Janvier 2016 : J-3465 (Partie II)

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 — D'après toi, je devrais lui en parler ?

 — Ce que j'en dis n'a aucune importance. C'est ton histoire, c'est à toi de choisir à qui tu veux te confier ou pas.

 — Mais je redoute tellement sa réaction... On n'en est plus au stade de la haine, on a dépassé ça. Ce n'est pas pour autant qu'il m'apprécie. Pourquoi est-ce que je devrais lui ouvrir mon coeur, alors ?

 — Pour moi, un gars qui te dévore des yeux comme il est en train de le faire ressent forcément quelque chose à ton égard. Après, ça peut être positif comme négatif.

 Je me suis déboîtée le cou à la façon d'une chouette pour jeter un oeil dans mon dos. Cinq tables plus loin, au milieu de la cantine, Milo me scrutait, mécontent. Quand il a réalisé que je l'avais pris la main dans le sac, il a rougi et a immédiatement repris une cuillère de lentilles-saucisse pour faire genre. En reportant mon attention sur Ilona, ma nuque a émis un craquement sinistre.

 — Aïeuh ! ai-je maugréé.

 — Fais attention à toi si tu ne veux pas que ce cinglé ait ta peau, m'a sermonné ma copine.

 — Duquel tu parles ? De Milo ou de celui qui vit à domicile ?

 — De celui qui n'a rien trouvé de mieux que de te jeter dans les escaliers, ce matin.

 — Oh, tu sais, j'ai déjà connu pire...

 — Oui, je sais. Justement.

 Et encore, Ilona ne connaissait qu'une infime partie de l'histoire. Je ne lui avais montré de moi que ce que j'avais bien voulu lui dévoiler. En même temps, il avait bien fallu que je me justifie quand elle avait remarqué les bleus sur mon corps, dans les vestiaires du cours de natation. Avec deux parents médecins, elle était loin d'être naïve. Je n'avais pas pu botter en touche. Au moins, ça me faisait une confidente. J'avais hésité de longues semaines avant de cracher le morceau. Je n'avais encore jamais parlé à quiconque de ce que j'endurais, et pourtant, je n'avais attendu que ça. Que quelqu'un se rende enfin compte de mon degré de souffrance. J'avais conscience que ça pouvait faire de moi une garce... Je tâchais de planquer ma douleur, je donnais le change en permanence, je gardais les gens à distance. Il est assez paradoxal de constater que ce sont les gens qui morflent le plus qui ont les plus beaux sourires. Mais à force de ne rien montrer, je me lamentais sur mon sort quand personne ne faisait attention à moi, quand personne n'arrivait à transpercer la couche des apparences. Ilona y était parvenue.

 Et d'une certaine façon, Milo aussi, dans un instant de faiblesse, alors que j'avais baissé ma garde. Il avait décelé quelque chose, mais il me donnait l'impression de ne pas vouloir en savoir plus. De ne pas être de taille à encaisser toute l'envergure de mes problèmes. Il s'était engagé à être là pour moi, comme un ami l'aurait fait, si je me retrouvais à nouveau en détresse. Je ne lui avais jamais raconté les instants joyeux, uniquement ce qu'il y avait de pire dans ma vie, et encore, il ignorait tout du véritable monstre qui se terrait derrière la porte close de mon appartement. Comment ne pas culpabiliser si je décidais de l'embarquer dans le secret le plus chaotique de mon existence ? Ilona l'avait découvert pratiquement par hasard, sans que je n'ai à ajouter quoi que ce soit ou presque. Mon aveu n'avait été que la confirmation d'une vérité qu'elle avait déjà comprise. Pour Milo, c'était différent. Il ne méritait pas ça... Alors je ne lui avais rien dit. Aujourd'hui, je sentais qu'il m'en tenait rancune. Je me retrouvais donc prise au piège dans un putain de dilemme...

 — Il a été gentil avec moi. Il m'a réconforté quand j'allais mal pendant et après la tempête. Mais qui me dit qu'il voudra bien partager le poids de mon vrai fardeau ? Une fois que les mots seront sortis, je ne pourrais pas les récupérer. Et s'il caftait aux profs ? Et s'il ne me voyait plus pareil, après ça ?

