4

12 minutes de lecture

Après quelques heures d'un sommeil perturbé, Jael n’en pouvait plus. Allongé sur le lit de fortune, il fixait le plafond, incapable de refermer l’œil, une question le tarodait.

Comment ont-ils su ?

Il avait pourtant pris toutes ses précautions comme d’habitude, choisi un passage secondaire, attendu la relève des patrouilles…

Et pourtant, la milice était bien là et elle le cherchait.

Il repensa aux synchronisés, ceux avec un attribut de perception pouvaient – à ce qu'on racontait – repérer les variations d’énergie dans l’air à plusieurs dizaines de mètres. Il n’avait jamais croisé ce genre d’individus. Ces types-là pouvaient “sentir” un cœur, qu’il soit implanté dans une bête ou rangé dans un sac.

Pourtant, à sa connaissance, les synchronisés de perception étaient trop précieux et trop rares pour intégrer la milice, leurs capacités les rendaient indispensables dans des équipes de récupérateurs.

Il eut un petit rire amer.

J’ai dû tomber sur le seul gars qui n’est pas devenu récupérateur… Quelle connerie.

La prochaine fois, il ferait mieux de garder ses trouvailles loin de son taudis. S’il y avait une prochaine fois.

Il frotta ses yeux fatigués et regarda l’horloge mécanique accrochée au mur. Ses aiguilles étaient figées sur douze et trois ; elle n’avait probablement jamais fonctionné. Brick devait la garder comme décor, ou dans l’espoir de la réparer un jour pour la revendre.

Une horloge était un produit de luxe destiné à des clients aisés. Les gens normaux, eux, se contentaient de déduire l’heure selon la luminosité du plafond ; celui-ci brillait avec une intensité variable selon la période de la journée.

En jetant un regard à travers les interstices du plafond, il constata qu’il était encore tôt, le marché n’était pas encore ouvert.

Voulant profiter du temps qu’il lui restait, il essaya de réévaluer la situation avec calme.

Hier, avant de dormir, il avait presque décidé d’aller voir Soul, mais cela le dérangeait. En faisant ça, il allait juste déplacer son problème. Ça ne valait pas la peine d’éviter l’esclavage dans l’usine s’il marchait droit vers une mort quasi certaine.

Si le secteur 87 était un défi de taille pour une équipe de récupérateurs chevronnés, pour un charognard seul, c’était insurmontable.

Jael serra sa tête entre ses mains, faisant les cent pas dans le petit espace.

Il prit inconsciemment entre ses doigts le petit pendentif accroché à son cou, dernier vestige de ses parents disparus.

Je dois le faire, si un jour je veux sortir de cette boucle infernale, il faudrait prendre le risque.

Non, je resterai planqué là un moment, ils finiront par m’oublier.

Jusque là sa doctrine dans la vie était simple : ne compter que sur soi-même, et survivre coute que coute.

Après un temps infini passé à tourner en rond et à trifouiller les instruments de Brick – il ne va pas m’en vouloir, enfin, je pense.

La première journée passe lentement, trop lentement, il commençait déjà à se sentir étouffé dans cet espace exigu.

Le lendemain, en dépit de tout bon sens, Jarl finit par décider de sortir dehors pour constater la situation par lui-même. C’était ça ou perdre la raison.

La lumière extérieure qui filtrait à travers les interstices de la blanque, bien que faible, était d’un mélange de rouge et de jaune significatif, c’était le matin.

ouvrant la porte de l’atelier, il traversa l’espace étroit qui le menait vers la trappe extérieure. En arrivant, il remarqua que Brick avait remis les poutres à leur place pour cacher l’entrée.

Il les écarte doucement, d’abord un peu, pour lui permettre de jeter un œil aux alentours, personne en vue. Il attendit quand même quelques instants, avant de finalement tout dégager et de s'extirper de la trappe.

À l’instant même il posa les pieds à l’extérieur, des bruits de pas se firent entendre, il courut rapidement se réfugier derrière les poutrelles d’un bâtiment en face.

Les bruits de pas se firent plus puissants, plusieurs gardes finirent par apparaître au détour de la ruelle.

Les miliciens s'arrêtèrent pile en face de l'entrée de la cachette de Brick. Et comme pour dissiper tout doute dans son esprit. L’un d’eux déclara :

— Ça doit être là. Dégagez le passage.

Les autres se mirent immédiatement au travail, il leur fallut peu de temps avant de révéler le passage vers la porte intérieure qu'ils empruntaient immédiatement, laissant un seul milicien pour surveiller l’extérieur.

