Novembre 2015 : J-3519

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 Il était minuit passé. La mère de Milo m'avait proposé à plusieurs reprises de dormir dans la chambre d'amis mais j'avais préféré opter pour le sofa du séjour. La grande baie vitrée m'offrait une vue panoramique sur la colline et ses habitations. Bien plus bas s'étalait la ville qui dormait ce soir d'un sommeil sans rêve et au loin, la vaste étendue sombre de la Méditerranée cloisonnait l'horizon. Allongée sur le ventre, la tête en direction de la fenêtre, j'observais les bourrasques de vent faisant danser les torrents de pluie qui se déversaient du ciel. Quand la nature nous offrait pareil spectacle de sa colère, j'avais toujours une pensée pour tous ces gens et animaux errants qui vivaient dans la rue, sans maison, sans refuge, avec au mieux le dessous d'un pont pour seul point de retraite. Dans de telles conditions, j'aurais dû me sentir reconnaissante d'avoir un abri qui n'était pas le mien au-dessus de la tête, d'avoir mangé une nourriture que je n'avais ni acheté ni cuisiné et de dormir dans des vêtements qui ne portaient pas mon odeur - la mère de Milo m'avait gracieusement prêté un pyjama à elle pour que je passe une nuit confortable. J'aurais dû dire merci et ne pas m'inquiéter du reste. J'aurais dû, oui...

 Mais ce n'était pas le cas. Je me sentais plus seule que jamais. Autour de moi, dans la semi-obscurité du soir, je distinguais une vie que je n'aurais jamais. Il y avait des photos de famille accrochées sur les murs. Je les avais rapidement observées en arrivant. Chaque visage était enjoué, souriant, heureux. Près de la télévision s'élevaient des trophées gagnés à je ne sais trop quel concours ou compétition. Dans l'entrée, le paillasson nous accueillait avec un message de bienvenue tissé sur sa laine. Et sur le frigo, on pouvait compter le nombre de magnets et cartes postales commémorant d'anciens voyages ou des vacances passées à l'étranger. Un innocent petit musée débordant d'amour et de bonheur. Il n'y avait aucune place pour l'angoisse, le mensonge, la perversion ou le traumatisme, contrairement à chez moi. Milo avait la chance de vivre dans un environnement pourvu de tout ce que je n'avais jamais connu. Je l'enviais. Au fond de moi, j'étais même persuadée que jamais je ne connaîtrais quelque chose de similaire.

 La cicatrice était là, bien implantée, gangrénée dans ma mémoire, et me priverait pour toujours de cette tranquillité d'esprit dont bénéficient les gens épanouis. Il suffisait d'un rien pour enclencher mes craintes. D'une simple coupure de courant, par exemple... Je me suis mise à pleurer. Je pleurais des larmes chaudes et dodues qui surgissaient sans effort, déformant mon visage en une grimace dont je ne pouvais que deviner l'aspect. J'ai enfoui mon visage dans un coussin pour tenter d'assourdir ma peine. Milo n'avait pas saisi la teneur de mon désespoir mais au moins avait-il eu la présence d'esprit de ne rien me demander. Comment pouvais-je lui expliquer, de toute façon ? Ce n'était pas le genre d'histoire qu'on confiait à n'importe qui, au détour d'une catastrophe naturelle et d'un mauvais film de cow-boy. Il fallait que je me contente de cette main qui avait attrapé la mienne quand ça n'allait pas. Il avait été là au bon moment, point. Son élan de sympathie était d'autant plus difficile à supporter quand je me remémorais toutes les vacheries que je lui avais fait vivre. Cette pensée a fait doubler la violence de mon chagrin.

