Octobre 2015 : J-3544 (Partie II)
Comme le surveillant n'était pas revenu et que nous n'avions pas vraiment de consigne claire, nous avons ouvert en grand les trois armoires qui trônaient au fond de la salle, là où madame Blanchard rangeait son matériel pédagogique, et nous nous sommes attelés à compter chaque bouquin, chaque maquette en plastique et chaque taille-crayon.
— Microscopes ?
— Dix.
— Pipettes ?
— Sept, plus deux sachets neufs de vingt pipettes chacun.
— Chibres en plastique ?
Je me suis retournée aussi sec, le rose aux joues. Milo s'était insallé en tailleur sur une paillasse et prenait en note mes résultats pour les additionner avec les siens. Il me toisait, sourcil haussé, avec un sourire satisfait aux lèvres.
— Aucun ! ai-je répondu. Sauf le tien, peut-être...
— Qu'est-ce que t'en sais, qu'il est en plastique ? Tu veux vérifier ?
Je n'avais pas l'habitude des blagues salasses, ça me mettait mal à l'aise, mais ces quelques heures de colle avaient eu le mérite de décongeler un peu mes échanges verbaux avec Milo. Un mal pour un bien, comme le disait l'adage. En y réflechissant, j'ai réalisé que c'était peut-être l'une des premières fois où nous arrivions à nous parler normalement, sans avoir mutuellement envie de nous prendre la tête. Instinctivement, j'ai tenté de déterminer combien de premières fois j'avais déjà partagées, volontairement ou non, avec ce garçon. Premier diplôme obtenu, premier bal, première colle, première fois que je mangeais une grenouille... Ma mère passait son temps à me répéter que les années passeraient trop vite. Qu'en un rien de temps, je me retrouverais à la fac, puis mariée, puis en cloque, pas nécessairement dans cet ordre. Et qu'il fallait que je me forge de beaux souvenirs de ma jeunesse. Depuis que j'étais arrivée au lycée, ma mémoire commençait doucement à s'emplir de ces temps forts partagés avec le petit con du bureau d'à côté. La moitié de ces moments vécus ensemble étaient négatifs, mais la journée que nous avions passé aujourd'hui serait à classer dans les bons souvenirs, et ça, ça me mettait du baume au coeur.
La verrerie était propre, l'inventaire était fait et on se faisait chier. On nous avait confisqué nos téléphones lorsque nous étions arrivés ce matin. L'horloge accrochée au-dessus de la porte m'indiquait qu'il me restait encore vingt bonnes minutes à tuer avant la fin de ma retenue. Milo, lui, avait pris une heure de plus que moi. L'un comme l'autre, nous n'avions certainement pas envie d'aller chercher le surveillant pour lui signifier que nous avions terminé nos missions. Il aurait été capable de me trouver un dernier travail à faire et mon binôme se serait retrouvé assigner à la corvée de ratissage de la cour plus tôt que prévu. Au lieu de ça, nous restions bien sagement tapis dans le labo de SVT, attendant notre heure, mais on se faisait chier. Milo avait trouvé une vieille revue scientifique oubliée au fond d'un des placards et la feuilletait distraitement. Moi, je m'étais installée à une table, les bras repliés sur mon visage plaqué contre le froid de la paillasse, et je tentais de rattraper les heures de sommeil qu'il me manquait, bercée par le son du papier glacé que l'on froissait en tournant les pages.
— Tu avais les yeux bouffis ce matin.
Sa remarque m'avait saisi par surprise. J'ai redressé la tête. Milo me dévisageait depuis son bureau. Il avait le chic pour lancer ce genre de regard qu'on balance à plusieurs mètres de distance, comme un hameçon de pêche qu'on envoie au loin dans l'espoir que ça morde.
— Je n'avais pas les yeux bouffis, ai-je rétorqué. J'avais juste de grosses cernes, j'étais fatiguée.
Il s'est contenté de hôcher la tête sans insister. Visiblement, il avait fait plus attention à moi que je ne l'avais cru... Il s'en est retourné à sa lecture, mais je n'avais pas envie que la conversation s'arrête aussi abruptement. Pour une fois, je voulais faire les choses bien.
— Tu avais raison hier. Pour tout ce que tu as dit. J'ai du mal à admettre que certains de tes commentaires ne soient que des taquineries et pas de la pure méchanceté mais je n'aurais pas dû réagir aussi connement et nous embarquer dans une guerre des tranchées. Je suis désolée que ça nous ait valu ces heures de retenue, aujourd'hui.