Il ne pouvait pas sortir à cause du garde posté dehors, alors il attendit, gigotant nerveusement. Comment ont-ils pu le trouver ? Est-ce que Brick l'avait trahi ?

Les miliciens sortirent peu après, l’un d’eux déclara :

— Il n’est pas là, cet enfoiré nous a menti.

Jael sentit sa poitrine se resserrer, Brick l’avait bel et bien trahie.

Il attendit patiemment que les miliciens s’éloignent, puis il quitta sa cachette, les poings serrés. Décidé d’aller mettre les choses au point avec ce traitre.

***

Quitter le quartier pauvre impliquait de passer près de sa piaule, il ne put s’empêcher, malgré le risque évident, d’aller regarder si les miliciens y étaient toujours. Se déplaçant avec précaution, rasant les murs, se cachant dans l’ombre dès qu’il voyait une patrouille approcher.

Son comportement, aussi paranoïaque soit-il, ne suscitait pas autant d'attention que ça de la part des passants. Ici, la crainte des miliciens était gravée dans les esprits, et chacun avait sa propre raison pour les éviter, voir quelqu’un raser les murs était presque banal.

Arrivé aux abords de son bâtiment, un attroupement attira son attention, une dizaine de personnes étaient en demi-cercle autour de quelque chose, juste devant l’entrée, qu’il ne pouvait pas identifier de là où il était.

Après un coup d’œil aux environs pour s’assurer que le paysage était libre, il avança, regardant par-dessus les épaules. Son cœur tomba entre ses jambes à la vue du spectacle macabre qui s’offrait à lui.

Un corps massif, tout en muscles, au visage carré était accroché sur une poutrelle. Le corps était nu, couvert de blessures, on pouvait distinguer qu’aucune partie n’avait été épargnée par les sévices. Une torture dans les règles.

Jael se figea devant le corps sans vie de Brick, sa respiration devint haletante, un haut-le-cœur le submergea, il se retira rapidement pour vider le contenu de son ventre contre un mur.

Trainant les pieds, il s’éloigna lentement des lieux du drame.

***

Après avoir passé une bonne partie de la journée à trainer dans les rues de la ville, Jael prit sa décision. Il partit retrouver Soul dans sa boutique.

Son premier défi était de passer le poste de milice à l’entrée du marché. Bien qu'il ait souvent l'habitude de passer, et que les gardes le laissent habituellement en paix, excepté pour quelques poussées et coups chaque fois qu'il faisait du bruit devant eux, il ne considérait pas cela réellement comme un souci étant donné à quel point il y était habitué. Mais là c’était différent, il était clairement recherché, et il suffit que ces gars aient son portrait pour qu’il soit dans la merde.

Trois gaillards étaient postés en permanence devant l’entrée, il savait que l’un d’eux était un synchronisés de force, un ancien récupérateur à la retraite à ce qu’on racontait, placé là spécialement pour dissuader tout éventuel perturbateur.

Le jeune charognard espérait secrètement qu’ils ne soient pas présents, mais malheureusement, le marché avait une entrée unique, et les gardes étaient bien à leur poste.

Il s'éloigna pour le moment, et essaya de faire un détour pour voir s’il n’y avait pas un autre moyen de passer. Effort inutile, il le savait, le marché était entouré d’une muraille d’acier poli. assez haute, il n’y avait même pas de bâtiment proche s’il avait eu la folle idée de sauter.

Difficile de faire mieux protégé, l’histoire de l’ancienne caserne que racontent certains est peut-être vraie, pensa Jael.

De retour devant la porte, il décida de tenter un coup de Pock – ce vieux jeu de bluff des bas-fonds –, profitant qu’un groupe entrait en même temps, il se faufila entre eux, marchant à leur rythme, la tête baissée.

au moment où il dépassait l’entrée du marché, quelqu’un cria derrière lui.

— Hé ! Toi.

Il fit semblant de n’avoir rien entendu, mais juste au moment où il essaya d'accélérer, une main de fer se posa sur son épaule. Une douleur fulgurante, presque blanche, lui traversa tout le bras.

Jael étouffa un cri de douleur, c’était son épaule blessée, et vu la force colossale de cette prise, c’était le synchronisé de force qui venait de l’agripper.

Il était foutu.

— Hé ! Je te parle !

se retournant et levant les yeux vers le colosse au visage carré, au regard dur, Jael répondit :

— Euh… moi ? Je croyais que vous parliez à quelqu’un d’autre.

