Janvier 2016 : J-3465 (Partie I)

9 minutes de lecture

 Les rumeurs évoquant un voyage scolaire ont commencé à circuler dès le premier cours, quand madame Blanchard a débarqué en classe avec un guide touristique de la Toscane sous le bras. Le temps qu'elle s'installe à son bureau, toute la classe s'était déjà emplie de chuchotements frénétiques. On le savait tous, le Mont Saint André disposait du budget nécessaire pour organiser un voyage par an. L'année passée, les premières L avaient découvert l'Écosse avec madame Lindon-Stocker. Deux ans plus tôt, les terminales S s'étaient rendues à Madrid avec le prof d'espagnol et le prof de maths. En toute logique, cette année, ce serait notre tour, et le bon sens géographique orienterait bien le compas vers l'Italie. Trois classes de seconde pour un seul ticket gagnant... Il aurait été cohérent que la direction du lycée sélectionne les élèves qui avaient choisi l'italien comme LV2. Autrement dit, nous.

 Madame Blanchard ne s'était même pas encore assise que déjà, les filles gloussaient en rêvant aux articles de mode et autres soieries florentines. Les mecs, quant à eux, discutaient foot et alcool de citron. J'ai tourné la tête sur ma gauche, m'attendant à ce que Léonore me bassine avec le patrimoine architectural de Sienne ou les merveilles cinématographiques d'Arezzo. Au lieu de ça, mon regard n'avait trouvé qu'un siège vide. Ah oui, c'est vrai... Elle m'avait prévenu par SMS qu'elle serait en retard. Je m'attendais au pire. Elle n'avait encore jamais été en retard. En novembre dernier, elle s'était pointée au lycée au retour des vacances de la Toussaint, complètement défoncée au Paracétamol. Grippe carabinée. Malgré quarante-et-un de température et une tronche de six pieds de long qui aurait pu lui faire intégrer le casting de The Walking Dead, elle avait assisté à tous les cours, vaillante et toujours avec une demi-heure d'avance. À croire qu'elle préférait passer du temps au bahut plutôt que chez elle...

 J'avais pensé qu'elle était parvenue à remonter la pente à la suite de la catastrophe, qu'elle avait retrouvé un semblant de moral. J'avais fait tout ce que je pouvais, dans la limite du possible tout du moins, au vu de mon quotient émotionnel au ras des pâquerettes. C'est qu'il aurait fallu être particulièrement dénué d'humanité pour laisser un individu de son entourage livré à lui-même, en proie à sa souffrance, non ? J'avais adopté l'attitude qui me semblait la plus convenable et efficace : réconfort moral accompagné d'une présence physique sécurisante. Elle y avait répondu favorablement. Une bonne chose. Maintenant que le pire était derrière nous, nous pouvions passer à autre chose. Mais son absence aujourd'hui tiraillait un recoin de ma conscience, un petit bout de moi qui me chuchotait que tout n'était peut-être pas encore réglé... Allons, évitons les déductions hâtives à partir de conjectures ! Ça arrive à tout le monde d'avoir une panne d'oreiller.

 Léonore a franchi la porte de la classe quinze bonnes minutes après que madame Blanchard ait distribué le matériel pour le TP que j'avais commencé à réaliser seul, faute de binôme. Vingt-neuf têtes se sont redressées de leur paillasse pour la regarder, toute essoufflée qu'elle était, tendre d'une main tremblante son carnet de correspondance à la prof pour lui montrer son bulletin de retard, signé par la vie scolaire. Après quoi, elle s'est traînée jusqu'à sa chaise haute, près de la mienne, a balancé son sac à dos sur le bureau - ce qui a fait trembler nos éprouvettes - et a enfoui son visage dans le tissu en gémissant. Je l'ai regardé faire, mes gestes en suspens, sur le qui-vive.

  — Ça roupille toute la matinée et en plus, ça se permet de faire la gueule en arrivant ?

 Elle m'a gratifié d'un doigt d'honneur, la tête toujours plongée dans son sac.

 — On se tient correctement, mademoiselle Janinin ! a fait madame Blanchard en haussant le ton. Ce laisser-aller est inacceptable.

