Octobre 2015 : J-3545

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 Un mois passé dans ce bahut m'aura permis de dresser une liste d'observations élémentaires, à savoir :

 1) Le cours de SVT était le seul où nous devions respecter un plan de classe.

 2) Nous n'avions cours de SVT qu'une fois par semaine, pendant deux heures consécutives.

 3) L'existence de Léonore Janinin était un affront à l'espèce humaine et Charles Darwin lui-même aurait sans doute décrété qu'il aurait été judicieux de la laisser mourir.

 Dès que je l'avais aperçu, le jour de la rentrée, j'avais su que les hostilités seraient déclarées. Il n'avait pas fallu attendre plus d'une heure pour que ce soit effectivement le cas. Ce soir-là, dans ma chambre, alors que je ressassais les évènements de la journée, j'avais presque regretté d'être tombé si pitoyablement dans le stéréotype du mec en pleine crise d'ado qui ne peut pas piffrer sa voisine et binôme de TP. Le soir de notre rencontre, j'avais été imbuvable avec elle pour essayer de la cerner, pour savoir si elle était plutôt du genre à prendre la vie avec auto-dérision ou si elle était totalement dépourvue du sens de l'humour. Conclusion de cette petite expérience : Léonore semblait être la fille la plus susceptible que j'avais jamais rencontrée. Mais voilà, le jour de la rentrée, j'aurais sincèrement voulu repartir du bon pied. À croire qu'elle avait saisi le premier prétexte qui lui tombait sous la main pour me détester un peu plus... Puisqu'elle voulait jouer à ça, alors elle allait trouver en face d'elle un adversaire de sa trempe. Après tout, une fille qui me déteste, ça reste une fille qui s'intéresse un peu à moi.

 Non pas que j'aurais voulu lui plaire, loin de là ! Je ne pouvais même pas dire que je la trouvais belle. Celles et ceux aux exigences bien peu élevées qualifiaient ce genre de filles de mignonnes, ce qui en disait long. Un front trop large, des sourcils épais, un nez de garçon et une bouche de mérou. La seule chose remarquable chez Léonore, c'était peut-être ses yeux : l'un était bleu-vert, de la couleur des piscines mal entretenues, tandis que l'autre arborait des tons bleu-gris, de la couleur d'un ciel nuageux. Cette distinction subtile ne pouvait bien apparaitre que si on la regardait de près, ce qui hélas m'arriverait souvent au vu du nombre de fois en cours de SVT où je la surprendrais en train de me fusiller du regard. Au moins, grâce à nos chamailleries, j'avais réussi à être moins marginalisé qu'au collège. Nos autres camarades de classe avaient bien saisi que quelque chose ne tournait pas rond entre elle et moi et ceux que ça amusait avaient fini par choisir leur camp. Logique, quand deux puissances mondiales s'affrontent en dégainant les armes nucléaires, mieux vaut rallier le combat et défendre sa position pour éviter le gros des retombées.

 La première offensive avait effectivement été lancée dès le lendemain de la rentrée. Nous avions pris possession de nos casiers la veille. Les profs avaient mentionné sur la liste des fournitures scolaires de prévoir un cadenas à code, mais parce que ma mère s'y était prise trop tardivement dans l'achat du matériel, elle m'avait refourgué un vieux cadenas à clé, celui dont je m'étais déjà servi pendant mes quatre années de collège, en guise de roue de secours. En fin de journée, j'avais retrouvé mon cadenas détérioré, c'est-à-dire que quelqu'un dont je tairais le nom avait enfoncé dans la serrure des cure-dents recouverts de colle forte. Après avoir subi l'humiliation de devoir pleurnicher chez le CPE pour qu'on veuille bien m'ouvrir mon casier à la pince à tenaille, j'avais commencé à ourdire ma vengeance. Le prochain cours de SVT n'avait lieu que trois jours plus tard, trois jours de trop. Il me fallait une réponse musclée, punitive et immédiate.

 Le lendemain, le cours d'EPS m'avait fourni l'opportunité que j'attendais. Ce trimestre, nous avions commencé par la natation. J'avais remarqué que le vestiaire où se changeaient les filles ne se trouvait qu'à une ou deux portes du nôtre. Prétextant ne plus retrouver mon bonnet de bain pour être le dernier à sortir, je m'étais faufilé jusqu'au local des filles, également désert. Le sac de Léonore n'avait pas été difficile à trouver, il y avait une étiquette à l'intérieur avec ses initiales écrites au Bic dessus. Je m'étais alors emparé du flacon de shampoing avec lequel elle comptait probablement se laver les cheveux une fois le cours terminé, j'avais entièrement vidé son contenu et je l'avais remplacé par un mélange de miel, vinaigre, bétadine et parfum liquide. Quelle jubilation ça avait été au moment des douches, quand nous l'avions entendue hurler à travers toute la piscine municipale !

 À partir de là, ça a été l'escalade de la violence. Si j'ai bien appris quelque chose sur Léonore à ce moment là, c'est qu'elle était terriblement mauvaise perdante. Aucun stratagème n'était assez perfide ou cruel pour la satisfaire. Les fourmis dans le cartable, un classique. La chaise dévissée, un plan médiocre. Des piments glissés dans mon assiette au déjeuner ? Pff... Il lui fallait du spectaculaire, du machiavélique, du grand art ! C'est ainsi que nous avons terminé dans le bureau du proviseur, la veille des vacances de la Toussaint. Ça faisait une semaine déjà que ma main droite était devenue bleue. Oui, bleue, littéralement. La faute à une éprouvette de bleu de méthylène malencontreusement renversée sur notre paillasse en cours de SVT. J'avais tenté de dissoudre la tache au bicarbonate de soude, en vain. Les pigments s'étaient incrustés trop profondément sur mon épiderme. Madame Blanchard m'avait soutenu que ça finirait par partir à force de lavages répétés... Normalement.

