Novembre 2015 : J-3520 (Partie II)
J'étais reconnaissant envers ma mère de ne pas avoir fait de commentaire quand Léonore lui a dit son nom. Après avoir décliné dix autres propositions à se joindre à notre table, ma camarade a battu en retraite en demandant à aller aux toilettes. Je me suis rapidement servi en salade et condiments et je suis monté déjeuner dans ma chambre, au grand dam de ma mère qui se retrouvait seule dans le séjour. J'ai profité de la brève absence de Léonore pour redonner un peu d'ordre à la pièce. En y réfléchissant, c'était la première fille que je faisais monter dans ma chambre. Il n'y avait aucun caractère romantique à cela. Simplement, je n'avais pas envie d'apparaître comme un mec bordélique ou peu soigneux. Question de fierté. Elle m'a rejoint au moment où j'empoignais ma première fourchette de batavia, olives et betterave.
— Je peux entrer ? a-t-elle demandé en se frottant les mains sur les cuisses.
Elle semblait étrangement nerveuse. Peut-être était-ce aussi la première fois qu'elle était conviée dans la chambre d'un garçon. La faute à toute cette pression sociale qui associait forcément une dimension sentimentale au fait que deux adolescents de sexe opposé partagent le même espace confiné. Comme si à peine la porte franchie, j'allais me précipiter sur Léonore pour l'embrasser et la jeter sur mon lit. Ridicule. Elle a fait quelques pas en examinant mes murs recouverts de posters et de photos. Pulp Fiction, Slipknot, Dr. House, Les Tontons flingueurs... Difficile d'assimiler que ces films, séries et groupes musicaux aux antipodes les uns des autres arrivaient à se côtoyer harmonieusement au sein de cette chambre.
— Cinéphile, en a-t-elle déduit en saisissant le bocal abritant ma collection de tickets de cinéma.
— Pas évident de le rester quand on voit la quantité de navets produits par l'industrie du film ces dernières années.
Elle se tenait de profil, mais malgré tout, j'ai aperçu un bout du sourire qui lui a traversé le visage tandis qu'elle examinait toujours mon antre. Le temps d'un battement de cil, j'ai revu la jeune fille solitaire que j'avais rencontrée au bal du collège, quelques mois auparavant. C'était quand on ne se parlait pas ou peu que j'avais l'impression de la comprendre le mieux. Je n'ai jamais été le plus fortiche qui soit en communication. À bien des égards, les gens me faisaient peur. Je craignais peut-être inconsciemment de ne pas les intéresser ou bien de les décevoir un jour ou l'autre. Un type comme moi, petit, maigrichon, binoclard, une vraie cause perdue... Qui aurait bien pu vouloir de moi dans son entourage ? Benjamin était une exception. On était devenu pote par habitude, à force de traîner au club de hockey. Comme deux corps astraux attirés l'un à l'autre par une certaine force gravitationnelle, on s'était agglutiné ensemble. Ça fonctionnait bien comme ça.
Mais elle. Léonore. Le hasard m'avait poussé vers elle. Le hasard m'avait à nouveau remis sur sa route, à la même table dans la même classe du même lycée. J'avais réussi à la vexer, à l'exaspérer, à la mettre en colère et, bien malgré moi, j'étais convaincu de l'avoir déjà fait pleurer. Les deux coquards qu'elle s'était coltinée le jour de la retenue m'avaient laissé comprendre qu'elle avait dû passer une partie de sa nuit à se morfondre à cause de moi et de mes méchancetés. Je n'avais pas eu le courage de soutenir son regard pendant un certain temps tant ça m'avait fait de la peine. Parfois, j'étais aussi parvenu à la faire rire, à lui arracher un sourire et j'apprenais encore à la connaître, petit bout par petit bout, mais ça ne suffisait pas. Bien sûr que ça ne suffisait pas ! Nous n'étions pas devenus amis, pas comme avec Benji. Elle ne se trouvait chez moi aujourd'hui que par nécessité. Mais si ça ne suffisait pas, alors pourquoi était-elle en train de sonder ma chambre, à reluquer chaque bibelot, chaque affiche, chaque photo... Comme si elle s'intéressait à moi ? Comme si elle nous cherchait des points communs.