 Ma copine a penché la tête sur le côté, suspendant la mastication de sa bouchée de légumes. Ses yeux aussi cristallins que les fjords de Norvège m'ont cloué sur ma chaise.

 — Tu veux bien arrêter de réfléchir le monde au conditionnel ? Et si ceci, et si cela... Et s'il arrivait à l'entendre, après tout ? Visiblement, il te fait déjà la gueule, ça ne peut pas être pire.

 J'ai fui son regard. Tu es très douée pour te faire haïr des autres. Il avait eu raison de bout en bout, et la rage que j'avais entendu dans ses propos lorsqu'il me les avait dit me revenait à nouveau en pleine tronche aujourd'hui. Putain.

 — L'un comme l'autre, vous passez votre temps à répéter que vous n'êtes pas amis, a repris Ilona. On dirait que vous essayez vous-même de vous en convaincre. Mais si vous n'êtes pas amis, vous êtes quoi, alors ?

 Je tentais encore de trouver une réponse à sa question quand le cours de sport, le dernier de la journée, est arrivé. Nouveau trimestre, nouvel emploi du temps, nouvelle activité. Nous avions troqué nos maillots de bain au profit des ballons blancs, jaunes et bleus du volley-ball. J'étais entrée dans le gymnase en traînant la patte, histoire de grossir le trait. Je n'avais pas pu demander une dispense à ma mère. Forcément, ça aurait impliqué que je lui explique l'origine de ma douleur... Le prof n'a pas fait grand cas de mon état. À cause des agrès de gym et du matériel de musculation entreposés dans un coin, le gymnase du lycée n'était assez grand que pour contenir deux terrains de volley. Le Mont Saint André était un établissement réputé pour faire travailler ses élèves de la tête, non des pieds. Deux terrains pour trente élèves. Monsieur Costantel n'allait pas rechigner si une participante passait le cours sur la touche.

 La classe a commencé à faire des tours de piste pour s'échauffer. On comptait quelques porteurs de lunettes dans le lot, mais Milo était le seul à les avoir gardées sur le nez, malgré les instructions du prof. Il devait être sacrément myope pour en avoir besoin en permanence... Ils ont poursuivi par des séries de fractionnés et des étirements. Finalement, des équipes de six joueurs ont été formées, les ballons et les dossards ont été distribués et les matchs ont commencé. Il y avait quelque chose de grisant à assister à tout ça de loin. C'était comme être assise dans les gradins lors d'une rencontre sportive officielle, sauf que le niveau de spectacle ne crèverait pas le plafond puisque nous n'étions que des gamins. J'ai cherché du regard les deux tresses ultra blondes d'Ilona. Elle faisait partie des élèves au niveau intermédiaire. Grâce à sa grande taille, elle était redoutable en première ligne, à intercepter tout ce qui passait à ras de filet, mais pas assez populaire pour avoir été acceptée chez les plus habiles.

 J'ai aussi jeté un oeil en direction de Milo. À voir la teinte empourprée de son visage, il surchauffait rapidement. Concentré, il se tenait en fond de terrain, prêt à réceptionner le service qui allait se présenter. Noé, un mec grand et athlétique, préparait son tir. Même de là où j'étais, je sentais que ça n'allait pas le faire. Milo était trop petit et en mauvaise posture. Le ballon a été lancé en l'air, Noé a frappé. Mon cri a traversé le gymnase une seconde avant l'impact.

 — Attention !

 Ça n'a servi à rien. Je l'ai vu se produire au ralenti alors qu'en réalité, ça s'était fait en accéléré, comme une véritable scène de cartoon. La balle est arrivée avec force, droit sur Milo. Il la suivait des yeux, il l'a vu se diriger sur lui. Et il n'a pas eu le temps de broncher. Elle l'a heurté en pleine poire. Sa tête a rebondi en arrière et ses lunettes ont voltigé dans les airs. Des exclamations d'effroi ont retenti. J'ai grimacé, ressentant la douleur à sa place. Il y a eu un coup de sifflet. Mon camarade s'est étalé au sol, vaguement sonné. D'une main, il se frottait le nez, de l'autre, il cherchait à tâtons sa monture. Les matchs se sont arrêtés et le prof s'est précipité vers le blessé.

 — Tout va bien, mon garçon ?

