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Jael décida de flâner un peu avant de rentrer à son habitation. Il avait besoin de réfléchir.
Il prit un chemin détourné et se dirigea vers le quartier central, là où étaient installés le seigneur de la ville et tous les hauts fonctionnaires. La plupart occupaient leurs postes avant même sa naissance.
Il passa devant le temple, un bâtiment délabré qui faisait office de point de rencontre de tous les croyants de la ville, si peu nombreux soient-ils. Seul un panneau lumineux dangereusement penché et dont la moitié des lettres ne s'allumaient plus permettait de l’identifier. À travers les portes grandes ouvertes, Jael pouvait distinguer le prêcheur, debout sur une estrade, devant une poignée de fidèles, livrant son sermon habituel.
Il fut une époque où le jeune charognard s'intéressait à ces croyances, mais cela lui passa rapidement. Ces gens prônaient que le système était un être suprême à qui tous les humains devaient obéissance et vénération, sous peine de se voir infliger les pires souffrances s’ils ne le font pas.
Il ne fallait pas non plus, de leur point de vue, tuer les bêtes mécaniques, ni utiliser leurs cœurs d’énergie, car cela serait un blasphème.
Ces croyances avaient très peu de disciples, principalement car les élites voyaient d’un mauvais œil leurs préceptes, surtout l’interdiction d’utilisation des cœurs, c’était quand même leur plus grande source de pouvoir et le principal moteur de l’économie de la cité.
Sans un second regard, il dépassa le temple, et continua sa route vers le centre.
Il avait à peine parcouru quelques rues qu’il remarqua un mouvement inhabituel : les miliciens en patrouille semblaient tendus, et les rondes étaient plus fréquentes qu'ordinaire.
Réduisant sa présence au minimum pour ne pas attirer l’attention, il avançait en rasant les murs.
Jael s’approcha discrètement du bâtiment central, celui qui abritait le conseil de la ville, tout en veillant à rester discret.
Le bâtiment contrastait fortement avec le reste de la ville. D’un côté, c’était l’une des rares constructions à bénéficier d’un approvisionnement continu en eau et en électricité. De l’autre, son architecture tranchait nettement avec celle des constructions environnantes : en plus d’être le plus haut édifice, il était quasiment le seul à avoir conservé son architecture d’origine, sans subir les réparations sommaires et souvent bâclées infligées aux autres bâtiments.
En s’approchant davantage, il capta quelques bribes de conversation.
— … ceux d’en haut, il a… avec lui. — … étrange, depuis quand nous n’avons pas…
Tiens tiens. pensa Jael. Ça a l’air intéressant.
Il se rapprocha encore.
— … guides…, Qu’est-ce qu’ils…
Un petit craquement s’éleva sous ses pieds, il venait de marcher sur un morceau de verre, le faisant voler en éclats.
Il s’arrêta net, retenant son souffle, une goutte de sueur coula sur son front.
S’ils m’attrapent, je suis mort.
Mais les gardes à proximité ne semblaient rien remarquer, il osa avancer encore d’un pas, les voix étaient maintenant plus nettes.
— Leur équipe est partie depuis plusieurs dizaines de cycles, ils doivent être tous morts.
Un des gardes qui discutaient bâilla, évoquant qu’il devrait retourner à son poste. Il se retourna d’un mouvement que Jael n’avait pas anticipé, marchant directement vers la cachette du jeune charognard. Ils furent rapidement face à face.
Les deux eurent un moment de silence, surpris. Le garde fut le premier à réagir, sortant son arme.
— Hé, toi ! Qu’est-ce que tu fais là ?
Jael sursauta, reprenant ses esprits, il fit un demi-tour, il fila comme une flèche dans l’une des ruelles adjacentes, sans laisser l’occasion au garde de réagir.
— Arrêtez-le ! C’est un espion !
Un espion, mon œil. Que voudraient espionner ces tas de minables ? pensa Jael sans ralentir.
Il ne chercha même pas à vérifier s’il était poursuivi. Il continua sa course, bousculant plusieurs passants au passage et récoltant quelques insultes bien senties. Il s’en moquait : s’il se faisait attraper par la milice, ce serait le cadet de ses soucis.
Après quelques minutes, il ralentit, haletant, il ne fallait pas trop attirer l’attention.
Un message clignota dans son champ de vision :
[Fort stress détecté – rythme cardiaque anormal]
Il chassa l’alerte d’un geste agacé. Le système avait le don de se manifester aux pires moments.
Une fois son souffle repris, il accéléra de nouveau le pas.
Un seul milicien doté d’un attribut de force ou d’agilité aurait suffi à le rattraper sans difficulté.
Jael sourit malgré lui. Au fond, même si beaucoup de miliciens étaient de niveau 1, ils restaient pour la plupart une bande de bras cassés arrogants.
