Décembre 2015 : J-3489
Un mois jour pour jour après la catastrophe naturelle, toute la Côte d'Azur portait encore le deuil de ses habitants. Aujourd'hui, il y aurait une minute de silence au lycée pour rendre hommage aux vingt personnes qui avaient péri dans les inondations, sans parler des centaines de sinistrés qui étaient toujours dans l'indécision concernant leur avenir. Trente jours. J'avais contemplé chacune des trente cases du calendrier qui nous séparaient de cette nuit fatidique. Je me sentais encore en état de choc. Pendant que j'avais été en pleine angoisse existentielle, prostrée sur le canapé de Milo, la Brague était sortie de son lit. Une vague de plus de deux mètres, gorgée de boue, de déchets et de carburant, avait déferlé sur la ville, emportant voitures, animaux, lampadaires, forçant la porte de certaines demeures, ravageant des centaines de vies.
À Marineland, après l'orage, le bilan n'avait fait que s'alourdir. Tous les enfants des environs étaient un jour passés par ce parc aquatique, à un âge innocent où on ignorait encore tout du bien-être animal. Une orque était morte, tuée d'être restée à patauger trop longtemps dans un bassin souillé, privé de système de filtration à cause de la panne de courant. Puis la presse avait divulgué les véritables chiffres. Tortues, requins, poissons, raies, manchots, ours polaires, otaries... Marineland se retrouvait dorénavant transformé en cimetière à ciel ouvert.
Depuis que chaque commune avait dressé la liste de ses pertes, j'étais en proie au complexe du survivant. Les télévisions locales faisaient tourner en boucle la vidéo de cette petite cannoise de huit ans qui avait fondu en larmes, au lendemain du sinistre, en retrouvant l'une de ses peluches, jambes arrachées, coincée sous une bouche d'égoût. Je m'étais sentie terriblement coupable d'être indemne et de ne pas pouvoir partager ses larmes. J'avais eu de la chance en passant la soirée chez Milo, dans une maison construite sur l'affleurement d'une colline. Hormis la panne d'électricité, nous n'avions subi aucune avarie. Mes parents aussi s'en étaient tirés à bon compte. Nous vivions dans un appartement situé au troisième étage d'une rue en pente. Si on exceptait les volets arrachés par la force des vents, un carreau brisé et la trouille monumentale de ma mère qui s'était fait un sang d'encre pour moi toute la nuit, on s'en sortait sans trop de dégâts.
Quelque chose d'aussi arbitraire et illusoire que la chance nous avait permis d'être épargnés des caprices de la nature. Pourquoi ? Ce mot s'inscrivait à l'envers sur mes paupières closes à chaque fois que j'essayais de trouver le sommeil. Pourquoi, pourquoi, pourquoi... Le devoir d'anglais, Benjamin qui était venu me trouver pour que je complète le trio, la journée boulot fixée à la date de l'Armistice, chez Milo, à quelques heures du drame... Il avait fallu réunir l'ensemble de ces coïncidences pour que l'on se retrouve opportunément à l'abri du danger. Je ne trouvais pas le moindre sens à tout cela, et ça ne faisait qu'attiser les flammes de ma culpabilité, consumant petit à petit ma santé mentale.
Milo m'avait filé son numéro, sentant qu'au fil des jours, je me faisais à nouveau assaillir par un flot d'émotions qui me prenaient aux tripes au moindre relâchement. Lui n'avait pas été aussi atteint que moi, à croire qu'il disposait d'un interrupteur lui permettant de mettre ses émotions en sourdine selon son bon vouloir. Les cours avaient repris au lycée comme si la nuit de la tempête, qui était aussi celle de notre rapprochement, n'avait jamais eu lieu. On s'asseyait côte à côte devant notre paillasse de la salle de SVT, on faisait notre boulot en échangeant un quota verbal fixé au minimum et quand la sonnerie retentissait, il rangeait ses affaires, me gratifiait d'un signe de tête et passait au cours suivant, l'air de rien. Nos regards se croisaient parfois à la cantine. Il me souriait poliment avant de replonger le nez dans sa purée. Je m'étais vraiment demandé si le baiser qu'il m'avait donné pour estomper mes larmes n'avait pas été le fruit d'un délire onirique.
Mais le soir, j'avais la confirmation que le Milo qui était venu me trouver au milieu de la nuit avait bien été réel. Je m'en voulais de ne lui envoyer de message que quand je me sentais au plus mal. Il n'était pas censé être mon psy ou une éponge à émotions négatives. Pourtant, à chaque fois qu'il le fallait, il était de l'autre côté de l'écran.
Léonore - 01:29
Est-ce que tu dors ?
Milo - 01:29
Non. Ça va pas ?
Léonore - 01:30
Bof. Je n'arrive pas à trouver le sommeil...
Milo - 01:31
Tu veux m'en parler ?