Tu es très douée pour te faire haïr des autres. Bien sûr que oui. Mais quelle pouvait être mon alternative ? Évidemment que j'aurais préféré être comme tout le monde ! Ne pas avoir été écorchée vive par l'existence, vivre mon adolescence avec insouciance, sans être constamment sur le qui-vive, sans craindre de ne pas être seule dans le noir. Mais la douleur, c'était là tout ce que je connaissais. Elle m'accompagnait depuis si longtemps que je ne saurais même plus comment vivre si un jour, elle disparaissait. C'était ainsi. Je n'aurais jamais la possibilité d'aspirer au bonheur. Ce qui ne m'empêchait pas d'envier le bonheur des autres.

 J'ignorais depuis combien de temps exactement je pleurais mais j'ai étouffé rapidement mes dernières larmes en entendant des pas feutrés descendre l'escalier. J'ai rabattu la couverture sur moi, ne laissant que mon nez et le haut de mon visage dépasser, et j'ai tenté de feindre un profond sommeil. Si je faisais en sorte d'ignorer l'existence des tâches d'humidité qui s'étaient formées sur le coussin en-dessous de ma tête, alors personne ne les verrait. Quelqu'un a traversé le séjour pour venir dans ma direction. Immédiatement, les battements de mon coeur se sont accélérés. Tu n'es pas chez toi, ce n'est pas lui, ce n'est pas lui. Des bras se sont appuyés sur le dossier du canapé et m'ont fait légèrement glisser vers l'intérieur de l'assise. Je n'ai pas bronché, mes paupières résolument scellées l'une à l'autre.

  — Achluophobie, a-t-on murmuré près de moi.

 Il m'a fallu un self-control digne d'un pilote de Formule 1 pour ne pas ciller.

  — La peur du noir, a continué Milo. Très répandue chez les enfants, un peu moins courante chez les adultes, il est vrai... Mais après tout, certains adultes ont peur d'être constamment épiés par un canard, alors qui suis-je pour juger ?

 Pourquoi venait-il me voir en pleine nuit pour discuter du sens étymologique de ma phobie ? Comptait-il s'en servir à mauvais escient pour se moquer de moi ?

 — Arrête de faire semblant de dormir, espèce de godiche. Je t'ai entendu pleurer depuis l'étage.

 Admettre aurait été un signe de faiblesse et j'étais déjà bien assez à plat émotionnellement pour supporter une confrontation. Au lieu de ça, je me suis enfoncée dans ma stratégie du déni en émettant de petits gémissements, comme si j'étais en train de faire un cauchemar. Essaie au moins d'être convaincante, petite idiote ! Si toi, tu y crois, tout le monde y croira.

 — Tu n'es pas obligée de me répondre, Léonore. Je sais que tu m'entends, ça me suffit.

 Je l'ai senti faire le tour du canapé et venir s'asseoir par terre. Il fallait absolument que je garde les yeux fermés car j'avais peur de les ouvrir et de constater combien Milo pouvait être proche de moi. Je n'avais pas l'habitude que quelqu'un s'immisce autant dans ma zone de confort. Je n'avais pas l'habitude qu'un garçon puisse me regarder d'aussi près. Je n'avais pas l'habitude que Milo me voit dans un état pareil. Dors, dors, dors, dors.

 — Tu es une fille bizarre, tu sais. Je t'ai connu susceptible, je t'ai connu arrogante, je t'ai connu vindicative, je t'ai connu revancharde, je t'ai connu amusante, et aujourd'hui je te découvre faible. Je savais que les nanas pouvaient être compliquées, mais alors toi, tu bats des records.

 Je n'ai pas pu m'en empêcher, c'était plus fort que moi. J'ai froncé les sourcils. Ça l'a fait doucement rire.

 — Et revoilà la susceptibilité dont je parlais.

 Il a laissé s'écouler un grand silence, uniquement troublé par la pluie. Pendant un instant, j'ai presque cru que j'avais rêvé cet échange, que j'avais effectivement fini par m'endormir et que je flottais dans cet entre-deux flou, entre éveil et inconscience. Mais au bout d'un moment, j'ai décelé une forme de chaleur m'envahir le front. Des doigts mal assurés se sont aventurés dans mes cheveux, ont démêlé certaines de mes mèches et ont écarté de mon visage certaines autres. Ça aurait presque pu passer pour une caresse, s'il avait été plus sûr de lui. Je me suis laissée faire parce que ce n'était pas désagréable. Et aussi parce que j'étais une putain de tête de mule.