 Léonore a gémi à nouveau. Elle a plaqué les mains sur le bureau et s'est appuyée dessus pour se redresser, comme si le haut de son corps était soudain devenu excessivement lourd. Sourcils froncés, yeux plissés et lèvres retroussées, elle s'est emparée de la paire de gants qui restait sur la paillasse et les a enfilés d'un geste sec et violent. Je l'ai observé du coin de l'oeil tout en découpant au scalpel le morceau de feuille de chêne à tremper dans une solution de chlorure. Son visage trahissait sa fatigue. Lunettes de travers, queue de cheval mal serrée d'où s'échappaient des mèches folles, cernes... On aurait dit qu'elle venait d'enchaîner trois jours de nuits blanches. Mais une lueur dans son regard me faisait penser que le mal était à chercher ailleurs que dans un vulgaire manque de sommeil paradoxal. J'ai cru déceler une étincelle de douleur. Elle avait mal, littéralement.

 — C'est quoi, le problème ? ai-je demandé à voix basse.

 — T'inquiètes, a-t-elle soufflé entre ses dents, la mâchoire crispée.

 Bah voyons. Ça serait particulièrement dénué d'humanisme de laisser un individu de son entourage livré à lui-même, en proie à sa souffrance, n'est-ce pas ? De toute évidence, Léonore avait un problème, ça aurait même crevé les yeux d'un borgne. Cette fois, on était au-delà d'une tourmente psychologique. Sa détresse était physique, médicale. Les mots que je lui avais dit durant la nuit qu'elle avait passé chez moi faisaient toujours sens. Je ne l'aimais pas, ni d'amour, ni d'amitié. Mais je m'étais engagé à être là pour elle si besoin, parce que c'était la chose à faire, la bonne option à choisir, la bonne porte à franchir. J'avais découvert le temps de sa tourmente ce que ça faisait d'être proche de quelqu'un. Je lui avais tenu la main, je l'avais même embrassé, et ça ne m'avait pas déplu. Au collège, j'avais toujours été privé de ce genre de tactilité, encore plus à l'égard d'une fille. Pendant que mes camarades flirtaient, je les regardais faire de loin, feignant d'être écoeuré par ce genre de démonstrations affectives publiques. J'avais pu m'y risquer avec Léonore. Ça avait été l'occasion. Ça avait été agréable. Elle savait que je serais à nouveau là si elle me le demandait. Mais si elle ne désirait pas que je l'aide, que pouvais-je y faire ? Alors, je me suis contenté de répondre :

 — D'accord.

 Elle a dégluti lentement. Puis, elle a baissé les yeux sur son échantillon végétal et a fait mine de s'y intéresser comme si c'était la huitième merveille du monde. Merde, mauvaise réponse. Les adolescentes sont décidément d'un compliqué... Incapables de cracher le morceau une fois pour toutes, c'était à nous que revenait le labeur de devoir leur arracher des infos aux forceps, quitte à risquer de se faire engueuler pour avoir été trop intrusifs, ou dans le cas contraire, pas assez présents. Après tout, qu'est-ce qui peut bien la mettre dans cet état ? Ses règles ? Et les anti-douleurs alors, elle ne peut pas en avaler un ? J'ai passé une bonne partie du TP à lister les causes et origines probables de son désagrément. Une perte de temps puisque quoi qu'il arrive, elle ne voulait pas me révéler le fin mot de l'histoire. Si elle souhaitait continuer à morfler toute seule, dans son coin, ça la regardait... Je me suis mis à faire la conversation pour la distraire, afin qu'elle oublie temporairement la douleur qui semblait la tirailler, tout en tâchant de ne pas me faire griller par la prof de SVT qui nous avait dans le collimateur.

 — Il y a des chances pour que le lycée organise un voyage scolaire en Italie, cette année.

 — Cool.

 — On va peut-être être concernés puisqu'on fait italien en deuxième langue.

 — Génial.

 — Madame Blanchard a l'air de se renseigner sur la Toscane.

 — Top.

 — Tu as passé de bonnes fêtes de Noël ?

 — Trop.

 Au bout de la sixième déclaration n'ayant suscité rien de mieux que des réponses quasi uni-syllabiques, j'ai lâché l'affaire. De toute façon, le cours touchait à sa fin. Léonore est descendue de sa chaise au prix de mille efforts, en dépliant ses jambes lentement, l'une après l'autre. Elle a ramassé son sac, est allée rendre notre compte-rendu d'expérience à la prof et s'est mélangée au serpentin d'élèves qui sortaient de la classe. J'ai suivi le balancement de sa queue de cheval à travers la foule. C'était la pause du matin. Nous disposions de quinze minutes de récréation avant d'attaquer les trois heures consacrées à nos options qui précédaient le déjeuner. Nos camarades ont bifurqué à droite pour descendre les marches du parvis et rejoindre la cour. Ça n'a pas été le cas de Léonore. Elle a tracé tout droit en direction de l'aile administrative du bâtiment, là où se trouvaient également le CDI, les salles d'étude du soir et le bureau du directeur. Quand il a fallu qu'elle monte les escaliers pour gagner le deuxième étage, ça m'a frappé. Elle boite ? Elle avait l'air de s'appuyer davantage sur sa cheville gauche, comme si celle de droite était foulée.

