Chapitre 4 - 1

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Etendue sur mon lit, les yeux ouverts, je tarde à me lever. Je repousse le moment de retrouver mes problèmes. La clarté filtre à travers les persiennes et m'appelle, elle fait écho à une pique intérieure qui m'aiguillonne.

Depuis un peu plus de deux jours, je vis dans cette chambre anonyme qui, sans être réellement froide, n'a rien d'accueillant. Ce cadre aux murs ternes ne m'apporte aucun soutien, de plus, son austérité alimente mon malaise.

Mon cerveau lutte contre l'angoisse du vide et de l'inconnu, il trépigne à la recherche d'images perdues, en quête de réponses. Il s'active à une vitesse impressionnante et, dans le même temps, glisse, évite des éléments peut-être primordiaux. Des sons, des gesticulations, des impressions fugitives fusent et s'évanouissent sans que je puisse les retenir, encore moins les déchiffrer. Comment gérer tout ce foisonnement désordonné ?

J'éprouve un besoin impérieux de me retrouver chez moi, même si je ne parviens pas à visualiser cet endroit qui, sans doute, m'attend. Un cocon douillet me réconforterait, m'aiderait.

Un jeune homme dépose mon petit déjeuner. Je lui tends mon bloc :

Quel jour sommes-nous ?

— Mardi 5 avril 1988. Hier, c'était le lundi de Pâques.

Mon café et ma tartine beurrée m'offrent des minutes agréables, j'apprécie le croustillant du pain, le sucré de l'arabica. Un profond soupir suit ma dernière bouchée. Je m'enferme dans la salle d'eau. Sous le néon, mes yeux examinent chaque parcelle de ma peau claire, mes doigts parcourent mon visage, écartent mes cheveux châtains, suivent mon nez droit et mes pommettes hautes. Rien d'original, tout à fait quelconque. Aucun indice n'émane de ma prospection. Alors, des deux mains, je projette de l'eau sur cette face banale.

Quel délice, cette fraîcheur sur mes joues, sur mon front !

Absorbée dans mes pensées, une évidence s'affirme : Je sais qui je suis puisque je sais que j'aime le bruit de l'eau qui coule en cascade, le vent qui ébouriffe mes cheveux, la chaleur du soleil sur ma peau et le parfum des fleurs. Malgré une satisfaction toute relative, j'ai hâte de connaître mon nom, de retrouver ma famille. J'ai bien conscience que ces ressentis ne suffisent pas pour retrouver ma vie, sûrement constituée d'éléments plus concrets, sans doute plus terre à terre. Pourquoi personne n'est venu me voir ? Un compagnon ? Mes parents ? Afin de chasser l'anxiété qui repart à l'assaut, je m'habille très vite, espérant une avancée prochaine.

Assise près de la vitre, j'observe les oiseaux affairés, leur ardeur, leur enthousiasme, j'envie leur insouciance et leur liberté. Ce dérivatif n'occulte pas mes tourments et je me remémore mon entretien avec le Docteur Chopin. Malgré la complexité de ma situation, cet homme a vraiment l'art de me rassurer et de tempérer mes inquiétudes, il saura m'aider, me donner les moyens d'avancer. Dès hier, grâce à lui, la télévision a occupé une partie de ma soirée. L'émission qui présentait une magnifique région française a favorablement influencé mes rêves. Cette nuit s'est avérée beaucoup plus apaisante que les deux précédentes. Ce repos sera, je l'espère, salutaire à une avancée.

Je m'apprête à reprendre la lecture de mon magazine lorsqu'on frappe à ma porte. Une infirmière entre, suivie d'une jeune femme :

— Bonjour, Madame, vous avez de la visite.

Surprise, curieuse, je me lève pour mieux faire face. La nouvelle venue arbore des cheveux mi-longs d'un roux lumineux, de discrètes taches orangées parcourent son nez et ses joues, ses iris verts pailletés restent rivés sur moi.

La tête penchée, je l'observe. Elle pose sur moi un regard, à la fois doux et inquiet et hésite à s'approcher :

— Bonjour Julie. J'ai eu tellement peur quand j'ai su que tu étais à l'hôpital. Qu'est-ce qui t'arrive ? questionne-t-elle, affichant un sourire timide.

Elle tarde un peu à s'avancer puis fait un pas et me serre dans ses bras. Cet élan affectueux me déconcerte, me fait frissonner. Ne reconnaissant pas son visage, je ne peux répondre à son geste. Mon bras se lève, inutile, mon menton frôle son épaule, un parfum de camomille émane de sa chevelure.

Je m'appelle Julie…

Elle desserre son étreinte, s'éloigne un peu.

— Cécile, je m'appelle Cécile, prononce-t-elle dans un murmure, une main posée sur sa poitrine.