Il n'a rien répondu, se contentant de rester le nez plongé dans son magazine. Je me suis rallongée sur la table sans demander mon reste, conscience que cette dernière réplique me vaudrait à nouveau quelques heures de nuit blanche, à regretter de ne pas pouvoir reformuler mes mots. Qu'est-ce qui tourne pas rond chez moi, bon sang ? À chaque fois que j'essaie de faire les choses bien, je me plante... Et là, il y a eu un bruit de chaise qui grince par terre. J'ai écarquillé les yeux entre mes bras mais je suis restée figée sur place, comme si j'étais un animal pris dans les phares d'une voiture. Des pas se sont rapprochés de moi et on a tiré une nouvelle chaise, cette fois-ci en face de ma paillasse. Du bout du doigt, il m'a tapoté deux fois sur l'épaule. Je suis restée prostrée mais j'ai tout de même fait pivoter mon visage pour pouvoir le regarder. Il se tenait les coudes appuyés sur le rebord de mon bureau, l'air de rien, à me fixer comme un chat fixerait avec supériorité la boule d'aluminium avec laquelle il aura décidé de ne pas jouer.
— Je n'avais pas raison sur tout.
J'ai haussé un sourcil.
— J'avais tort quand je t'ai dit que ta seule ambition serait d'être l'auteure de roman à quatre sous. Bon, je ne sais pas si tu deviendras millionnaire hein, faut pas déconner. Mais tu es la meilleure élève de la classe en français. Tu écris bien.
Plusieurs synapses dans mon cerveau ont pété en même temps. Je n'arrivais même plus à cligner des yeux, de peur que cette vision hallucinatoire ne se dissipe. Venait-il vraiment... de me faire un compliment ?
— Et j'avais tort aussi quand je t'ai dit que ton dégoût envers moi ne m'empêcherait pas de dormir. Je suis pas doué pour me faire des potes, je le suis encore moins pour faire bonne impression auprès de gens que je viens de rencontrer. Ça m'amusait de te taquiner avec mes remarques parce que je voyais combien ça te faisait enrager. C'était une façon comme une autre d'établir la communication avec toi. Je pensais pas que ça me vaudrait de m'attirer les foudres d'une professionnelle de l'embrouille.
En disant ces mots, il s'est gratté machinalement sa main recouverte de bleu. C'était à ce moment-là que je les ai remarquées. Les cernes qui noircissaient son visage, à lui aussi. À en juger par les sillons qu'elles avaient creusé sous ses yeux, je n'avais pas été la seule à manquer de sommeil, la nuit dernière. Soudain, la méchanceté des mots qu'il m'avait balancé hier a été supplantée dans ma mémoire par la gentillesse des propos qu'il était en train de me tenir. Il a haussé les épaules, gêné, comme s'il attendait que je dise quelque chose en retour. J'ai constaté qu'une certaine rougeur était en train de manger une à une les taches de rousseur qu'il portait sous ses lunettes. Un tel excès de sérieux ne devait pas être dans ses habitudes, alors j'ai choisi de dédramatiser la conversation en rebondissant sur un ton léger.
— C'était un peu excessif de couper mon shampoing au vinaigre et à la bétadine. Ça méritait une vengeance digne de ce nom.
Il a rigolé.
— Parce sceller le cadenas de mon casier au cure-dent et à la colle, c'était pas exagéré peut-être ? D'ailleurs tu me dois 7,99€ pour le cadenas qu'il a fallu que je rachète à cause de tes conneries.
— Et toi, tu me dois le prix du triple bain de bouche qu'il m'a fallu en guise de traitement prophylactique. J'aurais pu développer des verrues buccales à cause de la grenouille que tu m'as collé dans la bouche.
Cette fois-ci, nous avons ri ensemble. L'horloge murale indiquait onze heures. Mes trois heures de retenue touchaient à leur fin et le surveillant n'allait probablement pas tarder à venir me chercher pour me libérer et emmener Milo sur une autre mission. C'était comme la fin d'un rêve, comme une bulle de savon qui éclate, comme une éprouvette qui se brise sur le sol. Nous en avions tous les deux conscience. Les vacances allaient passer et ce semblant de complicité que nous nous étions découvert aujourd'hui ne serait déjà plus que souvenir après la Toussaint. Nous l'avons compris en même temps, mais nous n'avons pas pris la peine de le formuler oralement. Ce dernier regard que nous avons échangé traduisait bien le fond de notre pensée. Nous ne saurions être des amis. Mais à l'avenir, nous nous contenterions de nous détester réciproquement avec un peu moins de virulence.
Annotations