Ça a de nouveau sonné à la porte. 12:17.
— Mais bordel, ché chi diffichile que cha d'arriver à l'heure ! ai-je pesté.
Léonore m'a asséné une petite pichenette derrière la tête.
— On ne parle pas la bouche pleine !
— Milo ! a crié ma mère depuis le rez-de-chaussée. Va ouvrir mon poussin, c'est certainement Benjamin.
Une vive rougeur m'a étreint du front à la gorge. Léonore s'est adossée contre ma tête de lit, bras croisés, sourcil haussé, le regard rieur.
— Mon poussin, hein ? m'a-t-elle taquiné. Moi aussi, je peux t'appeler comme ça ?
— Si tu répètes ça à qui que ce soit au bahut, je te fais bouffer tes lacets !
C'était la même menace débile qu'elle avait proféré un peu plus tôt mais pour toute réponse, elle a agité l'un de ses pieds surmonté d'une botte de pluie en caoutchouc. Je lui ai tiré la langue et je suis descendu ouvrir.
Ce furent les soixante-quinze minutes les plus longues de ma vie. Je n'aimais déjà pas beaucoup les westerns avant et ce n'était pas près de s'arranger. Le signe infaillible qui démontrait qu'un film n'était pas à notre goût, c'était quand il nous fallait changer de position tous les quarts d'heure. À l'arrivée du troisième et dernier membre de notre trio, nous avions lancé The Ox-Bow Incident, crayons et calepins en main pour prendre des notes en vue du travail d'analyse qui nous attendrait. On s'était d'abord installé à mon bureau. Puis nous avons migré sur mon lit. Ensuite on s'est mis à même le sol, sur mon tapis. On a brièvement tenté une échappée furtive vers le salon mais ma mère a proféré quelques blasphèmes et nous a renvoyé dans ma chambre. On s'est remis sur mon bureau. Et on a fini par poser nos trois téléphones les uns à côté des autres, près de mon PC portable, pour scrutter l'heure de notre délivrance. Quand Henry Fonda et son acolyte sont partis sur leur monture et qu'on a vu les mots « The End » s'inscrire en blanc sur noir à l'écran, on en aurait presque pleuré de joie. On a refermé l'ordi aussi vite que possible, soulagés. C'est aussi à cet instant que les plombs ont sauté.
— Milo ? a fait Benji.
— Ça va, c'est rien. Il doit sans doute y avoir une coupure de courant.
Sans électricité et à cause du temps désastreux qui grondait dehors, il faisait presque aussi sombre qu'en pleine nuit alors qu'il n'était même pas encore quatorze heures. On s'est retrouvé en silence, plongé dans la pénombre, à écouter la pluie marteler les carreaux de ma fenêtre. Je m'apprêtais à saisir mon portable pour allumer la lampe torche mais une main m'a attrapé au vol. Ce n'était pas celle de Benjamin. Lui ne m'aurait jamais empoigné de la sorte comme si sa vie était en jeu. En tournant la tête, j'ai vaguement réussi à distinguer la silhouette de Léonore. Elle était pétrifiée sur place. Je sentais une angoisse terrible émanant de cette main qui me serrait si fort et je n'ai pas compris. En y prêtant attention, j'arrivais même à discerner les battements anarchiques de son coeur qui pulsaient dans ses doigts tout tremblant. C'est quoi, le problème ? Elle a peur du noir ?
— Léonore, a dit Benji entre ses dents. Tu me fais mal.
J'ai écarquillé les yeux. Alors elle est en train de s'agripper à lui aussi ? Elle ne disait rien, ne répondait pas, se contentant d'essayer de discipliner sa respiration. La main qui me tenait commençait à devenir moite, ce qui la faisait glisser. Léonore se mettait à émettre de petits couinements, comme une souris agonisante, à l'idée que je puisse la lâcher. Par réflexe, j'ai raffermi mon étreinte. Sa peau était froide. Elle avait la chair de poule. Je ne saurais dire pourquoi je l'ai fait. Peut-être parce que j'avais le pressentiment que c'était ce qu'il convenait de faire quand une fille s'accrochait à ce point, complètement terrorisée. En tout cas, j'ai commencé à décrire de petits cercles avec mon pouce sur le dos de sa main. Une caresse douce et réconfortante, pour la rassurer. Je ne parvenais plus à avoir un fil de pensées cohérentes. Tout ce qui m'importait, c'était la régularité de mes caresses pour que Léonore arrête de trembler.
