Juin 2015 : J-3653

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 La fin de l'année scolaire s'était passée sans anicroche. On avait tous obtenu notre brevet des collèges, mais étant scolarisés dans un des meilleurs établissements de la ville, nos parents et nos enseignants n'en attendaient pas moins de nous. À la rentrée, la plupart se retrouverait au Mont Saint André, classé parmi les vingt lycées les plus renommés de la région. C'était la suite logique. On obtiendrait notre bac avec mention, quatre-vingts pour cent des élèves iraient en prépa, ou en école d'ingénieurs, quelques-uns se risqueraient à passer le concours de l'ENA, un enchaînement prévisible de bon sens. Puisque tout semblait déjà tout tracé, je ne m'étais pas trop pris la tête avec le brevet. Aussitôt passé, aussitôt en poche. Mention « très bien ». Facile. Mais après l'effort vient le réconfort paraît-il, c'est pourquoi Benjamin avait insisté pour que je l'accompagne au bal de fin d'année.

 Et voilà comment je me suis retrouvé un vendredi soir avec une hélice accrochée à la chemise, pantalon repassé et veste de smoking. J'aurais pu aisément citer le nombre de catastrophes naturelles que j'aurais voulu voir s'abattre sur Terre pour m'éviter une telle corvée. Deux mecs qui vont ensemble à un bal de collégiens, ce sont deux mecs pas assez populaires ou trop timides pour avoir eu le cran d'inviter une demoiselle. Dans mon cas, j'aurais plutôt misé sur l'option « physique ingrat ». Court sur pattes, la peau grasse et granuleuse d'acné, des lunettes de binoclard, et une masse de cheveux digne des Jackson Five. Ma mère passait son temps à me répéter que je ferais des ravages plus tard. Je doutais raisonnablement de l'objectivité de la femme qui m'avait légué la moitié de son matériel génétique.

 À dix-neuf heures, Benji et son père sont venus me chercher. Le bal ne commençait qu'à vingt heures mais être à l'heure, c'est le début du retard d'après eux. Nous sommes donc arrivés devant le collège en même temps que les camionnettes du traiteur qui venaient livrer le buffet. Passés les quelques conseils paternels sur la bonne méthode pour emballer une fille et les différentes méthodes de contraception à notre disposition, Benjamin et moi avons franchi la grille et traversé la cour, escortés par des plateaux de pâtés en croûte et de toasts au crabe. Le CPE s'était converti en vigile à l'entrée du gymnase. Il s'était fendu d'une cravate et d'un costume éprouvé par des années de mauvaise lessive, il nous a demandé nos noms — comme si en quatre ans de collège, il avait eu le loisir d'ignorer nos identités — pour finalement nous laisser pénétrer dans la salle de fête improvisée.

 Benjamin m'a aussitôt abandonné pour aller liquider le buffet des entrées. C'était bien là sa seule motivation légitime pour participer à une telle mascarade : la bouffe gratuite. Quelques profs étaient déjà présents, probablement les malchanceux qui avaient encore eu des cours à donner dans la journée. Ils s'attelaient à finaliser la décoration en accrochant ça et là des ballons de baudruche. Une table de mixage avait été installée sous un panier de basket, encadrée par deux grosses enceintes, et des stroboscopes diffusaient dans le gymnase des lumières bleues et rouges, valsantes et criardes. Sacrée soirée en perspective... Pendant que mon pote continuait de dévaliser les petits fours, je me suis esquivé par la porte du fond pour aller prendre l'air.

 Derrière le gymnase se trouvait le carré de jardin où le club botanique entretenait des plantes aromatiques. Je m'attendais à y être tranquille, pensant que Benjamin ne remarquerait ma disparition que quand sa glycémie crèverait le plafond, mais ce ne fut pas le cas. Assise sur un banc devant les plants de basilic, une jeune fille de mon âge était en train de lire un livre. Elle portait une robe blanche dans le style de Marilyn Monroe, décolletée et accrochée derrière la nuque. On sentait que ce genre de tenue un peu habillée ne devait pas être dans ses habitudes car elle passait son temps à tirer sur le bas des volants, comme pour rallonger la longueur de son habit. Et si elle avait fait un effort, sans doute pour ne pas faire tache au milieu des autres, sa volonté s'était arrêtée à la robe puisqu'elle arborait avec ceci une simple paire de Converse usées.

 Je la connaissais de vue, mais j'ignorais son nom. Elle avait des lunettes fichées sur le nez et ses cheveux châtains étaient ramassés en une queue de cheval haute. Même dans un collège d'élite, les intellos dans notre genre détonnaient dans le décor. Je me suis souvenu l'avoir aperçue plusieurs fois au CDI, toujours avec un bouquin ou une BD à la main. Plus grande que moi de quelques centimètres, elle avait à chaque fois un je-ne-sais-quoi de sérieux sur le visage, un air presque solennel qui m'avait systématiquement incité à me tenir à l'écart. Au premier abord, elle me semblait être une fille hautaine et suffisante. Mais ce soir, apprêtée en jeune demoiselle féminine bien que mal à l'aise dans son corps, elle laissait entrevoir une certaine forme de vulnérabilité.

