Chapitre 3
Des notes claires descendent vers un velours plus grave, la sonorité du piano arrondit l'ambiance, la réchauffe, l'anime. Un écho leur répond. De la tristesse vers l'espoir, le bonheur, la vie. Quelques notes en prélude à une déclaration. Alors, la voix chaude de Richard Cocciante commence à nous conter l'histoire.
"Quando la sera scivolò su di noi
All'uscita della scuola in città
Ci prendemno per mano e ti dissi
Io ti amo
Quando un bambino ci tagliò poi la via
Con un tamburo di latta e una scia
E poi quel suono rimbalzò su di noi
Io ti amo
Il mio rifugio
Il mio rifugio
Il mio rifugio
Sei tu"[1]
Une phrase mélodique, empreinte de nostalgie, s'épanouit en un tendre bouquet qui repousse les regrets.
Une rencontre, en apparence banale. Plusieurs heures d'échange, assis au bord de l'eau, au cours desquelles nous avons résumé nos vies, instants ponctués de silences, de regards, d'émotion contenue. Un intermède hors du temps, nourri de confidence et d'écoute. Toi, si réservé, moi, si repliée sur moi-même.
Spontané, sincère, vrai, facile. Un don à double sens.
Avec toi, j'ai parlé, librement, sans retenue et je voyais que tu comprenais. Les murs contre lesquels je m'étais cognée si longtemps n'existaient pas dans notre nouveau pays. Mes mots ne te choquaient pas, n'étaient ni flous ni ambigus. Mes inquiétudes ne te paraissaient ni ridicules, ni excessives. Mes objectifs rejoignaient les tiens. Tu restais attentif et mon langage ne t'était pas inconnu ; je n'en revenais pas.
Avec beaucoup de sensibilité, tu m'as brossé le tableau de tes années passées. Ton déchirement au départ de ton pays de naissance alors que tu étais enfant, les difficultés liées à ce bouleversement violent, l'apprentissage si rapide d'une nouvelle langue et les amitiés multiculturelles. Ton engagement dans ton travail, tes convictions. Et les épreuves traversées. Tes confidences profondes ont atteint mon cœur. Personne ne s'était livré à moi comme tu me l'offrais.
Tu as effleuré tes souffrances, j'ai survolé mes tourments. Chacun à notre tour, nous avons délivré notre cœur de ses charges douloureuses.
Un lien s'est créé entre nous dès les premières secondes, tissé de confiance, d'apaisement et d'harmonie.
Je n'avais jamais éprouvé ce sentiment de liberté. Ce jour-là, enfin, à cinquante ans, je pouvais être moi sans réserve. Tous ces espoirs, toutes ces attentes que j'avais gardés cachés au fond de moi, comme s'ils étaient honteux, qu'il m'était interdit d'évoquer, considérés comme insignifiants, stupides, tu les recevais avec ton âme.
*
Une bâtisse ancienne, toute en pierres dont les coloris varient de l'ocre au gris, des éclats brillants scintillent sous le soleil. La façade en impose en toute humilité par les ans qu'elle a vu défiler et la simplicité de ses matériaux.
La vieille ferme a été transformée quelques années auparavant : l'appentis constitue le garage, les écuries proposent aujourd'hui une grande pièce de vie au plafond agrémenté de poutres. Dans l'autre partie du L, les deux niveaux regroupent les chambres et salles d'eau ainsi qu'une bibliothèque-salle de jeux.
Après de longues années durant lesquelles j'étais seule avec mon fils, Federico est arrivé un jour dans mon histoire avec, pour doux bagage, deux fils qui, après une découverte attentive, m'ont entourée d'une grande affection. D'âges assez proches, nos trois garçons éprouvent le même désir de construire leurs cocons bien douillets. Les membres de notre foyer recomposé sont dispersés dans le pays, mais toujours sont présents et puissants ces liens invisibles créés par la vie, notre vie.
À cinquante-huit et soixante-et-un ans, nous capitalisons huit années de vie commune et d'innombrables moments de bonheur. Sur la boîte aux lettres, figurent nos noms : Juliette et Federico Tramonti.
Lorsque mon mari et moi avons arrêté de travailler, nous nous sommes retirés dans un endroit calme et serein. Dans la petite ville de Sallèles d'Aude, traversée par le canal du Midi, nous avons déniché une vieille maison en pierres assez grande pour accueillir notre famille.
*
Je m'étire dans le lit. Tu es déjà levé.