— Putain de crasseux, tous aussi cons les uns que les autres ! Et puisque cela nous vaut l’honneur de cette visite, petit merdeux, recel ou vol à l'étalage !

La blague était apparemment bonne, car les deux autres gardes se mirent à rire brutalement, attirant les regards curieux des passants.

Jeal tremblait, il pensait déjà à ces journées à réparer les machines ou à transporter des je ne sais quoi à travers l’usine, avec un uniforme gris terne et un regard qui l'est encore plus.

Pourtant il répondit.

— Je suis juste venu travailler, Soul me missionne comme garçon de course parfois.

À l'évocation de son nom, le milicien grimaça, probablement parce qu'il faisait partie des gens qui recevaient des “cadeaux” de la part de Soul.

— Qu'est-ce que prend ce vieux renard à employer un merdeux des bas quartiers ?

— Probablement parce qu'il le paie une misère, si jamais il le payait. répondit un autre milicien en riant.

Le premier milicien, qui tenait toujours Jael solidement, lâcha un grognement, mais finit par desserrer sa prise sur l'épaule de Jael.

— Tire-toi d’ici.

Jael ne bougea pas, il ne comprenait pas.

— T’es sourd ! Dégage de ma vue. répéta le milicien, en poussant Jael cette fois jusqu’à le renverser sur le dos.

La chute secoua Jael, mais lui permit de se réveiller, il tourna les talons aussi vite qu’il put, et s’en fut sans demander ses restes.

Il venait de comprendre, ces connards n’avaient pas son signalement, ce qui était compréhensible vu le niveau de coordination inexistant entre les différentes branches de la milice.

Il se demandait même si ceux qui le cherchaient hier savaient à quoi il ressemblait, ils auraient pu l’avoir pendant qu’ils torturaient Brick, mais l’ont-ils fait ?

Un frisson lui parcourut l’échine à l’évocation de la torture de Brick, ce malheureux.

décidant que ce n’était pas le moment de chercher une réponse à cette question, il avança vers le magasin de Soul. Une fois devant la porte, il s'arrêta un instant, hésitant, avant de prendre une grande respiration et de pousser la porte grinçante.

Soul était là, assis dans sa position habituelle, en train de scruter des yeux un objet qu'il ne reconnaissait pas, il n'était pas en métal, mais en une autre matière, inconnue.

Jael avança. S'arrêtant à deux mètres de Soul, et attendit patiemment que ce dernier finisse.

— Gamin ! Ravi de te revoir, t’as finalement décidé de m’honorer par une réponse ? dit Soul tout en rangeant son objet dans une armoire derrière le comptoir.

Puis se retourna pour faire face à Jael avec un grand sourire.

— Qu'est-ce qui t'a décidé à accepter ? En assumant bien sûr que tu es là pour ça.

— Je suis là pour ça, je suis partant si tu m'expliques ce que je dois faire.

Inutile de parler de la milice à ses trousses, ça ne ferait qu’exposer sa faiblesse.

Soul, au lieu de répondre, se retourna pour entrer dans son arrière-boutique. Jael le suivit de près sans attendre d'invitation.

Soul s’assit directement à son bureau, puis attaqua sans attendre.

— D'abord, soyons clair, à partir de cet instant, tout ce que je dirai est un secret professionnel. Si tu décides de m'écouter, il n'y aura pas de retour arrière possible.

Jael se frotta les mains nerveusement, la menace était claire.

— Vas-y, je t'écoute.

Soul se redressa dans son fauteuil, croisa les doigts.

— Que sais-tu du secteur 87 ?

— Rien de plus que ce que tout le monde raconte : le puits de l'enfer, les monstres à profusion, les ruines, l'explosion qui a coupé l'accès aux étages inférieurs.

— Tout ça est vrai, mais laisse-moi te poser une question : comment sait-on qu'il y a des étages inférieurs ? Tu connais quelqu’un qui y est déjà allé ? Ou qui en soit revenu ?

Jael marmonna avec confusion.

— Parce que c'est ce que tout le monde dit, il existerait vingt étages – ou dix, selon les versions –, nous vivons au troisième, il y a donc forcément des étages inférieurs, ces derniers sont contrôlés par les monstres, et depuis l'explosion, personne ne peut y aller.

— En effet, c'est ce qui se dit, déclara Soul, avant d'ajouter :

— Tout ça est vrai, mais il reste beaucoup de points d'ombre. Le premier étant : si l'accès est coupé vers les étages inférieurs, d'où viennent les montres ?