 Elle a probablement dû m'entendre arriver car elle s'est décalée à une extrémité du banc pour me faire de la place par courtoisie, sans décrocher les yeux de sa lecture. Je me tenais encore immobile à plusieurs mètres, ne sachant pas trop comment me comporter. Je voulais être seul, pas coincé avec une presque inconnue qui, de toute évidence, était en quête de tranquilité elle aussi. Comme si elle avait perçu le cheminement de mes pensées, elle a finalement daigné me jeter un regard par-dessus son ouvrage.

 — Toi aussi, tu es là contre ton gré ?

 J'ai répondu du tac ou tac.

 — Je ne savais pas qu'on était légion. Tu crois que les profs séquestrent quelques élèves supplémentaires dans un des labos de chimie au cas où la fête manquerait de participants ?

 Elle a reporté son attention sur le livre en souriant.

 — Tu lis quoi ?

 La question m'avait l'air pertinente selon les convenances sociales pour éviter un silence embarrassant, non pas que j'éprouvais vraiment un intérêt à sa réponse. Toutes les filles de l'école étaient accros aux bêtises habituelles, genre Hunger Games et Divergente. Venant d'elle, je ne m'attendais pas forcément à quelque chose du même accabit car je l'imaginais trop intellectuelle pour ces lectures frivoles mais je n'espérais pas grand chose non plus. Elle a redressé le bouquin pour que je puisse déchiffrer la première de couverture.

 — Tu serais pas un peu fayotte toi, par hasard ? ai-je demandé.

 — Bah quoi ? J'adore Les Misérables !

 Non, on n'adore pas Les Misérables. On le lit parce qu'il faut le lire mais je refusais de croire qu'une personne bien-pensante puisse en adorer l'intrigue ou les personnages. J'avais raison sur cette fille. Prétentieuse et suffisante. Elle demeurait malgré tout une échappatoire viable comparé à l'enfer de Dante qui m'attendait si je retournais dans le gymnase. Je me suis approché et me suis installé sur le banc, à une distance que je jugeais socialement acceptable, c'est-à-dire pas à l'extrême opposé de mon interlocutrice mais suffisamment loin pour nous laisser une certaine zone de confort. Elle s'était replongée dans sa lecture, absorbée par les tracas sentimentaux d'une orpheline souffre-douleur. En été, le soleil se couche tard. Le ciel avait doucement commencé à prendre ses nuances rose-orangé du crépuscule mais il faisait encore bien assez jour pour y voir clair. Alors que j'étais sur le point de sortir mon portable, c'est elle, cette fois, qui a relancé la conversation.

 — Tu as eu quelle moyenne au brevet ?

  Ça m'a amusé. Elle ne m'a pas demandé si je l'avais eu, car la réponse était évidente. Tâchons d'y aller avec prudence dans le cas très improbable où elle m'aurait surpassé.

 — Et toi ?

 — 15/20.

 Ma bouche s'est tordue en un rictus de moquerie. Médiocre !

 — 18,5/20.

 Elle a hoché la tête sans me regarder. Elle n'avait pas l'air vexée ni même gênée, elle a juste accusé bonne réception de l'information. J'ai haussé un sourcil avant de comprendre. Bien sûr. Elle n'avait pas de quoi se vanter avec un petit 15/20, elle s'est simplement renseignée parce qu'elle voulait continuer de me parler et elle avait saisi le premier sujet qui lui venait à l'esprit. Okay, c'est mon tour.

 — Tu vas dans quel lycée à la rentrée ?

 — Mont Saint André.

 — En ayant à peine obtenu la mention « bien » au brevet... Tu as eu de la chance d'avoir été prise.

 — Tu es méchant.

 — Il n'y a que les simples d'esprit qui confondent méchanceté et honnêteté.

 Elle m'a décoché un regard incisif. En quelques secondes, je l'avais traitée d'idiote et d'incompétente. C'était le but, je voulais jauger sa réaction. Se faire détester a toujours été beaucoup plus facile que de se faire apprécier, et elle était tombée dans le panneau à pieds joints.

 — Je vois que tu sais tout mieux que tout le monde...

 — Oh, je fais ce que je peux mais il y a quand même des choses que j'ignore.

Ton nom, par exemple.

 — Que ça doit être horripilant pour toi de côtoyer de simples membres de la plèbe comme nous ! N'hésite pas à me le dire si jamais tu as envie d'en finir pour échapper à ce supplice, j'irai te chercher une corde.

 Tout en déclamant sa petite tirade, elle s'est levée et a épousseté sa robe blanche. La rouille du banc avait causé de vilaines traces cuivrées sur ses fesses, mais je me suis bien gardé de l'avertir. Bête comme elle était, elle aurait pu croire que je l'avais remarqué parce que je la reluquais, or ce n'était pas le cas et c'était bien plus amusant de la laisser passer la soirée dans cet état. Elle a rangé son bouquin dans une petite sacoche qu'elle a enfilée en bandoulière avant de se diriger vers la porte du gymnase. On n'a plus envie de jouer ? Elle n'a vraiment aucun sens de l'humour, cette godiche. La main sur la poignée, elle a quand même pris la peine de se retourner une dernière fois pour me lancer :

 — On se verra à la rentrée. Abruti.

 Et elle a disparu. Sa petite pique immature et peu créative m'a tout de même fait sourire. Elle ne m'a pas non plus demandé en retour où j'irai au lycée car la réponse était tout aussi logique.

 Je ne l'apprendrais que des années plus tard, mais ce soir-là, Léonore a fini la soirée en pleurs à cause de réels abrutis qui s'étaient amusés à l'humilier, la faute aux traces douteuses sur sa robe.

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