écrire

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Tu as essayé de lire. Le livre était ouvert, les premiers mots filaient comme il est censé être. Puis ils ont continué de glisser, mais le sens t’échappait complètement. Finalement tu t’es rendu compte que tu ne lisais plus, tu laissais courir les lettres sans n’y prêter plus aucune attention. André Malraux qui raconte la vie, ou plutôt la mort, de Picasso n’est pourtant pas difficile à lire. Mais voilà la réalité avait alors plus d’importance que l’imaginaire, ou même que le souvenir d’un temps maintenant révolue. C’est ce que tu t’es dit lorsque tu t’es aperçue de ton incapacité à lire. Lorsque que le réel prend une trop grande place dans les pensées, il empêche le monde des rêves, ceux d’autrui, d’y rentrer. C’est d’ailleurs assez désagréable. Mais tant pis. Tu t’es assise et mises à écrire.
Mais ? À écrire quoi ? Cette question devrait-être au cœur de ces lignes, mais elle n’y figure pas. Parce que tu tapes les pensées qui te passent par la tête, tu couches sur ordinateur (vive notre époque…) tes états d’âmes. D’autres l’ont fait avant toi. Rousseau par exemple. Et franchement, la comparaison est dérisoire, il était grand écrivain, toi, tu es…. Bah toi. Élève de terminale dans un lycée de Bretagne. Fille de 18 ans qui rêve de ne pas partir de chez elle. Personne qui possède avec son père une oie, deux coqs, deux poussins, deux poules et un chat. Personne qui possède avec sa mère deux chats. Jeune adulte qui ne supporte pas le mot «gamin», qui ne supporte pas le non-respect, qui ne supporte pas qu’on se moque de quelqu'un en raison de son âge, qui ne supporte pas qu’on se moque de quelqu'un tout court, qui ne supporte pas qu’on donne plus d’importance dans l’étude des sciences que celle des humanités en générale. Humaine qui a de grandes valeurs et qui espère au moins les respecter. D’après ta mère, tu es «entière». Même en cherchant la définition, tu n’es pas sûre d’avoir compris. La seule que tu as trouvée qui corresponde à un caractère est qui n'admet pas de demi-mesures, de nuances, qui est d'une seule pièce. Mais tu ne crois pas l’être… Au contraire, il te semble (mais cela reste une vision purement interne) que tu es capable d’écouter des avis divergents et d’admettre lorsque ceux-ci sont effectivement plus justes. Tu l’admets, mais tout bas évidemment. N’abusons pas.


Tu aimes jouer sur les mots. Avant-hier, tu as envoyé un message pour dire à G. qu’il ne pouvait parler de profanes pour ses élèves de tronc-commun. Un profane est une personne sans connaissance dans un domaine scientifique ou artistique, pourtant même les non «spécialistes» ont des connaissances. C’est le propre de l’enseignement, cultiver un tas de personnes de manière pyramidale, chaque savoir nouveau s’appuyant sur un ancien. Comme tu l’as ironiquement écrit: intérêt et connaissance ne sont pas la même chose. Tu aimes le taquiner. Tu pourrais le faire pendant des heures, tu l’as d’ailleurs fait pendant des heures. Et lui de même. Enfin, tu crois. Qui aime bien châtie bien, non? Tu as perdu la capacité de voir si c’était le cas. Il ne t’a pas répondue. À vrai dire, aujourd’hui, tu reprenais les cours. Toute la matinée, tu étais une boule d’énergie, de joie. Puis le midi, tu n’as pas vu sa voiture, il était parti. Tu as senti ton cœur s’arracher. Tu savais l’heure exacte à laquelle tu étais censée le voir partir, et ce n’était pas là. Résultat, tu ne l’as pas vu, du tout. Et le manque a grossi. Comme une tumeur, mais émotionnelle. Il avait mis son t-shirt à l’envers. Tb. te l’a raconté à table. Ses élèves le lui ont dit et il a remis son pull. Cela t’a fait rire. Tu le vois tellement le faire. Enfin… Voir, façon de parler. Tu n’as aucune mémoire visuelle, aucune faculté pour visualiser quelque chose. Donc, en réalité, tu ne le vois pas faire cela. Tu mets plutôt des mots dessus. Pendant longtemps tu t’es dit que de ne pas avoir de mémoire visuelle était handicapant pour aller dans les arts plastiques. D’une certaine manière, ça l’est. Mais dans un sens, tu penses avoir compris quelque chose que les autres ne peuvent peut-être moins percevoir: la beauté directe du monde. Parce que chaque image est nouvelle pour toi. Tu ne peux y repenser clairement plus tard. Alors lorsqu’une chose capte tes pupilles pour ensuite percuter ton cœur alors tu y attaches de l’importance, énormément d’importance et d’attention. Tu penses que cela peut se révéler utile.


Tu souris. Cet après-midi, tu n’arrivais pas à parler de peur de fondre en larmes au milieu de ta phrase. Et lorsque ta professeure d’anglais t’a interrogée, cela n’a pas été facile de lui faire comprendre par le regard que tu n’y arriverais pas. Mais elle a visiblement compris, après un moment qui t’a semblé une éternité. Puis tu es rentrée à pied. Tb. ne le voulait pas vraiment, il avait peur pour toi. C’est vrai que tu as imaginé ce qu’il arriverait si tu te jetais sur la route. Mais ce que tu veux voir avec ta mort, c’est ce qu’il va se passer à ton enterrement. Comme tu ne pourras pas le savoir, cela n’a pas d’intérêt, et puis même si parfois, c’est compliqué, tu aimes la vie. «Il en faut peu pour être heureux.»
Alors tu souris. Parce que la soirée fut sympa, parce que la journée fut sympa, parce que ta vie l’est.
Oui. Tu souris, et vas te coucher.

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