Novembre 2015 : J-3520 (Partie I)
En étant scolarisé dans un lycée aussi réputé que le Mont Saint André, il fallait forcément s'attendre à une masse de travail qui différerait légèrement du programme scolaire standard. Ainsi, on encaissait cinq heures de maths, cinq heures de français, quatre heures d'histoire-géo, quatre heures d'anglais, trois heures de LV2, trois heures dédiées à nos matières en option - pour ma part, j'avais opté pour latin et initiation à la philo - et plus encore... Un sacré volume horaire à compresser dans nos emplois du temps, à raison de sept heures par jour, cinq fois par semaine. Beaucoup d'élèves n'en auraient pas eu la trempe et auraient lâché prise dès la fin du premier trimestre si l'admission dans cet établissement n'était pas aussi stricte. Nous, les chanceux admis, nous ne faisions pas partie du commun des adolescents. Nous étions capables de surmonter cinq heures d'arbre pondéré et de fonctions affines pour enchaîner avec cinq heures de dissertation et commentaire composé sur les auteurs surréalistes, et le tout sans broncher. Au collège, les bécasses que j'avais connues tombaient toutes en pamoison pour Hunger Games. Ici, on jouait à Hunger Games IRL, version baccalauréat.
La seule discipline soi-disant optionnelle mais qui ne l'était plus sur décision arbitraire du directeur était la littérature anglaise. Comme son nom l'indiquait, on lisait des bouquins de littérature anglophones devenus cultes, on en dissertait, on nous dispensait des leçons d'histoire sur le moindre pays anglo-saxon, in English of course. En additionnant nos habituelles leçons d'anglais à cette matière en supplément, on comptabilisait sept heures d'anglais par semaine. Du haut de nos jeunes âges, nous étions déjà presque tous bilingues. Non pas que je m'en plaignais. D'ordinaire j'aurais adoré la littérature d'ailleurs, de Mary Shelley à Edgar Allan Poe en passant par l'indémodable Shakespeare et l'illisible Charlotte Brontë, mais cette année, madame Lindon-Stocker avait décidé de s'écarter de sa ligne de conduite habituelle pour aborder les notions au programme un peu différemment. Un lundi matin, on s'est tous retrouvé assis devant une liste de films sur les cow-boys ou le Far West posée sur nos bureaux. J'avais senti l'embrouille arriver à plein tube...
— Dans le cadre de notre analyse sur la doctrine de la Manifest Destiny, j'ai décidé de mettre un petit grain de fantasy dans nos études de cas, avait lancé la prof avec un rien trop d'enthousiasme dans la voix. Vous trouverez sur les listes devant vous d'illustres oeuvres cinématographiques qui traitent toutes de la conquête de l'ouest sauvage, closely linked to the Manifest Destiny's way of thinking. Vous formerez des groupes de trois et chaque équipe travaillera sur un film. Un compte-rendu sera à me rendre d'ici le prochain cours et il sera noté, of course. Good luck !
Il était une fois dans l'Ouest, Django Unchained, l'épisode pilote de Docteur Quinn femme médecin, Danse avec les loups... Dix films pour trente élèves. Les groupes se formaient à une vitesse folle et chacun se pressait déjà autour du bureau de la prof pour lui annoncer quelle oeuvre serait privatisée. J'avais chopé Benji par l'épaule. Il m'a lancé un regard plein de mots qui n'avaient pas besoin d'être prononcés. T'inquiètes, mec, bien sûr qu'on bossera ensemble. Il ne nous manquait plus qu'un troisième blaireau. Mon pote de longue date m'a désigné du menton une âme en peine à l'autre bout de la salle. En suivant son regard, j'avais réalisé qu'il s'agissait de Léonore. Elle s'était recroquevillée sur sa chaise, les yeux braqués sur la feuille comme si elle lui notifiait son arrêt de mort. Peu de temps après la rentrée, elle avait sympathisé avec la grande blonde suédoise dont je ne me risquerais pas à prononcer le nom. Chaque devoir à rendre en binôme, Léonore le faisait avec elle, hormis en SVT bien sûr. Mais en ce lundi matin, la suédoise était absente, tout comme deux autres mecs de la classe. Ils formeraient à coup sûr une équipe improvisée et se prendraient le dernier film encore en lice. Du coup, Léonore se retrouvait seule.