Jael le regarda avec confusion.

— Mon client est une sorte d'érudit qui étudie l'histoire de notre monde, et il pense que certaines réponses se trouvent dans la zone 87.

Soul se leva, se retourna vers une armoire derrière son bureau pour l'ouvrir.

Jael jeta un regard par-dessus l'épaule de Soul.

Du papier, une autre rareté, pensa-t-il.

Soul choisit quelques documents dans la pile puis referme l'armoire.

— Dans notre monde le système régit tout. Lumière, météo, chaleur, même nos évolutions sont décidées par lui. Mais personne ne comprend réellement qui ou quoi est derrière les messages fugaces et douloureux que nous expérimentons tous.

Jael était de plus en plus confus, il s'était déjà — comme tout le monde — posé des questions sur le système, mais entre les explications des fanatiques qui le plaçaient en être divin à adorer sans limites. Les synchronisés pour lesquels il est destiné à trier les privilégiés des autres et leur offrir la puissance qu'ils méritent. Les gens du peuple qui s'en foutent tout simplement tant qu'ils survivent un jour de plus. Et maintenant cet érudit — ça doit être sympa de ne pas être constamment monopolisé par la survie, ça permet de penser à des futilités — qui veut le comprendre.

Soul prit un papier dans le tas, le scruta attentivement avant de le poser et de le déplier soigneusement sur le bureau. Le parchemin était assez grand pour couvrir le bureau et même déborder par endroit, et dit à Jael :

Il pointa le parchemin du doigt.

— Dis-moi ce que tu vois.

Jael tendit la main pour prendre le papier, avant de se figer au regard incendiaire de Soul.

— Bas les pattes, ceci est plus précieux que toute ton existence, regarde sans toucher.

Vexé, Jael retira sa main, puis se mit à scruter le papier.

Le contenu ressemblait à une sorte de carte, il avait déjà vu des cartes, mais ça n'allait jamais au-delà des proches alentours de la ville. Et elles n'étaient évidemment pas en papier. Celle que lui-même utilisait était en matière synthétique lisse, résistance à l'extrême.

Celle-ci, au-delà de la matière, semblait donner un aperçu général de leur étage. Il observait la ville de Narv à une extrémité, et à l'opposé, une note avec une écriture fine indiquait “zone 87”, entre les deux pleine d'annotations, “zone 19”, “couloir central”, “accès maintenance” — qu'est-ce que ça veut dire ? —, ainsi de suite. Il avait aussi des zones — plus de la moitié en fait — avec juste un commentaire “non cartographié”.

— Parlons de ce que tu dois faire. dit Soul. Tu devras partir au plus tôt, je te donnerai les informations sur le lieu exact et l'objet à chercher.

— Je peux emmener la carte ?

— Bien sûr que non. Je te laisserai recopier ton chemin sur ta propre carte, je sais que tu en as une.

J'en avais une, elle était dans ma planque, elle est maintenant aux mains de la milice.

Mais il ne dit rien de ce qu’il pensait, Soul n'a pas besoin de connaître ces problèmes avec les miliciens.

— J'ai perdu la mienne, il faudrait m'en trouver une autre.

Soul le scruta intensément, mais ne dit rien.

Quelques heures plus tard, il était fin prêt. Soul a pris le temps de lui expliquer en détail ce qu'il devait faire — pas grand-chose en réalité : va là, trouve un objet qui ressemble à ça, reviens et deviens riche —, ce qui a pris du temps en réalité, c'est de recopier la carte.

Où l’a-t-il eu ?

Il emballa sa nouvelle carte, ajouta des rations concentrées suffisantes pour plusieurs semaines, de l'eau — qui n'était pas vraiment un problème, il y a toujours un moyen de s'en procurer dans les ruines —, le tout gracieusement offert par Soul.

Il était temps de partir.

À sa sortie de chez Soul, la journée était bien avancée. La lumière au plafond lointain était à son maximum, la température ambiante étouffante.

Les gardes à l'entrée du marché l'ignorèrent, il les dépassa sans

Jeal se mit sans tarder en route vers la périphérie de la cité, plus précisément vers l'une des sorties dérobées qu'il avait l'habitude d'emprunter.

Il pensa, amèrement, qu’il n’avait personne à avertir de son départ ; personne ne se soucierait de savoir s'il allait rentrer vivant.

Il s'empressa de la sortir sans un regard en arrière, plus rien ne le retenait dans cette ville.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire anwar ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0