Des pas se sont faits entendre dans les escaliers. L'ombre de ma mère s'est matérialisée dans l'encadrement de ma porte, plusieurs lanternes à pile calées dans ses bras. La main que je tenais étroitement serrée dans la mienne m'a aussitôt lâché.
— Bon. Les enfants, j'ai reçu un message d'alerte sur mon téléphone. Les inondations ont atteint la centrale électrique de la ville. A priori, tout le quartier est plongé dans le noir et ça ne va pas s'arranger de si tôt. Léonore, Benji, je vous conseille d'économiser la batterie de vos portables pour appeler vos familles. Tout à l'heure, j'ai entendu aux infos que le boulevard d'Avignon et la route du Mont Saint André sont complètement sous l'eau.
Ma mère a déposé l'une des lampes sur le bureau pour que nous puissions y voir clair.
— Le réseau des bus est toujours en service ? a demandé Benjamin.
— Non, mon chou. Ils ont interrompu le trafic il y a vingt minutes.
— Ma mère pourra sans doute venir me chercher, elle conduit une grosse voiture qui peut tout encaisser, a fait Léonore. Au pire, on te ramènera chez toi, si tu veux.
— Le message d'alerte que j'ai reçu indiquait que toutes les Alpes-Maritimes sont placées en vigilance rouge et qu'il est fortement recommandé de rester chez soi en attendant que la tempête passe. Appelez chez vous et dites à vos parents que vous pouvez rester dormir ici ce soir si jamais la météo ne se calme pas. Je vais monter au grenier pour vous descendre les sacs de couchage et les matelas pneumatiques.
Et elle s'est éclipsée dans un halo de lumière blanche artificielle. Le reste de l'après-midi s'est déroulé de façon déconcertante. Nous avons mené notre analyse cinématographique attablés au comptoir de la cuisine car c'était dans le séjour qu'il y avait le plus de luminosité grâce à la baie vitrée. Nous avons travaillé comme si de rien n'était, tâchant de faire fi de la catastrophe naturelle qui était en train de ravager notre ville. Tâchant d'oublier l'incident étrange qui s'était produit dans ma chambre quand le courant avait sauté. Léonore bossait normalement, avec sérieux et décontraction. Si je n'en avais pas été témoin, j'aurais pu jurer que la jeune fille terrifiée par l'obscurité qui s'était jetée sur moi à la recherche d'une présence sécurisante n'existait pas. Je ne lui ai posé aucune question. Benji en a fait de même, mais lui, c'était parce qu'il s'en foutait. De temps à autre, je fixais ma main qui l'avait étreinte et je frottais ma paume du bout des doigts. Ce n'était pas une lampe magique d'où surgirait un génie. Elle avait seulement été capable d'apaiser ma camarade. Bizarrement, le fantôme de sa peau contre la mienne me réchauffait davantage que les bouillottes que ma mère nous avait collé dans les chaussettes.
En relevant le menton, j'ai surpris son regard posé sur moi. Elle a froncé les sourcils, a cligné des yeux à plusieurs reprises pour finalement retourner à sa rédaction. D'une main, elle faisait courir le stylo sur la feuille sous la dictée de Benjamin, de l'autre, elle se grattait machinalement la cuisse. Je retiendrais avec le temps que ce petit geste trahissait son degré de nervosité. En la voyant ainsi soucieuse, j'ai voulu me livrer à une petite expérimentation. J'ai penché mon bras sous le comptoir et je me suis emparé de sa main agitée. J'ai immédiatement retrouvé la sensation qui m'avait habité quand je l'avais tenu la première fois, à la différence qu'elle ne transpirait plus la peur. Avec mon pouce, j'ai dessiné de petits cercles sur sa peau. Léonore a soupiré lourdement, non sans continuer d'écrire pour que Benji ne se rende compte de rien. Je l'ai à nouveau serrée contre moi. Elle a répondu à mon soutien en me serrant à son tour, encore plus fort.
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