Octobre 2015 : J-3544 (Partie I)
Tu es très douée toi aussi pour te faire haïr des autres. Comment était-ce possible d'avoir été si bien percée à jour par un type que je connaissais à peine ? Il avait révélé une vérité dont je n'avais pas eu conscience plus tôt... Je ne voulais pas être aimée. Être aimé, cela revenait à conférer à une tierce personne le pouvoir de te détruire. J'avais retenu cette leçon de vie involontairement, au contact de ma mère et de sa souffrance. Je n'avais déjà été que trop éprouvée moi aussi et ce n'était pas près de s'arrêter. Encore trois ans à tirer... m'étais-je dit le jour de la rentrée. À l'école, je parvenais bien sûr à tisser des liens d'amitié avec une ou deux filles. Je me fondais dans le décor, pour que les journées soient supportables, pour que cet ersatz de vie sociale me distraye temporairement de mes tourments. Mais je finissais invariablement par me retrouver seule, le jour où ces amitiés factices bâties à la va-vite se dénouaient d'elles-mêmes. Je ne mettais jamais rien en oeuvre pour les conserver, d'une certaine façon ça m'était égal. Je finirais toujours par me retrouver seule dans le noir parce qu'au plus profond de moi, je ne désirais pas être aimée.
Je ne te connais même pas, tu n'es rien à mes yeux. Mais alors, pourquoi ces mots m'avaient fait autant de mal quand il les avait prononcé ? Milo... Je lui en avais fait baver durant les quelques semaines qui venaient de s'écouler, et il me l'avait bien rendu. Il avait fini par m'avouer que les méchancetés dont il m'avait gratifié s'apparentaient à de la taquinerie pour lui. Non ! C'était trop facile. On ne pouvait pas être sciemment infecte avec quelqu'un sans s'attendre à ce que cette personne le prenne mal, et s'il avait vraiment pensé que je le prendrais sur le ton de la blague, il était soit dangereusement stupide soit il ne s'entendait pas parler. Je ne te connais même pas, tu n'es rien à mes yeux. Quelque chose s'était pincé dans mon coeur quand il m'avait lâché ça, et ce soir, alors que j'étais censée dormir depuis longtemps, je n'arrivais pas à me sortir ces mots de la tête. Il n'était rien à mes yeux, lui non plus. Ni un ami, ni un mec pour qui j'aurais pu éventuellement avoir un coup de coeur, c'était juste un sale morveux prétentieux avec un sens de l'humour à couper au couteau. Alors pourquoi avait-il réussi à m'atteindre ?
Les souvenirs de notre première rencontre m'étaient remontés à la gorge. Je n'avais eu aucune intention de me rendre au bal du collège ce soir-là, mais à choisir entre la peste et choléra, j'avais préféré saisir toute opportunité qui se présentait pour fuir la maison et pour le fuir lui, même si ça ne durait que quelques heures. J'avais enfilé une robe à la va-vite, attrapé le premier bouquin qui m'était tombé sous la main et j'étais partie. Objectif : rester dans mon coin. Je n'avais pas eu l'intention de me mélanger à tous ces imbéciles qui avaient déjà passé les derniers mois et même les dernières années à me harceler. Et au final, c'était Milo qui était venu à moi. De toutes les rencontres que j'aurais pu faire ce soir-là, il était probablement la moins accueillante et la moins chaleureuse qui soit. Mais le destin, le hasard ou que sais-je avait voulu que ce soit lui qui me trouve. On s'était sans doute mal compris dès le départ. Aujourd'hui, j'aurais voulu revenir dans le passé et réécrire notre conversation pour nous épargner par la suite des semaines entières de chamailleries. Dès le départ, les choses avaient merdé entre nous. Il faut croire que ça devait se passer ainsi et pas autrement...
Quand je me suis saisis de mon portable, les caractères numériques qui s'étalaient en blanc sur noir à l'écran indiquaient 06:28. La colle que j'avais reçu commençait dans une heure et demie. Les cernes qui s'étalaient sous mes yeux endormis étaient si épaisses qu'on aurait pu croire que je les avais dessinées au feutre. J'avais passé la nuit à tourner et me retourner dans le lit, ressassant à l'excès toutes ces conversations métastasées en moi. Les trois heures de retenue qui m'attendaient au lycée me permettaient de dresser une liste de constats simples :
1) Il n'y avait qu'un psychopathe en puissance capable d'infliger des heures de colle à ses élèves un samedi matin, le premier jour des vacances.
2) Notre corvée allait sans doute consister à ratisser les feuilles mortes dans la cour, ce qui s'apparentait à une tâche proche du rocher de Sisyphe puisque l'automne approchant, le vent passait son temps à arracher les feuilles des trois grands chênes qui se dressaient autour du lycée.