— T'es sûr de ton coup ? avais-je demandé à Benji.
— Bah quoi ? Je croyais que la guerre froide entre vous était terminée ?
Il avait dit vrai. Depuis les trois heures de colle que nous avions partagé ensemble pendant les vacances de la Toussaint, Léonore et moi tâchions de garder un semblant de self-contrôle. La culpabilité m'avait rongé assez fort pour que je lui fiche la paix, et le même sursaut de conscience semblait l'avoir atteinte puisqu'elle ne s'était pas vengée pour la grenouille. En cours de SVT, on communiquait le plus respectueusement possible pour faire nos TP, mais en dehors de ça, je m'appliquais à l'ignorer cordialement. Ce n'était qu'une fille de plus dans la classe, une camarade et une binôme occasionnelle, rien d'autre.
Le temps que je réalise, Benjamin s'était déjà approché d'elle et avait entamé le dialogue. Elle l'avait écouté poliment jusqu'à ce qu'il prononce mon nom. Léonore m'avait alors décoché un regard interrogateur, presque inquiet, comme si elle avait peur que je lui fasse la charité. Comme si elle attendait mon approbation. J'avais haussé les épaules en soupirant. Elle était seule, nous étions deux, et il fallait former des groupes de trois. Rien de bien sorcier là-dedans... Je m'étais alors rendu au bureau de la prof pour lui signifier notre entente.
Aujourd'hui, nous étions le 11 novembre. Pas d'école, pas de réveil aux aurores, juste des commémorations et des petits drapeaux tricolores qui flottaient partout à la télé. Je m'apprêtais pourtant à subire une invasion ennemie au sein de ma propre maison. Léonore et Benji débarquaient dans une heure pour qu'on regarde le fichu western du cours de littérature anglaise... Nous avions écopé de The Ox-Bow Incident. Normal, tous les trucs potables avaient déjà été choisis par les autres. Le temps qu'on forme notre trio, il ne restait plus que les nanars et les films dont personne n'avait entendu parler. Pour couronner le tout, la météo annonçait que toute la Côte d'Azur était placée en vigilance orange inondations. Rien de mieux que de se mater un vieux film des années quarante en noir et blanc quand l'Apocalypse gronde, dehors. Heureusement, j'avais encore une heure de tranquillité devant moi. Mais ça, c'était sans compter sur la manie d'une certaine personne d'arriver toujours en avance...
J'étais dans ma chambre, en train de rechercher le film sur d'obscurs sites de streaming remplis de pop-up pornos qui te sautent à la gorge au moindre clic quand ça a sonné à la porte d'entrée. J'ai écarquillé les yeux. Tu fais chier, Benji, sérieux ! Loin d'être prêt, j'ai sauté dans un jogging, j'ai balancé les cadavres de plusieurs paires de chaussures abandonnées sous mon lit et j'ai couru au bas des escaliers, maudissant mon pote et sa phobie viscérale d'être en retard. En ouvrant la porte d'entrée, j'aurais pu lister le nombre de choses que je m'attendais à trouver. Tout mais pas ça.
— Salut.
On aurait pu me tabasser avec une batte de baseball cloutée que je n'aurais rien senti. Léonore. Léonore, trempée, ramassée sous un parapluie. Léonore. Et sa mère.
— Bonjour, jeune homme ! m'a lancé une femme à la petite cinquantaine à travers la vitre ouverte d'une Toyota, stationnée devant la maison. Merci d'accueillir ma fille chez toi pour ce devoir d'anglais, c'était trop petit chez nous.