 — Milo !

 Benjamin a fondu sur moi pour m'ébouriffer les cheveux. Merci, c'est vrai que je n'ai pas déjà assez de mal à les coiffer...

 — Qu'est-ce que tu fais, mec ? Je t'avais dit qu'à la pause, on irait se prendre un chocolat chaud à la buvette de la cantine.

 — Tu sais que le sucre est la première cause de mortalité en Amérique ?

 — Alors heureusement que je ne suis pas américain ! Tu viens ou quoi ? Je n'arriverais pas à supporter les cours de philo et de latin sans ma dose de glucide.

 — J'arrive, j'ai juste un truc à vérifier.

 Mon pote a haussé les épaules. Il ne m'a pas demandé de quoi il s'agissait, il ne m'a pas demandé si je voulais qu'il m'accompagne, il a simplement tourné les talons en trottinant vers le réfectoire. Notre amitié n'était pas de taille face à du cacao en poudre... J'ai retrouvé Léonore aux toilettes. Pour être précis, je l'ai pisté au bruit de ses larmes. Elle avait choisi les sanitaires les plus éloignés possibles, sans doute pour éviter les intrusions intempestives. Il s'agissait de toilettes unisexes, autrement dit, que l'on pisse assis ou debout, il n'y avait pas besoin de pictogramme sur les portes pour catégoriser les arrivants en fonction de la proéminence de leurs parties génitales. Je n'ai eu aucun mal à reconnaître sa façon de pleurer. Enfermée dans une cabine, assise à même le sol, le dos appuyé contre la porte, je n'aperçevais à travers l'interstice que le bas de ses reins et une main en appui sur le carrelage. Mes pas l'ont alerté alors elle a tenté de contenir son chagrin, sans grand succès, ne sachant pas qu'il s'agissait de moi.

 J'ai hésité sur la marche à suivre. Première observation élémentaire : elle souffrait. Deuxième déduction : elle avait envie d'être seule. On aurait pu remplir une copie-double rien qu'avec les options qui s'étaient présentées à elle pour ne pas finir dans cet état. Elle aurait pu m'en parler ce matin, en personne ou par texto. Elle aurait pu se confier à cette Suédoise au drôle de nom qui lui servait de bonne copine. Elle aurait pu se faire porter pâle et rester chez elle. Elle aurait pu filer à l'infirmerie et demander des anti-douleurs. La liste était longue. Au lieu de ça, elle n'avait rien dit, rien fait. Elle n'avait pas bougé, pas bronché. Elle avait juste encaissé la douleur aussi stoïquement que possible. Étrangement, ça m'a mis les nerfs. Je me sentais blessé dans mon orgueuil d'avoir été mis sur la touche. Qu'on ne vienne pas me reprocher de ne pas avoir été franc. À trois reprises au moins, je lui avais témoigné de la compassion. Le jour de la retenue, le soir de l'inondation et lors de la commémoration. Ça ne faisait pas de nous des amis, mais j'avais cru qu'elle aurait eu toutes les preuves à sa disposition pour en déduire que je serais capable de l'épauler lors de moments difficiles.

Elle peut compter sur moi, oui. Mais aujourd'hui, à l'évidence, elle ne veut pas que je sois là.

 Un bref instant, j'en ai eu assez de vouloir faire des efforts pour une fille qui ne comptait plus en faire pour moi en retour. J'ai fait mine de me laver les mains, histoire de donner le change, et je suis ressorti des toilettes.

 J'avais pris le temps de lui répondre à chaque fois, quand elle m'avait envoyé ses messages empreints de dépression à des heures indécentes. Cette fois, c'en était trop. Je lui servais volontairement de bonne poire occasionnelle, de main à saisir et de distributeur de tendresse quand ça l'avait arrangé, pour la rassurer quand elle s'était sentie sombrer. Et maintenant qu'elle souffrait pour une raison qui semblait beaucoup plus grave, elle dressait des barricades infranchissables autour d'elle, me rappelant que nous n'étions définitivement pas proches, que je n'étais qu'une épaule sur laquelle chialer de temps en temps, alors que les vraies larmes, elle préférait les verser là où personne ne pourrait la voir. Elle ne veut pas qu'on l'aide.

Puisque tu veux te complaire dans ta misère, Léonore, reste-y. Ce n'est plus mon problème.

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