Léonore - 01:31
Je ne saurais pas trop quoi te dire, je me sens mal c'est tout
Milo - 01:32
Tkt je suis là, je ne te lâche pas
Je ne te lâche pas. Quand il me disait ça, ma mémoire corporelle ressortait du placard la chaleur de sa main dans la mienne, la prévenance de ses doigts dans mes cheveux et la sincérité du bisou qu'il avait déposé sur mon front. Un cocktail curatif qui parvenait à anesthésier mon petit coeur amorphe. Hélas, dès qu'on se revoyait au bahut, le Milo inquiet de mon mal-être n'existait plus que sur les pixels de mon portable...
C'était l'heure de la minute de silence. Le prof de français nous a fait sortir de la classe en nous rappelant les bonnes règles de conduite. Pas de chahutage, pas de débordement, pas de plaisanterie. Il s'agissait d'un hommage solennel. C'était inutile de nous le rappeler. Dans notre classe, hormis Ilona Svensson, la Suédoise que j'avais repérée le jour de la rentrée et avec qui j'avais fini par sympathiser, nous étions tous des enfants du département. La catastrophe avait frappé nos villes natales, berceaux de nos enfances, et certains de nos camarades étaient même tombés malades dans les jours qui avaient suivi la vague parce qu'ils avaient failli se noyer dans les eaux boueuses ayant englouti leur maison. Cannois, vallauriens, antibois, biotois, valbonnais, niçois... Le visage de cette région que nous portions dans nos coeurs avait été balafré et nous n'avions certainement pas envie d'en rire.
Dans la cour, les neuf classes que comptait l'établissement se sont mélangées les unes aux autres en dépit de nos différences de niveau. Nos professeurs nous ont également rejoints et se sont dispersés dans la foule. Le directeur était sur le perron du lycée, micro en main. J'avais une sensation de déjà-vu. Il a énoncé lentement les noms des vingt morts que nous allions honorer. À chaque identité prononcée, ma culpabilité d'être en vie ressurgissait de plus belle et me collait à la peau comme une fine pellicule de sueur. J'aurais le droit de vieillir, de faire des études, de me marier, de porter des enfants, de partir en vacances... Pas ces pauvres gens. Dorénavant, il faudrait que je vive à leur place car la chance avait décidé de les faucher pour mieux m'accorder les privilèges de l'existence. Les larmes ont perlé sur le rebord de mes yeux. Pourquoi...
La sonnerie a retenti. Quand elle s'est tut, le monde a retenu sa douleur, en silence. Nous nous tenions debout, immobiles, désordonnés. Certains s'affichaient de dos, d'autres apparaissaient de côté. Nous ne formions pas des rangées équilibrées. Ça n'avait pas la moindre importance. L'essentiel était d'être là, dans la masse. Si quelqu'un avait pu observer la scène d'un oeil extérieur, il n'aurait pas manqué de relever la puissance de ce moment. Sous le soleil froid de cette matinée de décembre, nous ne pensions ni aux vacances ni aux fêtes de Noël qui se profilaient. Nous ne pensions ni aux devoirs ni aux examens de fin d'année qui nous attendaient. Nos coeur, gros de chagrin, battaient à l'unisson en direction du ciel, là où une vingtaine d'âmes pouvaient peut-être scruter notre dévotion et notre respect.
Quelques personnes éparses dans la foule essayaient d'étrangler leurs sanglots en se couvrant le visage d'une manche. Moi, je ne voulais pas. Je demeurais bien droite, les bras le long du corps, le menton levé avec dignité. Je voulais qu'on soit témoin de ma peine, moi qui n'avais pas assez souffert comparé à d'autres. Je voulais qu'on perçoive le cri de mes larmes, la force de ma rage, l'énergie de ma haine envers les injustices du destin. Plus les secondes s'égrenaient, plus mes poings se serraient. Je sentais mes ongles s'enfoncer dans la chair de mes paumes. C'était très bien. Pour une fois, je voulais de cette souffrance, en guise de châtiment.
Il y a eu un mouvement dans mon champ de vision périphérique. Rapidement, une main s'est emparée de la mienne. Deux yeux bleus qui m'étaient familiers sont venus me recueillir avec la douceur des bras d'une mère. Disons plutôt celle d'un frère. D'un ami... Il n'a rien dit bien sûr, il s'est contenté d'être là, lui, sa tignasse brune et ses taches de rousseur. Comme d'habitude. Et sans écrans interposés, cette fois. Un petit sourire a retroussé le coin de mes lèvres. Le hasard avait voulu nous accorder à tous les deux le droit de vivre, tout comme il nous avait accordé la coïncidence de nous rencontrer, six mois plus tôt. Que ce soit de la chance, le destin ou que sais-je, ça non plus, ça n'avait aucune importance. J'ai entrelacé mes doigts avec les siens. Ça l'a fait rougir mais il n'a pas desserré son étreinte pour autant.
La sonnerie qui annonçait la fin de notre hommage a emporté avec elle des mots qu'il n'avait pas besoin de prononcer.
Je ne te lâche pas.
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