Ce n'était pas comme si on m'avait pratiquement mis le couteau sous la gorge... Au début, on avait bien pensé se réunir à la médiathèque, mais notre seul moment de libre dans la semaine tombait en ce 11 novembre. Férié. Donc pas de médiathèque. Benjamin avait alors lâché que j'habitais une grande propriété sur les hauteurs de la ville et qu'il y avait largement assez de place pour qu'on se rejoigne chez moi. Il avait balancé ça à Léonore le plus naturellement du monde et moi j'avais rêvé de lui balancer une bombe nucléaire au visage.
— C'est normal, madame.
— Pas de madame avec moi, je t'en prie ! Je m'appelle Florence.
À cause de la force de la pluie, j'ai eu du mal à saisir et je n'aurais su dire si cette femme se nommait Florence ou Lorence. C'était en tout point une version plus âgée de Léonore. Des cheveux jadis châtains devenus grisonnants à la racine, ramassés en une queue de cheval haute. Les mêmes yeux bleu-vert-gris. Une paire de lunettes vissée sur le nez.
— Rentrez vite vous mettre au chaud, les jeunes. Vous allez finir par attraper la mort avec ce temps ! Travaille bien, mon chaton ! Et n'oublie pas, je viens te récupérer à dix-huit heures.
La femme a envoyé un baiser depuis la place conducteur avant de remonter sa fenêtre pour partir. J'ai très clairement vu Léonore se raidir en entendant sa mère l'affubler d'un tel sobriquet.
— Chaton ? me suis-je moqué en haussant un sourcil, sourire aux lèvres.
— Si tu répètes ça à qui que ce soit au bahut, je te préviens, je te fais bouffer tes lacets, a bougonné ma camarade.
— T'inquiètes, j'ai vu de quoi tu étais capable.
En disant ça, j'ai levé ma main toujours peinturlurée. Le bleu commençait à pâlir mais était encore bien présent. Ça l'a fait rougir.
— Et sinon, j'ai le droit d'entrer ou tu comptes me laisser mourir, noyée sous ce déluge ?
Je me suis écarté pour qu'elle puisse franchir le seuil. Léonore a aussitôt frissonné à cause de la différence de température. Son parapluie était un article commercial qui arborait le logo du groupe Barrière, une société possédant la moitié des hôtels étoilés de la côte. Ça m'a intrigué. Où avait-elle pu se procurer un tel accessoire ? Elle l'a replié et secoué sur le perron avant de l'accrocher sur un des bras vides du porte-manteau.
— Tu es plus qu'en avance. On avait dit treize heures.
— Dans ma famille, on dit : « Avant l'heure, c'est l'heure. À l'heure, ce n'est plus l'heure ».
Tiens, voilà qui plairait à Benji.
— Sauf que là, on s'apprêtait à passer à table...
Comme pour corroborer mes dires, ma mère a surgi avec une essoreuse à salade à la main. Manquait plus que ça...
— Oh, bonjour. Tu dois être la petite camarade de classe de Milo. Veux-tu déjeuner avec nous avant de vous mettre au travail ?
Léonore, qui avait commencé à dézipper son imperméable, s'est stoppée net. Elle a hésité, se tordant sur place dans ses bottes de pluie, visiblement mal à l'aise.
— Bonjour. Veuillez m'excuser de m'imposer chez vous pendant votre repas familial. J'ai déjà mangé chez moi, je vous remercie.
— Mais c'est que voilà une jeune fille très bien élevée, dites donc ! a souri ma mère. Inutile de me vouvoyer, ça ne me rajeunit pas... Je m'appelle Gwen. Et toi, quel est ton nom déjà ?
Je me suis hérissé comme un chat qui aurait pris du jus. Ma mère avait l'art et la manière de passer pour une parfaite maîtresse de maison. Par politesse, elle faisait croire à notre invité qu'elle avait oublié son nom. En vérité, je m'étais bien gardé de dire à mes parents que la fille avec qui je m'étais mis en équipe pour le devoir d'anglais était celle-là même qui m'avait valu quatre heures de colle et une paire de claques...
À ce moment-là, ce que j'ignorais encore, c'est que Léonore ne repartirait pas de chez moi à dix-huit heures, comme sa propre mère lui avait signifié, mais bel et bien vingt-quatre heures plus tard.
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