Chapitre 1

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Je me suis toujours demandé comment on pourrait reconnaître la dernière matinée normale de sa vie.
Si quelqu’un me demandait, je répondrais : par rien. Pas de présage, pas de frissons, pas de clair-obscur particulier. Juste des gestes, des bruits, des odeurs que l’on croit ordinaires. Et pourtant, même dans ce banal, tout peut déjà s’effriter.

Ce matin-là, Lior m’a trouvé assis sur le bord du trottoir, en train de réviser mes notes pour le contrôle de maths que je savais de toute façon que je raterais. Il avait ce sourire qui dérange, celui qui semble dire : “Tu peux rester dans ton monde, mais moi, je vais passer à travers.”

— Qu’est-ce que tu fais là ? m’a-t-il demandé, comme si je faisais quelque chose d’extraordinaire en regardant mes équations.
— J’étudie, j’ai un contrôle, ai-je répondu, même si je savais que ça ne le ferait pas rire.
— T’es toujours aussi sérieux… T’as jamais pensé à faire autre chose ?

Il s’est assis à côté de moi, un peu trop près, et j’ai senti son souffle. Le matin était doux, presque tiède pour la saison. Je ne sais pas pourquoi, mais chaque fois qu’il était là, le monde devenait à la fois plus lumineux et plus fragile.

Nora est passée en courant, son sac qui battait contre sa hanche, les cheveux décoiffés, déjà en retard. Elle m’a lancé un salut distrait. Elle regardait Lior avec cette impatience discrète de qui connaît trop bien le charme de quelqu’un.
— Salut, Nora, ai-je dit.
— Salut… dit-elle, en ralentissant légèrement pour que je voie qu’elle ne me cachait rien. Elle aimait vérifier que j’étais encore là, vivant et observateur.

Lior, comme d’habitude, ne semblait pas remarquer la présence de Nora dans son flux de lumière. Il me regardait. Moi. Pas les autres, pas le monde, juste moi. Je me suis senti vu d’une manière que je n’avais jamais connue avant lui. Comme si tout ce que j’avais été, tout ce que j’avais cru invisible, avait trouvé une place dans ce regard.

— Tu m’emmènes au café ? a-t-il demandé.
— Café ? ai-je répété.
— Oui. Café. Toi et moi. Avant le cours. Comme d’habitude.

Il y avait cette habitude qui semblait toute simple, mais qui, avec Lior, devenait sacrée. Les autres passent, on rit, on parle, mais ce moment-là… c’était le nôtre. Même Sasha, en passant derrière nous, ne pouvait pas voler l’attention qu’il m’accordait.

Nous avons marché jusqu’au petit café de la rue Saint-Laurent. Il y avait ce parfum de pain chaud et de sucre qui montait de la vitrine, et les rayons de lumière glissaient sur les tables comme pour caresser les choses encore vivantes.
— Tu sais, m’a dit Lior, je me demande si les gens se rendent compte de combien de temps ils ont…
J’ai haussé les épaules. Je ne savais jamais quoi répondre à ses réflexions. Elles semblaient graves mais légères en même temps.
— Et toi, tu crois que ça dure longtemps ? ai-je demandé.
— Je crois que ça dure jusqu’à ce que ça change. Et puis tout bascule.

Il a souri en buvant son café, et j’ai senti que quelque chose en lui me disait que ce “basculer” ne serait pas si lointain. Mais j’ai détourné le regard, comme toujours, pour ne pas le regarder trop longtemps, de peur de voir quelque chose que je ne pourrais pas retenir.

Plus tard, en rejoignant le lycée, nous avons croisé Eliott. Il avait ce sourire tendu, celui de quelqu’un qui veut se montrer confiant mais qui trahit ses pensées. Il a salué Lior de la main. Lior a levé la sienne, amical, un peu mécanique, et Eliott a détourné les yeux. Je savais ce qu’il pensait : “Comment peux-tu sourire après ce que tu fais à tout le monde avec ton éclat ?”

Nora nous a rejoints. Elle portait ses livres serrés contre elle, et chaque pas semblait mesurer son impatience.
— Allez, vous deux, vous traînez, a-t-elle dit, le ton plus doux que d’habitude. Mais ses yeux ne quittaient pas Lior.

Et moi, je les observais tous. Je voyais Lior comme une lumière dans la pénombre de ce lycée, comme toujours. Et quelque part, je savais, sans savoir comment ni pourquoi, que cette lumière allait bientôt se casser.

Pendant la matinée, nous avons partagé des rires, des regards, des gestes habituels. Lior était vivant, vibrant, parfait comme il l’avait toujours été… et pourtant, à chaque sourire, j’avais ce pressentiment sourd, comme un écho dans ma poitrine. Quelque chose dans l’air n’était pas tout à fait solide.

