Septembre 2015 : J-3587
Cet été, j'ai fêté mes quinze ans. Disons que « fêté » est peut-être un terme un peu hyperbolique... Je me suis contentée de souffler sur une bougie plantée dans un gâteau industriel pendant que ma mère et ma grand-mère me prenaient en photo. Les anniversaires, ça n'a jamais été mon fort. Tout du moins, ça ne l'était plus depuis longtemps... J'avais hâte d'entrer au lycée. Ce n'était pas tellement la perspective de retrouver les têtes de cons que j'avais connus au collège qui me réjouissait, c'était surtout que toute occasion était une bonne occasion pour passer du temps hors de la maison. Loin de lui. Alors quand le jour de la rentrée est arrivé, je me suis levée avec une bonne heure d'avance, j'ai fourré un calepin et quelques stylos dans un sac de cours tout neuf et j'y suis allée. En septembre, il fait encore bien chaud sur la Côte d'Azur mais on ne peut pas se pointer avec n'importe quelle tenue dans un lycée catholique. J'avais choisi la sobriété, de toute façon, je ne connaissais que ça : un t-shirt blanc simple, un pantacourt et ma bonne vieille paire de Converse.
Le lycée ne se trouvait qu'à deux kilomètres de chez mes parents. Ma mère, cette grande angoissée de l'existence, m'avait fait faire le chemin à plusieurs reprises afin d'être sûre que je ne me perdrais pas. Elle m'avait aussi acheté un portable, un vieux bidule vaguement tactile avec lequel je pourrais la tenir au courant de ma progression tous les cinq-cents mètres. J'y avais téléchargé un peu de musique. Les écouteurs enfoncés dans les oreilles, il me servirait surtout à rythmer mes pas en fonction du tempo des derniers succès du groupe Imagine Dragons. Après avoir traversé une ultime intersection, j'ai enfin vu la petite bâtisse rectangulaire du lycée se profiler au bout de la route. Difficile de croire que cette ancienne propriété privée reconvertie à la fin des années quarante soit l'un des établissements les mieux cotés de la région... Mais bon, comme on dit, ne pas juger un livre à sa couverture. Plus que trois ans à tirer dans cette ville et ensuite, je me casse.
Je n'avais pas pensé à lui de tout l'été. Il n'avait été qu'une rencontre hasardeuse au détour d'un gymnase, un abruti prétentieux qui m'avait passablement irrité. Et pourtant, en arrivant sur le parvis déjà bien bondé, je l'ai tout de suite reconnu. Tignasse brune en bataille, les mêmes lunettes, toujours aussi petit. Il était en pleine conversation avec un autre garçon, sans doute un ami à lui, si tant est qu'un mec aussi imbuvable ait pu se faire un ami par je ne sais quelle sorcellerie. Je suis restée à l'écart et j'ai évalué le parterre de gens présents. Des nanas trop maquillées qui se feraient tirer les oreilles par la vie scolaire, des garçons plus ou moins pubères à la voix cassée car en pleine mue... Je ne me sentais définitivement pas à ma place dans cette fosse aux lions. Au bout d'un moment, j'ai remarqué une grande jeune fille exagérément blonde qui semblait aussi peu à l'aise que moi. Elle se tenait bien droite, son sac sur le dos, et contemplait la foule d'un air las. Réflexe d'animal blessé, je me suis aussitôt rapprochée d'elle. On sait se reconnaître, entre individus de la même espèce.
Ils ont fini par ouvrir le portail. Tous les ados présents se sont déversés dans la cour de récréation, devant le bâtiment principal. Le directeur avec lequel nous avions dû subir des entretiens individuels pendant la phase d'inscriptions se tenait sur le perron, une liasse de feuilles à la main. Un surveillant lui a apporté un micro sur pied, et sa voix a résonné brusquement tout autour de nous. Il s'est présenté, a souhaité la bienvenue à tous les nouveaux arrivants - c'est-à-dire nous, les secondes - et il a encouragé toutes les terminales qui passeraient le bac cette année. Il a rappelé quelques points essentiels du règlement puis il a commencé à faire l'appel. Nous étions dans un petit lycée, on ne comptait donc que trois classes de seconde d'une trentaine d'élèves chacune. À chaque nom prononcé, un jeune sortait de la foule pour grimper les marches du lycée et rejoindre le reste de sa classe, dans le hall.
À cet instant, je me suis surprise à penser au petit merdeux du bal de fin d'année. J'ignorais tout de lui mais je scrutais les garçons appelés, espérant l'apercevoir, espérant surtout que je ne serais pas dans la même classe que lui.
— Léonore Janinin.
Bon. J'ai serré les dents, pris mon courage à deux mains et j'ai tâché de me frayer un chemin dans la marée humaine en jouant des coudes. Évidemment, je m'étais postée tout au fond de la cour... Le temps que j'arrive au pied du perron, le directeur avait déjà appelé un nouveau candidat à l'abattoir.
— Milo Merlen.
Un garçon est sorti du premier rang et a commencé à monter les marches en même temps que moi. Un garçon plutôt petit, avec des lunettes et une épaisse tignasse brune. Merde... Il fallait que ça tombe sur moi ! J'ai fait en sorte d'éviter son regard. Peut-être qu'il m'avait oublié depuis le temps, ou bien qu'il ne m'avait pas reconnu. Et bien sûr, parce que le hasard a le sens de l'humour, il fallait qu'il soit juste après moi dans la liste d'appel. Ce qui signifiait qu'on risquait de se retrouver assis côte à côte dans tous les cours où le placement ne serait pas libre. Pourvu qu'il ne se souvienne pas de moi... Dans le hall, on a rejoint tous ceux qui avaient été nommés avant nous. J'ai tout fait pour ne pas me faire repérer, mais un mètre soixante-quinze de hauteur, c'est difficile à planquer. J'ai vu arriver la fille trop blonde qui avait eu l'air aussi perdu que moi dehors. À vu d'oeil, j'espérais que je pourrais au moins devenir amie avec elle. Quand la classe s'est retrouvée au complet, une femme à la petite quarantaine est venue nous chercher et nous a emmenés dans une salle de cours.