3) J'allais me retrouver coincée pendant cent-quatre-vingt minutes avec Milo Merlen et cette perspective me donnait de l'urticaire.
Je n'avais aucune envie de revoir Milo si tôt après notre clash. Comment étais-je supposée me comporter avec lui dorénavant ? Fallait-il que je m'excuse ? Que je pique une colère ? Que je l'ignore ? J'étais toujours en pleine analyse stratégique de la meilleure attitude à adopter quand j'ai passé le portail du lycée. Un surveillant nous attendait au milieu de la cour avec plusieurs rateaux. Étonnant, je l'avais senti venir... Nous étions six élèves en retenue ce jour-là mais je ne reconnaissais aucun des autres collés. Milo a fini par arriver à son tour. Il ne m'a pas adressé seul un regard, il n'a même pas salué le surveillant, se contentant de lui montrer son cahier de correspondance avec le bulletin de retenue duement signé. Comme si sa venue avait lancé le début des travaux forcés, les outils de jardin ont été distribués... À tous, sauf à deux d'entre nous.
— Vous, a lancé le surveillant et nous désignant du regard, Milo et moi. Suivez-moi.
Milo n'a pas bougonné ou protesté, il a simplement obéi, toujours en faisant complètement fi de ma personne. Je me suis sentie triste face à cette absence totale de considération. J'avais le pressentiment qu'à cause de nos bêtises, ses parents avaient dû copieusement l'engueuler. Pour la première fois, cette main repeinte au bleu de méthylène dont j'étais si fière a laissé en moi une trace de culpabilité. C'était comme si, désormais, il n'avait plus envie de jouer. En résumé, c'était exactement ce qu'il m'avait fait comprendre hier, avec ses mots bien à lui, mais j'avais sincèrement du mal à l'accepter. Au-delà du fait qu'on ne s'amuserait plus à faire enrager l'autre, cette trève forcée dans notre petite guerre à la con marquait aussi la fin de ce qui m'avait donné de l'intérêt à ses yeux. Comme si on ne s'était jamais croisé le soir du bal du collège, comme s'il ne m'avait pas remarqué.
La mort dans l'âme, j'ai suivi le mouvement. Le surveillant nous a fait traverser les couloirs vides de l'établissement jusqu'à la classe de madame Blanchard.
— Votre enseignante a insisté, nous a-t-on expliqué. Puisque vous semblez tous deux nourrir une passion dévorante pour son matériel pédagogique, vous tâcherez de nettoyer au vinaigre l'ensemble de la verrerie du labo. Et s'il vous reste du temps, vous ferez un inventaire des stocks, à remettre après les vacances à votre prof.
On nous a fourni chiffons, gants et vinaigre ménager et le surveillant nous a laissé à notre besogne. Milo a commencé par ouvrir le placard des contenants en verre et je me suis contentée d'appliquer à l'aveugle son plan d'attaque. Nous avons sorti toute la verrerie pour la disposer sur l'établi de madame Blanchard. Toujours dans un silence religieux, il a été décrété que nous nous répartirions le taff : je passais le vinaigre sur les éprouvettes et les becs Bunsen, Milo les réceptionnait, les essuyait et les rangeait dans le placard. À la première vaporisation de vinaigre sur une boîte de Pétri, l'odeur amère du produit m'est remontée dans la gorge et m'a fait tousser. J'essayais de respirer le moins possible dans la limite du faisable tandis que nous poursuivions notre corvée. Mon binôme de colle ne me regardait toujours pas. Quand l'inadvertance et le manque d'oxygénation cérébrale m'ont fait lâcher une éprouvette qui s'est brisée net sur le sol carrelé de la salle, Milo ne s'est pas mis en colère. Dans ma tête résonnait le son de sa voix qui m'avait jadis traité de fille pas très fûtée. Jusqu'à quel point avait-il été capable de me cerner ? Il m'a aidé à ramasser les tessons de verre et nous avons dissimulé la preuve de mon crime tout au fond de la poubelle.
Au bout d'une demi-heure, j'ai senti une perturbation dans la Force. Après une énième quinte de toux, Milo m'a lancé un regard. J'aurais été bien incapable de dire ce que j'avais cru percevoir dans cette oeillade. De la compassion ? De l'exaspération ? Quoi qu'il en soit, il nous restait encore un peu plus de la moitié de la verrerie à nettoyer et il m'a lancé :
— On échange.
Je l'ai regardé à mon tour, il a haussé les épaules. Il a pris en charge le volet stérilisation des ustensiles tandis que je passais le chiffon après lui. Ça n'avait pas été grand chose, presque rien en fait, mais cette petite lueur d'entraide m'avait fait plaisir. Au bout d'une heure, nous avons enfin pu abandonner cette putain de bouteille de vinaigre que je classerais dans le top trois des ennemis les plus insurmontables de ma vie pour commencer l'inventaire.
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