Chapitre 3
Le lendemain matin, soucieux de ne pas baisser la garde, Ki-Gwenn ne lâcha pas l’insoumis du regard. Heureusement, celui-ci brouta son herbe avec sérieux, sans lever les yeux, sans quitter la ZAB.
Tout se passait comme si l’incident n’avait jamais eu lieu. Ki-Gwenn soupira d’aise.
Les jours passèrent, puis les mois, rythmés par les jeux du Grand-Chien-Porteur-de-Monde, qui lance sa grande baballe jaune haut dans le ciel, la laisse tomber dans la Grande Mer tout au loin, avant d’enfermer la Terre dans son grand sac percé de mille trous et de recommencer le lendemain.
Ki-Gwenn, au début très méticuleux dans sa surveillance, finit par oublier l’incident. Insensiblement, il relâcha son attention. “Je peux à nouveau courir la truffe au vent et profiter de ma pause syndicale”, pensa-t-il.
Mais la patience est ls ont tout le temps, car le temps n’a pas d’emprise sur eux.
Une nuit de printemps, alors que le troupeau était installé au chaud dans son abri, des bêlements mécontents résonnèrent et s’amplifièrent dans la bergerie. Ki-Gwenn s’inquiéta. Il avait pourtant compté les quarante-deux moutons le soir-même. Que pouvait-il se passer ?
Il bondit par-dessus le portillon et s’avança au milieu des nuages sur pattes, qui s'écartèrent avec respect pour le laisser passer. Il arriva alors dans un espace circulaire où ne se trouvait qu’un seul mouton. Tous les regards étaient braqués sur lui comme les yeux d’un faucon sur une petite souris. Il flottait dans l’air une odeur nauséabonde. Au centre, l'objet de leur attention tremblait sur ses sabots.
Une vieille brebis interpella Ki-Gwenn.
- Patron, il y a un intrus parmi nous.
“Le rebêle”, pensa Ki-Gwenn en fronçant les moustaches.
- Ce n’est pas un mouton, ajouta la brebis.
- Mais si, mais si, ricana Ki-Gwenn, il vous a certainement dit qu’il n’était pas un mouton, parce que c’est ce qu’ils disent tous… En tout cas, il a la laine fétide.
Il pénétra dans le cercle et s’approcha à pattes prudentes, lorsque tout à coup, le rebêle ôta la peau de mouton qui ornait son dos et la déposa au sol. Une clameur retentit dans l’abri. Devant Ki-Gwenn ébahi se tenait un mouton bizarre, un mouton comme il n’en n’avait jamais vu auparavant. Son pelage était ras, son visage allongé et ses yeux terriblement globuleux. Une barbichette prolongeait son menton osseux.
- Je ne suis pas un mouton, bêla l’intrus avec un drôle d’accent légèrement chevrotant.
- En effet, je vois ça. Mais, qui es-tu ? demanda Ki-Gwenn, les yeux ronds. Je ne t’ai jamais vu ici.
- Je suis un bouc. Un bouc-émissaire plus précisément, puisque je suis chargé de transmettre un message. Un de vos employés m’a contacté il y a quelques jours, il m’a offert cette très belle peau en échange d’un petit service : me faire passer pour lui. Nous avons mis le plan à exécution aujourd’hui. Il m’a dit qu’il ne reviendrait jamais et vous conjure de ne pas venir le chercher.
Un bêlement collégial de surprise résonna. Ki-Gwenn n’en croyait pas ses oreilles. Il enrageait. Le rebêle l’avait berné comme un chiot de trois semaines ! “Quand a-t-il pu recruter un complice et se livrer à ces horribles tractations ? J’ai pourtant gardé le troupeau avec assiduité”, songea-t-il en farfouillant dans sa mémoire. “A moins que… Oui ! Il a certainement profité du moment où je suis allé renifler le derrière de ce setter irlandais de passage ! Mais, enfin ! Si on ne peut plus renifler tranquille les étrangers qui passent !”
L’agitation régnait, le troupeau remuait, cette situation ne pouvait pas tenir, il fallait reprendre le contrôle.
- Maintenant que j’ai transmis le message, je peux m’en aller ? demanda le bouc-émissaire. J’ai une famille à nourrir.
- Dégage de là ! aboya Ki-Gwenn.
- Désolé, je ne parle pas la langue canine. Voulez-vous dire que je peux partir et garder cette peau si douce et si chaude ?
- WOUF ! hurla Ki-Gwenn à court d'arguments.
L’aboiement sans équivoque provoqua la fuite du bouc et le silence des agneaux.
“Ce rebêle va me rendre chèvre !” songea Ki-Gwenn en s’arrachant les poils du flanc sous l’effet du stress.
Une fois ses esprits retrouvés, Ki-Gwenn baissa la tête et flaira le sol. Le rebêle avait pris soin de marcher à l’envers pour brouiller les pistes, mais la ficelle était trop grosse. Cela ne faisait aucun doute, le filou était parti rejoindre les humains.
Il faisait nuit noire. Le grand-Chien-Porteur-de-monde avait enfermé la Terre dans son grand sac percé. Des petits points de lumière parvenaient à se faufiler au travers des mille trous.
Ki-Gwenn traversa un labour puis le buisson d’ajoncs en fleurs, se soulagea contre le menhir, pateaugea dans le marécage, s’ébroua, souffla un peu, se faufila entre les jeunes pousses de chênes qui entouraient leur patriarche, pénétra dans le terrier de blaireau, salua les trois occupants et ressortit de l’autre côté, grimpa la montagne et parvint en vue du village d’humains à présent composé d’une vingtaine de maisons.