— Bonjour à tous ! a-t-elle clamé avec vigueur. Je suis madame Blanchard, je serai votre professeur principal et aussi votre professeur de sciences de la vie et de la terre. Ne prenez pas vos aises immédiatement, c'est moi qui ai établi le plan de classe et je ne tolèrerai aucune protestation ni échange au cours de l'année. Est-ce clair ?
J'avais vraiment hérité du karma d'un dictateur africain... Comme je l'avais craint, les trente élèves ont été répartis en trois coups de cuillère à pot en fonction de la liste d'appel. Comme je l'avais craint, j'ai atterri à la même paillasse que l'autre. Il s'est trainé jusqu'à la chaise haute à côté de la mienne en ronchonnant tout bas. Le garçon avec qui je l'avais vu discuter sur le parvis faisait aussi partie de notre classe. Il aurait sans doute préféré être assis avec son pote.
— J'espère que t'es pas trop nulle en sciences parce que si c'est moi qui dois me farcir seul tous les TP, ça va pas le faire.
Il m'a lancé ça sans même me regarder, trop occupé à écrire son nom sur le cahier de correspondance que la prof venait de nous distribuer. Son agacement m'a étonné. Maintenant, il ne ressemblait plus au type sûr de lui qui m'avait exaspéré, le soir du bal. On aurait simplement dit un gamin prostré qui boudait parce que sa maman l'avait privé d'un jouet. Je ne lui ai pas répondu. J'ai moi aussi rempli mon cahier de correspondance tout en l'observant du coin de l'oeil. Derrière son acné persistante, on pouvait deviner les ombres de petites taches de rousseur qui lui parsemaient le nez et les pommettes. Un menton impeccable, pas une trace de poils ni même de duvet. Ça viendra sans doute un jour... Et si j'avais dû parier, je l'aurais estimé myope, vu l'épaisseur de côté des carreaux de ses lunettes. Comme moi.
— Vous connaissez la tradition, chaque année c'est la même rengaine ! a lancé la prof de SVT. Je vais vous demander de sortir une feuille et d'inscrire vos noms, prénoms, âge, le nom de votre ancien établissement, le type de filière que vous envisagez de suivre l'année prochaine, le métier que vous souhaiteriez exercer plus tard ainsi que votre dernière moyenne générale en cours de sciences. Merci également de me préciser si vous souffrez de soucis de santé ou d'allergies cutanées.
— Tu ne veux pas connaitre ma marque de caleçon aussi, tant que tu y es ? a marmonné mon voisin de table.
Involontairement, ça m'a fait pouffer de rire. La prof a fait claquer une règle en bois sur son établi pour exiger le silence. Nous avons rempli nos bulletins d'informations personnelles dans un calme religieux. Quand on a eu fini, un élève de chaque paillasse s'est dévoué pour les apporter à madame Blanchard. J'ai jeté un coup d'oeil sur ma droite. Milo me tendait une main ouverte en désignant ma feuille du menton. Encore une fois, j'ai été surprise. Je l'avais connu imbu de lui-même, je l'avais connu bougon, je l'avais connu sarcastique, voilà qu'il était à présent... serviable ? Avec une pointe de crainte dans les yeux, comme si je m'attendais à voir débarquer les cavaliers de l'Apocalypse d'un instant à l'autre, je lui ai passé ma copie. Il s'en est emparé. Et il a commencé à la lire. J'ai mis un certain temps à réagir, incapable d'assimiler ce à quoi j'étais en train d'assister.
— Tu fais quoi au juste ? ai-je demandé, toute penaude.
— 12,5/20 de moyenne en SVT au collège... Pas étonnant que tu te sois plantée au brevet, t'es vraiment pas très futée. Ça promet.
Il s'est finalement levé pour aller apporter nos réponses à la prof. Je l'ai regardé traverser la salle avec nonchalance, espérant qu'une personne de petite taille serait tapie dans un coin pour lui faire un croche-patte. Respire. Tranquillement. Maitrise-toi. Même les Romains arrivaient à être cléments envers leurs condamnés à mort. Respire. Milo est revenu s'asseoir à notre table. Bien sûr, il a poussé le vice jusqu'à se pencher vers moi pour me glisser au passage :
— Et ça veut être écrivain, par-dessus le marché ? Vachement original. Bonjour le syndrome de J.K. Rowling.
Je n'ai gardé aucun souvenir du reste du cours. Je n'ai jamais su comment la pile de manuels scolaires avait atterri devant moi. Je n'ai pas su non plus à quelle date aurait lieu la photo de classe ni ce qu'on allait aborder au programme de SVT, cette année. J'avais consacré tout ce qu'il me restait d'attention et d'énergie à maudire silencieusement le sale merdeux du bureau d'à côté. En véritable élève modèle, il se soustrayait à mes rafales de tirs visuels en prenant bien en note chaque mot que prononçait madame Blanchard. Il aurait été capable de rédiger l'intégralité de la Constitution si ça avait pu lui éviter de soutenir mon regard afin de me faire enrager davantage. De temps en temps, il se fendait toutefois d'un léger rictus moqueur, déformant sa bouche en un sourire torve.
Oh, tu peux rire de moi, Milo Merlen. Je peux te garantir que tes ancêtres vont se retourner dans leur tombe face à la violence de ce que je vais te foutre sur la tronche. Si c'est la guerre que tu veux, tu l'auras !
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