Cécile…

Je répète son prénom pour le graver dans mon esprit.

Qui est Cécile ?...

Cette personne montre de la sollicitude à mon égard, elle doit m'être proche, elle semble même tenir à moi. Un émoi inattendu pointe au fond de ma poitrine, faisant vibrer une corde oubliée. Son attitude prouve qu'elle a connaissance de mon amnésie. Ni ma tête, ni mon cœur ne comprennent la situation, après quatre jours d'interrogations stériles et de solitude, ses manifestations me désarçonnent. Elle poursuit :

— Ne t'inquiète pas, je m'étais absentée pour le week-end mais, je vais m'occuper de toi maintenant.

Je récupère mon calepin et griffonne à la hâte.

Je suis désolée mais, qui êtes-vous pour moi ?

— Nous sommes amies depuis une dizaine d'années, on s'est connues au magasin où je travaillais. Tu viens souvent chez moi.

Sur ces mots, le docteur Chopin pénètre dans ma chambre.

— Bonjour mademoiselle Cervier.

Je ne peux retenir un sourire et lève la main pour le saluer.

— Ah, vous avez retrouvé le sourire aujourd'hui ! Madame a un effet bénéfique sur vous.

S'il savait que c'est à lui que je souris.

Donc, je m'appelle Julie Cervier. Bien, j'avance aujourd'hui !

— Comment avez-vous dormi cette nuit ? interroge-t-il d'une voix joyeuse.

Bien, grâce à… la télé.

— C'est une bonne chose.

Sur ces paroles, il se tourne vers Cécile.

— Bonjour, Madame. Votre visite est bienvenue, l'accueille-t-il.

— Merci de prendre soin d'elle, Docteur. Je n'ai pas tout compris tout à l'heure au téléphone, pouvez-vous m'en dire plus sur ce qui s'est passé et sur son état de santé ?

Le praticien lui expose les événements qui ont précédé mon arrivée à l'hôpital ainsi que ses premières constatations.

— Quand pourra-t-elle rentrer chez elle ?

L'homme marque un léger temps.

— Je pense qu'il n'est pas judicieux qu'elle retourne à son domicile si tôt. Elle a vraisemblablement subi un traumatisme qui la fragilise et quelques jours au moins lui seront nécessaires pour le surmonter.

Les sourcils froncés, j'écoute ces mots qui ne correspondent pas à mes attentes. De quoi parle-t-il ? Je balaie aussitôt la question.

J'ai envie de rentrer chez moi.

— Je comprends mais vous avez besoin d'assistance, et même de surveillance. Votre accident est trop récent pour que je vous laisse repartir seule dans l'immédiat, poursuit-il d'un ton professionnel.

— Elle pourrait peut-être venir chez moi, je m'occuperai d'elle ? intervient Cécile.

Il pose ses yeux sur elle de façon plus appuyée. Après quelques secondes :

— Allons en discuter dans mon bureau, propose-t-il d'un air soucieux. Mademoiselle Cervier, j'ai besoin de préciser quelques points importants avec votre amie pour voir s'il est envisageable qu'elle vous prenne en charge.

Il tourne les talons, entraînant Cécile dans son sillage.

Me voilà seule à nouveau.

Ses dernières paroles résonnent dans ma tête. Que connaît-il de ma situation ? De cette jeune femme ? Quelque chose semble l'inquiéter, mais quoi ? Et elle, qui est-elle, que sait-elle de moi ?

Debout, au milieu de la pièce, je ne sais de quel côté me tourner.

Si seulement je pouvais quitter cet hôpital…

Le bourdonnement incessant dans les pièces adjacentes parvient jusqu'à moi. Je contourne mon lit et reprends distraitement mon magazine.

Cette chambre, emplie de vie et d'espoir il y a quelques minutes, a retrouvé son ennui. Cette attente et ces questionnements supplémentaires s'ajoutent à mes tourments.

Je bois un verre d'eau puis m'assieds sur le fauteuil et feuillette sans les voir des pages recouvertes de photos et de textes. Le ballet des merles et des étourneaux tente de me distraire et je me laisse entraîner à la fascination de leur effervescence. Ma vision se brouille.

À travers le brouhaha ambiant, je guette le retour du médecin et de Cécile.

Pour occuper le temps, je fais quelques pas dans la chambre, entrouvre la porte puis la referme. Le front collé à la vitre froide, j'observe les abords du bâtiment. Les cimes des arbres balancent sous le vent. Le soleil s'est imposé.

Un passant traverse le parking lorsque le docteur Chopin écarte le battant. Sa bouche pincée me fait craindre sa réponse.

— Mademoiselle Cervier, il me semble préférable, par précaution, de vous garder encore en observation au moins vingt quatre heures. Ce matin, votre amie va rester avec vous et demain, nous ferons le point avant le déjeuner. Si votre état est satisfaisant, vous pourrez, si vous le souhaitez, vous installer chez elle.