Le système pouvait faire beaucoup de choses : renforcer le physique, améliorer l’agilité, la vitesse, voire la perception. Mais il ne guérissait pas la stupidité.
Amusé par sa propre pensée, un sourire au coin des lèvres, Jael poursuivit sa route vers le quartier pauvre.
La transition entre les quartiers était brutale, comme une ligne invisible séparant les damnés du reste de l’humanité. Il fut accueilli par l’odeur, le clapotis régulier d’une canalisation fuyarde, et un filet brunâtre serpentant jusqu’à une bouche d’évacuation avant de disparaître on ne savait où.
Les pauvres, comme tout le monde, payaient la taxe de l’eau — soi-disant pour l’entretien du réseau. Mais ici, les fuites et les tuyaux branlants suspendus dans le vide prouvaient bien qu’il ne s’agissait que d’un moyen supplémentaire de contrôle.
En avançant, un mauvais pressentiment l’envahit. Il accéléra le pas, mais décida de ne pas rentrer directement chez lui. À la place, il se dirigea vers la tour abandonnée située tout au nord du quartier.
Selon les histoires de Brick, autrefois, des magiciens l’utilisaient pour transmettre des ordres sous forme d’images. Jael n’y avait jamais cru. Aujourd’hui, ce n’était plus qu’un amas de ferrailles grinçantes et instables, servant surtout d’abri précaire aux mendiants.
Mais elle offrait une vue plongeante sur tout le quartier, et se trouvait près de son immeuble.
Il grimpa rapidement, prenant soin de ne pas réveiller les dormeurs, puis se positionna sur un balcon, bien à l’abri des regards.
Comme il le craignait, l’activité était inhabituelle. Plusieurs groupes de miliciens quadrillaient la zone. D’ordinaire, ils laissaient le quartier pauvre gérer ses affaires, hormis le jour de la collecte des taxes — qui n’était pas encore arrivé.
Pire encore, leur présence semblait se concentrer autour de son immeuble.
Ils cherchent quelqu’un… Mais qui ?
Un instant, il songea à Soul, venu le faire taire après son hésitation à accepter son offre. Il balaya vite cette idée. Soul graissait la patte à la milice, c’était connu, mais jamais il n’aurait eu le pouvoir de mobiliser autant d’hommes.
Non. Ils cherchaient quelqu’un d’autre.
C’est alors qu’il aperçut Brick, passant dans une ruelle plus loin.
Sans réfléchir, Jael descendit de sa cachette et se dirigea vers lui.
Rapidement il fut dans la rue, suivit la trace de Brick parmi les détritus, bouts de ferraille tordus et fils électriques dénudés qui constituaient à eux trois la principale décoration du quartier pauvre.
Jael rattrape Brick rapidement. Le tira vers un coin entre deux conteneurs métalliques.
— Quoi ? Qui… ?
Jael esquiva le coup de poing hasardeux que Brick a essayé de lui porter à l’aveugle.
— Calme-toi Brick, c'est moi, Jael.
— Putain Jael ! J'ai failli avoir une attaque, je croyais que c’était la milice.
— Désolé, je ne voulais pas te faire peur, qu'est-ce qui se passe ici ?
— À toi de me dire.
Jael sursauta.
— Quoi ?
Brick plissa les yeux, regardant attentivement Jael.
— Je les ai vus sortir de ton taudis, l'un d'eux portait ton matériel de dépeçage. Tu sais, celui que tu me disais que tu ne possédais pas, vu qu’apparemment tu ne chasses jamais les bêtes mécaniques.
— Merde, comment ont-ils su ?
Brick souleva les épaules.
— En plus, depuis quand ils envoient un tel dispositif pour un simple charognard ?
— Mec, je t'avais déjà dit de calmer tes ardeurs. Pour les ferrailleurs comme moi, ils ferment généralement les yeux, mais quand quelqu'un faisait entrer des cœurs en ville, ils deviennent plus nerveux.
Brick n'avait pas tort, il a probablement merdé pendant le passage à travers les murs de la ville, un de leurs surveillants a dû sentir la signature énergétique du cœur, il a dû passer sacrément près de lui sans s'en rendre compte s'il a pu sentir un cœur aussi faible.
Les synchronisés avec des attributs de perception étaient capables d'augmenter leur sensibilité aux cœurs, les rendant capables de percevoir leur présence, qu'ils soient sur des êtres vivants — peut-on réellement parler de vivants avec des monstres mécaniques ? — ou qu'ils soient déjà prélevés. Cela les rendait particulièrement efficaces en tant que récupérateurs, même si, en raison de leur distance de repérage relativement faible, ils pouvaient traquer les bêtes cachées dans les ruines et faciliter le travail de leurs équipiers.