 — Tu es vraiment une fille bizarre, Léonore, a-t-il répété encore plus doucement, presque dans un souffle. Je ne sais pas trop quoi penser de toi.

 Ses doigts ont glissé sur ma joue pour essuyer le sillon humide qu'avait laissé sur son passage une traînée de larmes.

  — Je ne t'aime pas. Tu ne me plais pas. Je n'ai même pas un peu le béguin pour toi, ce serait absurde comme inclination.

Tu m'étonnes.

 — Je ne t'aime pas non plus d'amitié. Tu es trop godiche pour ça. Tu as visiblement l'intelligence requise pour accomplir de grandes choses mais tu te contentes à peine d'être une bonne élève, d'être dans la moyenne, dans la norme. C'est louable de vouloir être écrivain mais je sais que tu as conscience que ce n'est pas un plan de carrière viable. Qu'il faut un vrai boulot pour payer les factures et s'acheter ce qu'on veut. Si tu deviens aussi célèbre de Tolkien et que tu décroches un Nobel de littérature, là, okay, je m'incline. Mais en attendant, être dotée de tes compétences intellectuelles et ne rien en faire, c'est affligeant.

 J'ai dégluti avec violence pour refouler mon mal-être. Il a sans doute posé ses deux mains à plat sur l'assise du sofa car j'ai perçu son corps se pencher en amont de mon visage. Des lèvres se sont posées avec pudeur et rapidité sur mon front. Une vague de chair de poule a fait se hérisser chaque poil de mes avants-bras. Cette fois, j'ai ouvert les yeux. Tant pis, j'avais perdu depuis longtemps de toute façon... Il s'était rassis par terre et me scruttait intensément avec ses yeux capables d'harponner l'âme et de l'arracher du corps. Son baiser, aussi bref qu'un battement de coeur, m'avait laissé une marque de picotements au-dessus des sourcils. Mon premier baiser. Encore une première fois que je partageais avec lui...

 — Malgré tout ça, quand tu vas mal, même si c'est pour des raisons que j'ignore et qu'au fond, je n'ai pas à connaître si tu ne veux rien me confier... J'ai envie de devenir ton ami pour être celui qui te réconfortera en toutes circonstances.

 Nous ne nous sommes pas quittés des yeux. Je l'ai écouté déclamer cela, émue par la situation. Ça sonnait si juste qu'on aurait dit qu'il l'avait appris par coeur avant de me le redire. Si on avait été dans un film, j'aurais sorti mon visage de dessous la couverture, je l'aurais empoigné par le col et je l'aurais embrassé, encore et encore, jusqu'à ce qu'asphyxie s'ensuive. Dans les films, les histoires d'amitié entre fille et garçon ne sont que chimères. Dans la réalité, les histoires d'amour finissent généralement mal. Dans notre cas, nous avions concocté le savant mélange d'une histoire d'amitié qui avait terriblement mal commencé. Je ne l'aimais pas, moi non plus. Je n'aimais pas son humour, je n'aimais pas son honnêteté horripilante, son manque flagrant de savoir-vivre et ses goûts musicaux vraisemblablement très borderline. Mais quand les choses n'allaient pas dans le bon sens, que je me perdais dans la psyché de mes propres tourments, j'aimais le fait qu'il soit la main que je pouvais serrer. J'aimais qu'il soit la présence réconfortante au coeur d'une pièce sombre. J'aimais qu'il m'entende pleurer et qu'il vienne à ma rescousse en me traîtant de godiche.

 En dépit de tous mes défauts, quand le temps tournait à la pluie, j'aimais qu'il veuille devenir le plus parfait des amis imparfaits que j'ai jamais eu.

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