Chapitre 1
Jael posa enfin ses outils essuya ses mains couvertes de cicatrice , tentant d’enlever les traces d’huile et de fluide conducteur qui continuaient de s’écouler des membres dispersés au sol. L’odeur fétide emplissait sa minuscule pièce.
Avoir passé la nuit à dépecer sa prise de la veille l’avait exténué. Les restes d’une araignée mécanique gisaient sur le sol. Tout ce qui pouvait avoir de la valeur avait été prélevé et posé sur sa table de travail, y compris son principal trophée : un minuscule cœur sphérique, pulsant d’une faible lueur rougeâtre. Après plusieurs jours de recherche et de nuits passées à dormir dans les ruines, sa patience avait payé.
Une migraine lui martelait la tête et une douleur brûlante lui déchirait l’épaule, juste à l’endroit où la bête l’avait mordue, rappel cruel que tout trophée avait un prix. Ces bestioles étaient rapides et vicieuses ; Un instant d’inattention, et il aurait fini au fond d’un caniveau.
Malgré tout, Jael était satisfait. Il en avait besoin. La fin du cycle approchait, et les collecteurs de taxes frapperaient bientôt à sa porte. La vente du cœur métallique lui permettrait au moins de les tenir éloignés quelque temps.
Ironie du sort : lui qui était charognard depuis des années n’avait jamais compris à quoi servaient réellement les cœurs qu’il faisait passer en douce, puisque le seul endroit où ils étaient censés fonctionner restait l’usine qui alimentait la ville en eau et en électricité.
Mais poser trop de questions pouvait s'avérer dangereux dans cette cité.
Se dirigeant vers sa cuisine de fortune — deux pas à peine —, il alluma son réchaud après y avoir versé un peu de combustible. La chaleur monta aussitôt et réchauffa ses os fatigués. La sensation était délicieuse, presque suffisante pour lui donner envie de s’étendre et se reposer enfin.
Mais il avait encore à faire.
La flamme bleue stabilisée, il posa une casserole dessus et réchauffa une ration alimentaire.
Une fois rassasié, il se concentra un moment sur un objectif précis, afficher sot statut système. Un éclair de douleur traversa ses yeux : sa rétine brûla, la douleur dura une fraction de seconde, puis une lueur bleuâtre survola son esprit. Des mots traversèrent sa conscience, rapides, éphémères, mais compréhensibles.
ID : 350543AF
Niveau : 0
Synchronisation : 31 %
Classe : aucune
Attributs : aucun
Log système [XB7ER3NZ…]
La fenêtre, aussi brève qu’énigmatique, disparut aussitôt, mais pas sans lui laisser un goût amer.
Il s’attendait à ce résultat, mais le voir affiché ainsi lui serra la poitrine.
Aucune progression, malgré le combat de la veille. Et malgré la cicatrice qui marquerait son épaule pendant des cycles entiers.
Secouant la tête pour chasser ses pensées, il se força à relativiser. Monter de niveau était difficile pour tout le monde, même pour les combattants aguerris. Quant aux charognards comme lui, ils finissaient presque toujours leur vie tout en bas de l’échelle.
Il enveloppa soigneusement le cœur de la bête dans des haillons qu’il mit dans sa poche, glissa quelques pièces détachées utiles dans son sac, et sortit de sa cabine.
Il vivait dans une structure d’habitation délabrée, une tour d’une trentaine d’étages, chacun en plus mauvais état que le précédent. Les grincements du métal rythmaient la vie quotidienne, et l’odeur de détritus stagnait dans l’air — le système d’évacuation étant en panne depuis plusieurs cycles. Les voltigeurs réparateurs ne s’approchaient plus de la zone.
Pas assez de budget, disaient les dirigeants.
Descendant la rampe grinçante, il leva les yeux. Au loin, au-delà des abords de la ville, s’élevait un immense pilier qui atteignait le plafond à peine visible. À mi-hauteur, on distinguait un chiffre colossal inscrit sur la paroi : 3.
Il sursauta quand un appel le tira de sa réflexion. Il se retourna, la main agrippée à la rambarde.
— Hé, Jael ! Quoi de neuf ?
C’était Brick, un voisin du même immeuble, un gaillard massif qui, pour une raison mystérieuse, le considérait comme un ami. Il tenait dans sa main un appareil électronique probablement récupéré à la ferraille, dans l’espoir de le réparer.
Brick était un charognard, comme lui, de toute façon, pour eux les gens du quartier pauvre, c'était ça ou travailler à l’usine, et il préférerait crever de faim que travailler la-bas.
— Rien de spécial. Je vais au marché refourguer quelques babioles.
Brick eut un large sourire, révélant des dents irrégulières, jaunies par tout ce qu’il pouvait se permettre de fumer ou mâcher.