Tu me manques.
J'ai besoin de te serrer contre moi, que tu me prennes dans tes bras.
J'ai besoin de m'assurer que tu es là.
À la hâte, j'enfile mes vêtements. Après m'avoir manifesté ses amitiés du matin, la chienne briarde me suit joyeusement.
Lorsque j'arrive dans le séjour, tu viens à ma rencontre. Blottie contre ta poitrine, je sens ta chaleur, elle me détend.
— Viens déjeuner, mon amour.
Un peu plus tard, au marché, nous choisissons des légumes puis flânons entre les étals. Les marchands s'interpellent gaiement d'un stand à l'autre et vantent leurs produits : des tomates côtelées coupées en quartiers en camaïeu de rouges, des aubergines d'un violet brillant aux formes généreuses, des melons sucrés à l'orange captivant, des pastèques juteuses présentées en tranches cramoisies appétissantes. La palette de leurs couleurs ravit les yeux, leurs parfums miellés chatouillent les papilles, la promesse de leur breuvage rafraîchit.
La température encore clémente nous incite à déambuler sous les platanes, la balade est plaisante. La foule évolue en discutant, des rires fusent, l'animation va bon train. Un vent léger agite les branchages, adoucissant l'air. Une belle journée s'annonce.
De retour à la maison, nous déjeunons de nos emplettes et de pain croustillant. À peine la table débarrassée, je m'installe à l'extérieur avec un livre, dans un endroit tempéré par la brise. La porte de ton atelier est entrouverte.
J'aime te regarder façonner la pièce de buis que tu as choisie. Avec le plus grand respect, tu dégrossis la matière pour esquisser les premiers contours. Dans un premier temps, tu dessines les grandes lignes puis, avec douceur et attention, tu effleures un arrondi, glisses sur un à-plat, t'arrêtes sur une aspérité indésirable. Peu à peu, l'âme de la statuette prend vie entre tes mains.
Assise sur mon siège, je soupire lorsque Gaïa, la chienne, frôle affectueusement ma main de sa tête taquine.
J'aime entendre l'impact discret et régulier de la gouge avec laquelle tu cisèles le bois. Fermant les yeux, j'imagine la courbe ébauchée, je perçois le galbe d'un sein, les ondulations d'une chevelure, les stries d'un muscle tendu. Le temps se suspend au rythme donné à ton outil. En arrière-plan, les cigales stridulent en cadence. Je me laisse bercer par les percussions légères qui s'estompent pour céder la place, au gré de mes rêveries, aux insectes frémissants.
Les copeaux libérés virevoltent avec insouciance dans un halo de poussière traversé par un rayon de lumière.
Gaïa sommeille dans l'herbe sèche, ses pattes bougent dans une course imaginaire, ses narines palpitent, ses paupières tressautent, sa gueule émet des gémissements retenus. À égale distance de nous deux, sa position lui permet de guetter l'un comme l'autre.
Mon regard se porte plus loin, vers le fond du terrain. J'observe avec curiosité ce rocher qui émerge avec discrétion. Combien d'assauts a-t-il subis pour être ainsi poli ? à moins qu'il ne faille parler d'usure ? Celle que l'on attribue au temps et résulte d'une lutte contre le vent, la pluie, le froid qui finit parfois par fendre la pierre.
Alanguie par la douceur de l'air et la musicalité de l'endroit, mon roman m'échappe presque des mains. Je ne dois pas m'endormir, j'ai à faire.
Alors je me lève et me dirige vers la maison.
Dans ma tanière, des feuilles griffonnées sont disposées de façon quelque peu désordonnée sur un tabouret et une commode, des crayons et stylos gisent çà et là à côté d'une vieille photo en noir et blanc et d'un personnage en bois sculpté.
Mon objectif, en ce lieu, est de coucher sur le papier une histoire qui me tient à cœur.
Lorsque je me suis décidée à écrire, je débordais d'enthousiasme, submergée d'idées diverses, mon esprit cascadait plus vite que mon feutre. La réalisation de mon projet s'est heurtée au combat à mener pour maîtriser ce fourmillement. Il fallait empêcher de s'envoler ce qui jaillissait dans ma tête de façon intempestive, ordonner tout cela et bâtir une structure.