Mes épaules retombent, mes mains laissent glisser mon carnet.

— Avant tout, il faut être sûr que tu ne prends pas de risque en sortant, tente de me rassurer Cécile.

Afin de surmonter ma déception, je dirige mon regard vers la fenêtre alors qu'elle poursuit :

— Nous allons discuter un moment toutes les deux. Et puis, je reviendrai demain et si tout va bien, je t'emmènerai avec moi. Tu es d'accord ?

Mes interrogations trouveront sans doute des réponses auprès de cette femme dont la bienveillance me semble faire écho à quelques souvenirs, elle détient sûrement toutes les clés de ma vie ou du moins une grande partie. Même si j'ai hâte de quitter cet endroit, je ne peux que me conformer aux préconisations du praticien.

C'est ainsi que quelques discussions, somme toute, banales et une journée plus tard, mon amie se présente, sourire aux lèvres.

Elle s'avance, me serre dans ses bras. Je tente de répondre à son affection, soulagée de quitter l'hôpital.

— Je vais bien m'occuper de toi, tu vas vite guérir.

Le docteur Chopin paraît satisfait, après un bilan médical et des consignes à Cécile, il conclut mon séjour.

— Je fais établir les documents de sortie. Au revoir, Mademoiselle. Un rendez-vous sera fixé par mon secrétariat. Vous ne pensiez pas vous débarrasser de moi comme ça ! affirme-t-il, rieur.

Merci beaucoup. Et le concert hier soir ?

— Très sympa ! Il a chanté sa nouvelle chanson "Il faudra leur dire" avec un groupe d'enfants autour de lui puis plusieurs, en espagnol et, évidemment, les anciennes.

L'encre de tes yeux, les murs de poussière, les chemins de traverse…

— Oui, elles sont très belles, leur texte est profond. Je vois qu'elles ont laissé une trace importante dans votre esprit.

Certaines paroles marquent plus que d'autres

— C'est vrai, certaines paroles marquent plus que d'autres, acquiesce-t-il d'un air quelque peu interpelé, semblant hésiter à relever, voire approfondir ma remarque. Reposez-vous et si vous avez besoin de quoi que ce soit, n'hésitez pas à m'appeler, le secrétariat notera mon numéro.

Sur ces mots, il se retourne et quitte la pièce.

— Veux-tu que je réunisse tes affaires ? me propose Cécile.

Ma main sur son bras lui indique que je préfère m'en charger.

Un petit tour dans la salle d'eau, je replie les vêtements posés dans le placard et me voilà prête.

— On y va ?

Cécile se dirige vers la porte. Je la suis avec un soupir d'aise, ravie de laisser derrière moi ces murs fades.

Le hall traversé, l'air chahuté par le vent nous surprend. D'étranges perceptions m'assaillent. Une rafale soudaine jette une ramure qui cingle mon bras. Les cheveux jetés devant mes yeux, des parfums fugitifs m'effleurent sans que je parvienne à les identifier, des couleurs imprécises dans des tons roses dessinent un quadrillage sur des murs et disparaissent à la hâte. Ces sensations étranges me déroutent.

— Je suis garée sur le parking, juste en face. Ça va ?

Ma main droite touche ma tempe, je marque un temps avant de lui répondre. Pourquoi ces impressions diffuses s'enfuient-elles si vite ? D'un signe, je la rassure.

Par la fenêtre de la voiture, j'observe les maisons et les jardins, l'environnement m'est familier. Je reprends contact avec une vie devenue étrangère. Les éléments d'un ensemble paradoxal se bousculent pour parvenir à reprendre leur place habituelle.

— Tu vas bien te reposer chez nous. Tu m'as toujours dit que notre maison te plaisait, qu'elle était confortable.

J'ébauche un sourire en guise de réponse ; mon bloc se trouve enfoui au fond de mon sac et, de toute façon, elle ne peut pas lire puisqu'elle conduit. On verra plus tard.

Un air tiède entre par la vitre ouverte, des senteurs diverses alternent entre la tendresse sucrée des fleurs, la rondeur brute de la terre, la présence amicale des aiguilles de pins et les gaz d'échappement. Les rayons chauds apportent une détente trop vite chassée par la brise insistante.

Cécile contourne la ville. Les collines se dressent aux alentours, peu d'arbustes les animent, de timides touffes d'herbe tentent de pousser avant l'été.

— Tu pourras profiter du jardin où tu aimes te détendre au soleil.

J'aime me détendre au soleil…

Elle vire sur la gauche et s'engage dans une avenue.

— Ce sera la première fois que tu dormiras chez nous. Tu rentrais toujours rapidement chez toi après nos discussions.

Pourquoi rapidement ?

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