— Encore de la ferraille ?
— Oui, j’ai eu de la chance, je suis tombé sur un coin pas mal.
Brick l’observa d’un regard suspicieux.
— Hmmm! t’as disparu pendant des jours, mec, va raconter tes bobards à quelqu’un d’autre? T'étais encore partie traquer les bêtes mécaniques.
Le jeune charognard regarda ses pieds, la confiance était quelque chose qu’il avait du mal à accorder.
— Oui j’avoue, j’ai essayé, et j’ai lamentablement échoué, comme d’habitude.
Brick lui tapota l’épaule
— C’est peut être mieux comme ça, si la milice te surprend à faire le travail des récupérateurs, t’es bon pour passer le restant de tes jours à l’usine.
Un frisson traversa Jael.
— Ces enfoirés.
— Je suppose que ta synchronisation n’a pas bougé?
Un sourire forcé se dessina sur les lèvres de Jael
— Pas d’un poil, puisque je ne me suis pas battu.
Avant que Brick puisse poser une autre question, car il y en avait toujours une autre, Jael fit un pas en arrière.
— Je dois y aller.
Il tourna les talons et descendit rapidement pour couper court à l’interrogatoire. Brick était sympathique, mais bavard. Et tout le monde savait que la synchronisation nécessitait de combattre des monstres, et des monstres différents en plus, si vous faisiez face à la même espèce encore et encore, votre synchronisation cessait d’évoluer.
C’était pour cette raison que très peu de gens atteignaient le niveau 1, même les récupérateurs expérimentés avaient du mal à évoluer.
La plupart des gens restaient coincés au niveau 0. Nul ne savait pourquoi. Comme tout ce qui concernait le système, c’était un mystère. Même les vieux charognards n’en savaient pas davantage.
Il poursuivit sa route à travers les ruelles mal éclairées. Ses bottes tintaient sur le sol métallique à chaque pas, et l’air empestait les graisses rances et les déchets. Le quartier pauvre où il vivait n’était pas pire que les autres, seulement plus honnête dans sa misère.
Sur le chemin, il croisa des travailleurs hagards, vêtus de haillons, le visage noirci de cendre typique aux travailleurs de l’usine, principal employeur de la ville, et le plus impitoyable. Les conditions de travail étaient si affreuses que la mort d’ouvriers était monnaie courante.
Mais l’usine fournissait la ville en eau et en énergie, et elle appartenait aux dirigeants de la ville, alors personne ne pouvait la critiquer sans en assumer les conséquences.
Jael bifurqua vers l’est, direction le quartier marchand. Il passa près du poste de garde sans un regard. Mieux valait ne pas attirer l’attention de ces types.
Le marché l’engloutit aussitôt : un chaos de cris, de métal et d’odeurs. Des étals regorgeant de rations alimentaires, d’habits rapiécés, de ferraille par centaines.
Au fond, un grand écran d’affichage projetait les sempiternelles propagandes : la milice menaçait les trafiquants, l’usine vantait ses “offres d’emploi bien rémunérées”.
Jael eut un sourire amer. L’usine recrutait toujours, vu que ses ouvriers ne faisaient jamais long feu.
Il se détourna de l’écran et se dirigea vers une boutique au fond du marché. Celle de Soul, un vieux renard impitoyable qui n'hésiterait pas à vendre sa propre mère si cela lui rapportait de l’argent. C’était son receleur.
Il jeta des regards discrets à droite et à gauche, pour s’assurer que personne ne le regardait, puis entra.
Il poussa la porte grinçante et pénétra dans le lieu désert ; parfait. Il ne voulait pas qu’on le voit ici, encore moins qu’on sache qu’il avait ramené un cœur non déclaré.
Soul leva la tête quand la cloche tinta. En reconnaissant Jael, il esquissa un sourire carnassier, glissant discrètement sous le comptoir l’arme qu’il venait de saisir.
— C’est toi, gamin. Que me vaut l’honneur ?
— J’ai des nouvelles marchandises
— Je ne prends plus de ferraille, tu le sais, non ? J’en ai déjà un stock pour toute une vie. Tu m’as apporté quelque chose qui mérite que je me lève ?
Jael se racla la gorge.
— Un cœur d’araignée.
Le vieil homme se redressa doucement, ses yeux brillant d’un éclat cupide.
— Tu te débrouilles bien, gamin. Allons voir ça à l’intérieur
— Pourquoi à l’intérieur ? demanda Jael, sur la défensive.
Soul fit un signe de la main et se dirigea vers l’arrière-boutique.
— Suis-moi. Et verrouille la porte derrière toi.
Jael hésita, puis obéit à contrecœur. Chaque pas derrière cet homme lui paraissait plus lourd que le précédent.

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