Des notes de musique s’en échappaient et se mêlaient à la fumée des cheminées pour se perdre dans le ciel. Il descendit en direction des maisons et pénétra dans une ruelle jonchée de carcasses de crustacés, de coquilles d’huîtres et autres créatures marines diaboliques. Ki-Gwenn, une moue dégoutée vissée sur le museau, continua sa progression. Au milieu de la place, trois femmes chantaient une mélodie aigre comme du lait de brebis tourné. Un petit homme aux joues gonflées et rouges comme des pommes les accompagnait en soufflant dans une longue branche trouée, tandis que les villageois dansaient en cercle en se tenant le petit doigt.
Les poils de Ki-Gwenn se hérissèrent sur son dos. Jamais il n’avait été aussi proche de ces créatures et jamais, du reste, il n’avait eu aussi mal aux oreilles. Il tourna la tête. Aucune trace du rebêle. Pourtant, il sentait sa présence.
Il fureta encore, perturbé par les divers effluves qui régnaient dans la rue, puis trouva, dissimulé sous une charrette, le rebêle. Allongé,il observait la scène en bougeant le derrière au rythme de la musique
Ki-Gwenn s’approcha à pas de chien-loup. D’un coup sec, gnap ! il mordit la patte du fuyard et le tira vers l’arrière dans la poussière pour l’amener à l’écart des habitations. Les hurlements du rebêle se perdirent dans la nuit, et se combinèrent harmonieusement avec la voix des trois femmes, qui continuèrent comme si de rien n’était.
Une fois loin du village, Ki-Gwenn relâcha sa prise. Le rebêle se releva à grand-peine et lui fit face. Ses yeux brillaient comme des petites châtaignes électriques. Il tremblait. Ki-Gwenn se demanda si c’était de peur ou de colère.
- Tu m’as vraiment pris pour un lévrier Afghan ! grogna Ki-Gwenn. Crois-moi, je vais te remettre la tête dans l’axe de ton popotin ! Allez, on rentre au bercail, on en reparlera plus tard.
Ki-Gwenn fit quelques pas en avant. Mais au lieu de le suivre, le rebêle resta figé sur ses quatre pattes, comme cloué au sol.
- Pourquoi ne me laissez-vous pas tranquille ? demanda-t-il soudain dans un bêlement assuré.
- Parce que ma mission consiste à te protéger ! répliqua Ki-Gwenn.
- Me protéger de quoi, de qui ?
- Des humains, je te l’ai déjà dit !
- Ils ne peuvent pas être si dangereux que vous le dites ! Leurs chansons sont si belles et leur joie si communicative !
- C’est parce qu’ils semblent inoffensifs qu’ils sont dangereux ! Un chien-loup sous une peau de mouton reste un chien-loup !
Le rebêle laissa passer un silence que la musique s'empressa de combler.
- En fait, je vais vous dire ce que je pense.
- Parce que tu penses, toi, maintenant ? ricana Ki-Gwenn.
- Je pense que vous avez peur que je m’en aille, car vous aurez moins de laine pour vos petites couvertures toutes douces !
Ki-Gwenn marqua un temps de réflexion. Le rebêle n’avait pas tout à fait tort sur ce point, Ki-Gwenn avait besoin de cette laine pour se tenir au chaud.
- Certes, admit-il, je m’intéresse à ta laine. Mais les hommes, eux, s’intéressent à tes gigots et à tes côtelettes !
- Et qui s’intéresse à moi ?
Un silence révélateur succéda à la question.
- Moi au moins, bredouilla Ki-Gwenn, je ne veux pas ta mort.
- Si je dois mourir, eh bien au moins je mourrai en ayant accompli mon rêve ! J’aurai choisi mon destin ! Je ne veux pas d’une vie paisible à brouter en attendant qu’on me tonde ! Je veux rencontrer les humains, jouer de la musique avec eux, apporter ma sensibilité et ma poésie !
- Folie !
Le rebêle s’assit sur son derrière et joignit ses sabots en prière.
- Allez, je vous en supplie, n’en faites pas tout un fromage de brebis. Un mouton de plus ou de moins dans votre troupeau, cela ne changera pas grand-chose ! Laissez-moi partir et vous n’entendrez plus jamais parler de moi.
Ki-Gwenn fronça les sourcils. La proposition semblait honnête et cette idée lui avait déjà traversé l'esprit. Pourtant, elle ne lui convenait pas.
- Si je te laisse partir, un autre rebêle apparaîtra dans mon troupeau, car c’est la règle depuis la nuit des temps. Et si je cède à celui-ci, ce sera un autre qui prendra sa place, et ainsi de suite jusqu’à ce que je n’aie plus aucun mouton. Non, je ne peux pas. Tu rentres avec moi, c’est un ordre.
- Vous savez que je tenterai de m’évader à nouveau ? Je profiterai du moindre moment d’inattention pour vous fausser compagnie !
- Waf waf ! Tu peux toujours essayer, je te garderai à l'œil ! s’amusa Ki-Gwenn, bien sûr de lui. Allez, revenons à nos moutons.
- Je vous aurai prévenu.
Ki-Gwenn laissa le rebêle partir devant et lui emboîta le pas. Dès qu’ils parvinrent à la bergerie, il convoqua son troupeau et marqua le mouton récalcitrant d’un gros point de peinture bleue.
- Comme ça, je te repèrerai de loin !
Puis il s’adressa aux autres.
- Ne vous avisez pas d’écouter ce poète, c’est le chaos dans sa tête !
L’ordre, aussi laconique soit-il suffisait. Aucun des moutons ne s’avisa de commenter ou de poser une question. La curiosité ne faisait pas partie de leurs qualités.
Les mois passèrent, puis les années. Ki-Gwenn collait au derrière du rebêle, qui broutait paisiblement comme si de rien n’était. Hors de question de le laisser s’en aller une fois de plus. Cette fois, on ne l’y reprendrait plus.
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