Des réflexions gribouillées sur des pages déchirées, du quotidien gris et de la couleur parfumée, des souvenirs des fonds de la souffrance, nombre d'émerveillements devant la vie et la nature, des chagrins profonds et beaucoup de tendresse. Je vais enfin prononcer les mots de ce passé parsemé de blessures difficiles à refermer, crier ces maux pour les jeter au loin, raconter des promenades inoubliables dans la campagne, revoir les rivières joyeuses, chanter les couchers de soleil et son ardeur en milieu de journée. Je vais clamer ce besoin de vivre tapi au creux d'un être.
Parfois les phrases coulent ; parfois, les termes peinent à venir, se bousculent puis s'entrechoquent hésitant à éclore ; le sang jaillit parfois entre deux lettres. Des larmes laissent s'épancher la détresse, relâchent la douleur, s'émeuvent d'un bonheur inaccessible.
Malgré tout, la pile de feuillets s'épaissit peu à peu.
*
Le soleil de juillet offre chaleur et lumière avec générosité. Le soir venu, son coucher est un enchantement ; son camaïeu file du jaune au rose, effleurant des nuances orangées, réduisant peu à peu la clarté pour glisser vers la nuit.
Sous les grands tilleuls, nous nous sommes assis, espérant la fraîcheur. Ta main chaude entoure la mienne. Un vent léger balance les ramures au-dessus de nos têtes. Des parfums nous parviennent, mêlant les effluves poivrés des feuillages, le vert séché des herbes brûlées par la chaleur, la présence entêtante de la poussière de terre. Les grillons expriment leur bonheur en chantant à l'unisson. Au loin, un tracteur termine, malgré l'heure tardive, ses activités saisonnières.
Tu sifflotes doucement et guettes les oiseaux qui traversent le ciel d'un bosquet de lauriers à un massif de lilas. À la radio, les informations s'égrènent.
Soudain, un frisson me parcourt. Mes doigts tressautent sous ta caresse. Une tension sournoise s'insinue dans mon corps tout entier et le contracte.
— Tu as vu cette huppe fasciée ? Elle est belle.
— Son plumage est de toute beauté, murmuré-je, tirée de mon égarement.
Je connais cet oiseau, mais, ce soir, je l'ai à peine aperçu.
Pourvu que ce jour ne s'arrête pas !
La luminosité diminue, l'horizon rougit. Mon regard se perd, mon esprit divague.
Étendue à nos côtés, la chienne, surprise par un bruit inhabituel, exprime son mécontentement d'un aboiement grave.
— Gaïa, tout va bien, prononces-tu d'un ton rassurant.
Je tends fébrilement la main vers sa tête. Son pelage est doux dans ma paume ; du bout du museau, elle la soulève et un coup de langue plein d'affection mouille ma peau.
Quelques minutes après, nous allons nous coucher.
Le malaise apparu plus tôt ne m'a pas quittée.
Avec discrétion, Gaïa s'approche, sensible à mon trouble. Mon désarroi est tel que sa sollicitude ne parvient pas à m'atteindre.
Allongée près de toi, je m'exhorte au sommeil. Les démons sont tapis dans l'ombre. Alors, je me retourne.
Je n'y pense plus.
L'engourdissement arrive. Je sombre peu à peu.
Une étreinte douloureuse vient déchirer mon estomac. Je retiens un gémissement. Recroquevillée sur le flanc, je cherche à endiguer le feu qui me ronge.
À bout de souffle, j'essaie de chasser la bête qui s'oppose à mon repos mais je n'ai pas assez de forces, je n'ai plus assez de forces.
Je me retourne encore et encore. Mais aucune position ne m'apporte l'apaisement. Mes membres tétanisent et je lutte.
Dans ma tête, je fredonne une mélodie dont j'ai oublié la plupart des paroles. Elle se transforme très vite en rengaine qui me tape sur les nerfs.
Des bruits imaginaires envahissent mes pensées.
Non, non !
Je retiens mes sanglots.
Quand parviendrai-je à m'endormir ?
Les chiffres rouges indiquent déjà une heure et demie.
Ces satanées angoisses cesseront-elles un jour ?
[1] Quand le soir glissa sur nous
A la sortie de l'école en ville
Nous nous prîmes par la main et je te dis
Je t'aime
Quand un enfant nous coupa ensuite la route
Avec un tambour de fer blanc, un sillage
Et puis ce son rebondit sur nous
je t'aime
Mon refuge
Mon refuge
Mon refuge
C'est toi
Chanson écrite par François Berheim en français (1976), traduite par Richard Cocciante pour la bande son du film "Tandem" de Patrice Leconte (1987)

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