 Aujourd'hui, le directeur nous toisait avec cet air bien particulier qu'ont les adultes furieux qui attendent tout de même d'entendre ta version des faits avant de t'engueuler.

 — J'écoute.

 Léonore et moi avons baissé les yeux en même temps.

 — Monsieur Merlen, soit vous m'expliquez séance tenante comment une grenouille du cours de dissection a terminé dans la bouche de votre camarade ici présente soit je vous fais tous les deux exclure de mon établissement jusqu'aux vacances de Noël.

 Je n'avais pas l'habitude d'être disputé ainsi. C'est vrai, c'était moi l'élève modèle d'ordinaire, l'intello qui ne se fait jamais remarquer, celui qui ne reçoit pas la moindre réprimande de la part d'un prof, pas même pour du bavardage. Tout du moins, je ne m'étais encore jamais fait prendre... Cette sensation d'avoir été démasqué et pris sur le vif ne me convenait pas du tout, et j'en voulais d'autant plus à Léonore de m'avoir attiré dans ce petit jeu immature.

 — Elle était en train de bailler.

 Ma réponse a eu l'air d'ahurir le directeur. Il s'est enfoncé plus profondément dans son siège et s'est râclé la gorge d'une drôle de manière, comme s'il se retenait de rire.

 — Et donc vous, quand vous surprenez l'une de vos camarades dans un instant de fatigue, vous tentez de lui enfoncer un batracien dans la gorge ?

 — De l'importance de la précision des faits, monsieur le directeur, me suis-je défendu. Mon intention n'était en aucun cas de l'asphyxier.

Elle ne mérite pas que je perde les dix prochaines années de ma vie en taule pour tentative de meurtre...

 — Bien, puisque vous y tenez, soyons extrêmement rigoureux dans les termes que nous utilisons. Vous ne tentiez pas d'étouffer votre camarade avec cette grenouille, soit. Quelle était donc votre intention finale, jeune homme ?

 Son ton suffisant m'a fait froncer les sourcils. Croyait-il vraiment que j'ignorais qu'il n'existait pas de bonne réponse à cette question ?

 — Tu as eu de la chance, m'a lancé Léonore lorsque nous avons quitté le bureau du directeur. Ça aurait pu être pire.

 Je ne lui ai pas répondu. Les vacances commençaient demain et j'allais entamer les miennes en heures de colle, à cause de cette gourde. Son petit jeu à la con m'amusait tant que j'avais le contrôle mais s'en était terminé maintenant.

 — Tu as été collée toi aussi, ai-je marmonné. Tu pensais vraiment t'en tirer alors que tu m'as à moitié repeint la gueule avec du bleu indélébile ?

 — J'ai écopé de moins d'heures de colle que toi. J'ai gagné.

 J'aurais presque cru entendre un nananère à la fin de sa phrase. Mais quelle plaie cette fille, sérieux... Cinq ans d'âge mental, grand maximum.

 — Génial, content pour toi. Maintenant, tu me lâches.

 J'avais déjà commencé à tourner les talons pour remonter le couloir. Les cours étaient terminés depuis longtemps, il ne restait dans les salles autour de nous que les profs consciencieux et les élèves coincés en étude jusqu'à dix-huit heures. Je m'attendais à ce qu'elle me suive, évidemment. Une seule sortie à ce couloir, un seul chemin à prendre. Mais je n'étais pas prêt à la voir se camper devant moi, les poings sur les hanches, l'air contrarié.

 — Et après, il paraît que c'est moi la mauvaise perdante, hein ?

 Voilà que réapparaissait la fille hautaine et suffisante qui traversait les allées du CDI en snobant son entourage.

 — Tu me lâches, je te dis ! Merde à la fin ! Pour toi c'est peut-être un jeu, toi qui te casses le cul à faire des études prestigieuses alors que ta seule ambition professionnelle est de vendre des romans à quatre sous, mais moi ce n'est pas mon cas ! Et ce genre de bévue dans mon dossier, ça peut faire la différence plus tard entre une embauche et une disqualification.

 C'était la première fois que je haussais le ton sur une fille. Je n'ai pas aimé cette sensation. Je n'ai pas non plus aimé voir son visage être brusquement recouvert par un voile de regret.

 — Je ne sais pas pourquoi tu as tenu à m'embarquer là-dedans, ai-je continué. Oui, je l'admets, je t'ai cassé les couilles une fois, une seule fois au collège et à nouveau le jour de la rentrée. Navré, vraiment. Le mot « taquinerie », tu connais ? Tu veux me détester pour le restant de ta vie à cause de quelques paroles en l'air ? Vas-y, fais toi plaisir. Je ne te connais même pas, tu n'es rien à mes yeux, ta haine et ton dégoût envers moi ne m'empêcheront pas de dormir. Mais ne viens pas chialer quand on ne veut plus participer à tes petites combines sordides. Tu me perçois peut-être comme un sale con mais ces quelques semaines à te côtoyer m'auront appris que tu es très douée, toi aussi, pour te faire haïr des autres.

 Je l'ai contournée et j'ai filé. Elle n'a pas essayé de se défendre ni de me rattraper. À ce moment-là, je l'ai détestée de toute mon âme. Et je me suis détesté moi-même pour être tombé dans le panneau.

 Je n'entendrais jamais la dernière réplique de Léonore, celle qu'elle aurait prononcée après mon départ. C'est elle qui me la répéterait bien des années plus tard, dans un tout autre contexte. Ce jour-là, il n'y a eu que les murs de l'enceinte du lycée pour être témoins de ses mots :

 — Il n'y a que ceux que l'on choisit toujours en dernier qui savent quel effet ça fait.

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