Je lui tends la main, et nos chaînes s’entrechoquent. Surprise, elle ne la retire pas. Elle se détourne, essuie discrètement les larmes qui ont coulé sur ses joues. Puis, d'un pas hésitant, elle vient s’asseoir à côté de moi.

À ma grande surprise, elle me tend le manteau qu'elle portait sur ses épaules.

- Avec tous ces jupons, je n’ai pas si froid que ça, m’explique-t-elle. Mais toi, avec tes haillons… c’est une autre histoire.

Je mets la veste. Il y a quelque chose de terriblement ironique dans cette scène. Finalement, qu’Henry lui donne sa veste n’était pas une si mauvaise idée.

- J’ai mis quelques trucs de côté sur le buffet, dit-elle, comme si de rien n’était, alors que je plonge mes mains dans mes poches et que je les ressors pleines de miettes.

Je lui en propose et elle refuse poliment. Je n’insiste pas et engloutis les biscuits. Elle a sûrement déjà bien mangé à la soirée. À ce propos…

- Ça fait longtemps qu’Henry et toi, vous… ?

- Je ne l’aime pas, elle répond précipitamment. Enfin, c’est le Roi, se corrige-t-elle, de plus en plus mal à l’aise. Je…

- Tu as le droit de ne pas l’aimer, je la rassure. Moi je le déteste à tel point, tu n’imagines même pas. Et t’en fais pas, je ne vais pas te juger pour ça. De toute façon, je suis mal placé pour le faire.

- J’ai du mal à le cerner. Il m’enferme, menace de me faire exécuter, et ensuite, il tient à me connaître, m’invite à un bal somptueux... et se promène avec moi. Je ne l’aime pas. Pas comme j’ai l’impression qu’il m’aime. Si je reste avec lui, ce n’est que par peur de le contrarier, et par peur que ma situation soit pire.

- Non seulement c’est un traître sans pitié, mais en plus, il abuse de son pouvoir ! Je ne serais pas surpris s’il était le diable, je raille.

- Mais il n’a pas que des mauvais côtés. Il ne m’a jamais levé la main dessus, il m’a emmenée voir les étoiles, argumente-t-elle.

Les étoiles.

À cette évocation, un grand vide se forme dans ma poitrine.

- Moi aussi, j’aime observer les étoiles.

Seulement, cela fait tellement longtemps que je ne les ai pas admirées que je ne me souviens plus exactement de ce à quoi elles ressemblent.

Jamais je n’aurais imaginé qu’un jour, je puisse oublier ces astres si particuliers dans le ciel, cette véritable carte du monde qui m’aidait à ne pas perdre pied. Je ferme les yeux et tente de me les remémorer. Seules les ténèbres me viennent. La noirceur absolue des nuits.

- Décris-les-moi, je demande. Décris-moi les étoiles.

À ce moment, tout ce que je veux, c’est faire renaître cette image si précieuse pour moi, qui a disparu.

- Imagine, commence-t-elle, un fond noir d’encre, constellé de petites lumières blanches. Certaines sont plus lumineuses que d’autres. Je n’ai jamais su les nommer, ni même connaître les constellations. Chaque fois que je les admire le soir, je dessine de nouvelles choses. Je relie de nouvelles étoiles. Ça fait du bien, confie-t-elle, les yeux perdus dans le vague. Je me sens grande, importante, à créer mes propres traces et organiser le ciel à ma façon. Quand je lève les yeux la nuit, je reprends confiance en pensant à mes dessins. Et au fait que, quoi qu’il puisse arriver, les étoiles brilleront toujours assez pour percer le voile noir qui recouvre la Terre dés que le soleil s’en va.

Ce soir-là, avant de m’endormir sur le lit en bois, la veste sur les épaules, je pense à elle, qui dort à quelques pas de moi, par terre. Je ne lui serai jamais assez reconnaissant pour tout ce qu’elle a fait pour moi. Plus que me soigner ou veiller sur moi,

elle m’a donné une raison de me battre.

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