Mais ce genre de capacités était extrêmement rare.
Jael ne savait pas quoi faire, il tourna la tête nerveusement, avança d'un pas, puis s'arrêta.
Brick le regarda d'un air inquiet.
Maintenant qu’il y pensait, depuis la mort de ses parents il y a plusieurs années, quand il avait atterri — forcé — dans le quartier pauvre, Brick était l’un des rares à l’avoir soutenu, probablement ayant eu pitié d’un gamin qui se retrouvait seul dans un monde qu’il ne connaissait pas. Il l’avait aidé à s’installer en lui recommandant des petits boulots pour survivre. Jusqu’à ce qu’il se prenne en main, relevant les manches pour gagner sa croûte contre vents et marées.
Pourtant, Jael n’avait jamais cessé de le considérer avec méfiance, c’était quelque chose d’inné chez lui, il n’accordait jamais sa confiance aux autres.
Brick finit par le soustraire à ses pensées.
— Écoute Jael, il faut que tu te planques quelque temps, en attendant que la tempête passe.
— Pour aller où ? Cette chambre était tout pour moi, il yy avait dedans tout ce que je possède.
— Ce n'est pas les taudis vides qui manquent ici. Et ton matériel, tu pourrais en avoir un autre, tant que t'es vivant.
Puis il enchaîna, en tirant Jael par la main.
— Viens avec moi.
Étant complètement perdu, Jael se contenta de suivre Brick machinalement, tout en ruminant la liste de tout ce qu'il a perdu, pas grand-chose dans les faits, mais même ce peu serait compliqué à reconstruire, il lui faudrait des mois rien que pour se procurer un nouveau matériel de dépeçage.
Ils avançaient à travers les ruelles faiblement éclairées, tout en s'arrêtant dès qu'une patrouille s'approchait pour se cacher parmi des décombres ou derrière des murs d'acier effondrés.
Les deux finirent par entrer dans une ruelle quasiment à l'extrémité du quartier, près des murailles de la ville. Brick en tête, il tourna la tête une dernière fois pour s'assurer que personne ne les surveillait.
Rassuré, il poussa plusieurs poutres en acier qui reposaient négligemment contre un mur, pour révéler une fente étroite, juste assez large pour faire passer son corps musclé.
Sans attendre, il s'engouffra dans le passage et disparut. Ne sachant quoi faire, Jael le suivit.
Au fond, une porte métallique barrait le passage, Brick la manipula pour l’ouvrir, puis se retourna et dit à Jarl.
— Bienvenue dans mon antre, c'est ici que je stocke mon matériel de travail, bien à l'abri des regards.
Puis ajouta, avec un petit clin d'œil.
— Pas comme certains qui laissent leur matériel disposé à la vue de tous en plein centre de leur habitation.
Jael s’empourpra, Brick avait parfaitement raison, il avait péché par excès de confiance.
— Tu peux rester là en attendant que les choses se calment, il y a de l'eau et quelques rations de nourriture, donc tu n'auras pas à sortir, je reviendrai te voir dès que possible.
Jael était vraiment touché par ce geste, l'altruisme était une denrée rare dans cette ville.
— Je te revaudrai ça.
— T'inquiète, et porte-toi bien.
Brick faisant un pas en arrière pour laisser la place à la porte pour se fermer, puis quitta les lieux.
Jael, enfin seul, tourna les yeux dans les lieux, éclairés uniquement par quelques lueurs venant des interstices au plafond. Il lui fallut quelques instants pour s'habituer à la pénombre avant de pouvoir distinguer les lieux.
Deux tables de travail, avec plusieurs outils de réparation, une scie à métaux, des plaques d'isolation, et d'autres qu'il ne distinguait pas suffisamment bien pour les identifier.
À côté, un lit simple, preuve que Brick passait beaucoup de temps ici.
Sans hésitation, il se laissa tomber sur le lit, presque aussi dur que le sol, mais il s'en foutait, la journée avait été longue.
Pourtant, il ne pouvait trouver le sommeil, il n'arrêtait pas de tourner les événements de la journée en boucle dans sa tête.
Quelle que soit la manière dont il abordait la question, il arrivait toujours à la même conclusion.
Reconstruire sa vie, même si c'est compliqué, pourrait se faire, mais est-ce vraiment ce qu’il voulait ? Reconstruire un château de cartes et attendre gentiment la prochaine fois où la milice viendrait le détruire.
Non, il n'était pas du genre à prier en espérant que les choses aillent mieux.
Il avait besoin d'air, de liberté, de prendre son destin en main.
Ou mourir en essayant.
Une petite pensée fugace de ses parents traversa son esprit, mais ça ne dura pas longtemps.
Il se remit à penser à l’offre de Soul.

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