 Milo n'a pas répondu. Il se frictionnait toujours le visage. Je me tortillais depuis ma place pour observer la scène entre les silhouettes qui convergeaient autour du terrain. Comme je m'étais fait passer pour une estropiée, je n'osais pas approcher.

 — Fais une petite pause, a ordonné monsieur Costantel.

 Le prof l'a accompagné jusqu'au banc de touche où je me trouvais, quelqu'un lui a rapporté ses lunettes, et les échanges ont repris. Milo avait les larmes aux yeux, ça se voyait. Son nez commençait déjà à enfler. Je me sentais mal pour lui... Au bout d'un moment, on lui a apporté une poche de froid. Il l'a appliqué délicatement sur le visage, non sans gémissement. Il ne m'a pas regardé une seule fois. En même temps, il avait mieux à faire. On se tenait chacun sur un bout du banc, tel deux étrangers silencieux qui n'avaient pas envie d'apprendre à se connaître. Cette situation m'a rappelé les souvenirs d'un été pas si lointain... Une minute. Deux étrangers qui n'ont pas envie d'apprendre à se connaître. J'ai écarquillé les yeux, prise de frissons. J'avais cherché la réponse à la question d'Ilona et voilà qu'elle s'imposait inconsciemment à moi. Nous ne sommes pas amis parce que nous sommes encore des étrangers l'un pour l'autre. Je l'ai observé. Yeux plissés, il vérifiait que ses verres n'avaient pas subi trop de dégâts.

 — On joue à un jeu ?

 C'était sorti tout seul. Il a redressé le menton vers moi, l'air insatisfait.

 — T'es sûre que c'est le bon moment pour jouer à quoi que ce soit, espèce de godiche ?

 J'ai cillé, piquée au vif.

 — T'as mieux à faire, peut-être ?

 — Ouais, genre m'assurer que je suis toujours en un seul morceau.

 — Oh ça va ! me suis-je exclamée. Tu t'es pris un mauvais coup, ce n'est pas comme si tu avais fait le Vietnam.

 — Dixit celle qui sèche le cours de sport parce qu'elle a bobo je ne sais où.

 J'ai ouvert la bouche mais je n'ai rien trouvé à rétorquer. Il ne sait pas. Il n'a pas envie de savoir. Il ne veut pas faire l'effort de me demander. J'avais la sensation qu'avec lui, c'était toujours un pas en avant, deux pas en arrière. J'ai baissé les yeux. Fallait-il que je me contente de ça ? D'être sa binôme de TP, sa camarade, et rien d'autre ? Celle sur la photo de classe dont il oubliera bien vite le nom, comme tant d'autres, quand nous quitterions le lycée ? Une étrangère, en somme. J'avais partagé de bons moments et plusieurs de mes premières fois avec un type pour qui je ne valais pas mieux qu'une inconnue croisée à la sauvette sur le long sentier de son existence. Ça m'a fortement miné le moral. Je me suis détournée de Milo, n'ayant plus envie de le voir.

 J'ai entendu un soupir dans mon dos.

 — À quoi tu veux jouer ?

 — Laisse tomber. Si tu ne veux pas jouer, je m'en fiche.

 Mon ton sonnait encore plus acerbe que je n'aurais pu l'imaginer. Il ne m'aime pas. Il n'est pas mon ami. J'avais entendu ces mots plusieurs semaines auparavant, pourtant j'avais soudain l'impression de ne pleinement les comprendre qu'aujourd'hui. S'il avait été prêt à m'offrir son affection, ça n'avait été qu'à ses propres conditions, comme si son amitié pouvait être à temps partiel. J'ai envie de devenir ton ami pour être celui qui te réconfortera en toutes circonstances. Tu parles ! Je n'avais pas lu les petits caractères, au bas du contrat. Surtout, ne pas trop s'impliquer. Rester maître de la situation. Me dire ce que j'avais eu besoin d'entendre afin de me faire taire. Je m'étais fait avoir par sa brusque prévenance à mon égard, par sa gentillesse et sa bienveillance. Il avait su endormir ma vigilance. Un type devient sympa avec une fille qui chiale parce que c'est logique, point. J'avais voulu y voir autre chose.

 Je m'étais bien plantée.

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