Je ne pouvais pas dire si c’était la météo, la fatigue, ou cette sensation étrange que Lior portait toujours avec lui, même quand il riait.
Mais quelque chose m’a traversé quand il a ri à une blague que je n’avais pas comprise. Une sorte de frisson subtil. Et je me suis dit : Peut-être que le monde n’est pas exactement celui que je crois connaître.

Le soleil s’est incliné un peu, glissant sur le béton des murs, et j’ai vu une ombre derrière Lior que je ne reconnaissais pas. Je l’ai suivie du regard, et il m’a souri sans comprendre que je regardais autre chose.
Et c’est là que je l’ai su.
Je ne pouvais pas encore nommer ce que je sentais. Mais je savais que quelque chose allait arriver. Quelque chose qui briserait cette journée normale, ce matin simple… et ce serait irréversible.

Un frisson parcourut mon dos. Pas de froid, pas de vent. Juste ce sentiment qu’un basculement approchait.
Lior s’est penché vers moi pour me murmurer :
— Tu sais que je t’ai toujours choisi, pas vrai ?

Je n’ai pas répondu. Je n’avais pas de mots. Et je n’ai jamais su si c’était la dernière fois que je le voyais ainsi, complètement vivant, brillant, intact.

Car je ne savais pas encore que demain…
Demain, tout allait changer.

La matinée s’est étirée comme un voile trop fin sur nos vies.
Chaque geste, chaque pas, semblait normal… mais je sentais la tension sous la surface, quelque chose que seuls mes yeux et mon esprit pouvaient capter.

Dans la cour, Lior marchait devant moi, cette allure fluide qui attirait les regards sans effort. Les filles gloussaient, certains garçons l’admiraient, mais il ne voyait rien d’autre que moi. Et moi, je le suivais, silencieux, notant chaque détail : la manière dont ses mains se crispent quand il rit trop fort, le tremblement fugace de ses épaules, ce léger éclat dans ses yeux qui n’appartenait qu’à moi.

Sasha est passée près de nous, une cloche de rire sur les lèvres.
— Eh, vous deux, arrêtez de flotter, on va rater le cours !
Elle n’avait pas remarqué ce que j’avais senti, pas encore. Et je n’avais pas envie qu’elle remarque.
Parce que ce que je savais… personne ne devait le savoir.

Nous avons rejoint la salle de cours, et le monde est devenu trop grand et trop petit à la fois.
Les tableaux, les craies, les rires et les chuchotements me paraissaient lointains, comme un souvenir flou.
Lior s’est assis à côté de moi, et j’ai senti sa présence remplir tout l’espace entre mes os et mon souffle.

— Tu penses toujours à ce que tu m’as dit ce matin ? m’a-t-il demandé, le ton léger, mais avec cette intensité que seuls les deux amis partagent.
— À quoi tu penses ? ai-je murmuré.
— À nous. À ce qu’on a. Même si personne ne le voit… Même si personne ne comprend.

J’ai souri, mais j’ai senti un pincement dans ma poitrine.
Parce que je comprenais déjà que ce qu’on avait… ce que je sentais si fragile et vivant… pouvait basculer à tout moment.

Plus tard, à la pause, nous avons croisé Eliott et Nora qui discutaient. Eliott me lança un regard rapide, un mélange de suspicion et de curiosité. Il ne savait rien, mais il sentait déjà la fissure.
— Ils ont l’air… normaux, ai-je pensé.
Mais personne n’est vraiment normal, surtout pas Lior.

Tasya est arrivée, sa démarche douce, ses yeux roux cherchant Lior. Elle a souri quand elle l’a aperçu, mais il n’a pas semblé la voir, ou plutôt… il n’a pas détourné son attention de moi. Je savais que Tasya, elle aussi, sentait quelque chose, même si elle ne le dirait pas.

Le temps s’écoulait avec cette lenteur étrange. Les rayons du soleil glissaient sur les murs comme des doigts tièdes, et je sentais que chaque minute rapprochait l’inévitable.
Ilan s’est assis au fond de la classe, carnet ouvert. Il notait tout, je le savais. Chaque sourire, chaque éclat de rire, chaque ombre sur les visages. Comme s’il essayait d’attraper le monde avant qu’il ne disparaisse.

Maël, toujours sérieux, regardait Lior avec une attention presque clinique, comme si l’idée de l’observer était une expérience scientifique. Mais je savais que même lui, avec tout son rationalisme, ne pourrait pas comprendre ce que j’avais déjà vu. Ce que personne ne pourrait comprendre.

Et puis il y a eu ce moment.
Un instant fugace où Lior s’est figé, le regard vide. Je l’ai vu, comme si le monde s’était coupé autour de lui. Son souffle, son cœur, tout ce qui définissait la vie semblait suspendu. Je me suis tendu vers lui, prêt à toucher, à rappeler la chaleur, à vérifier que tout était là… mais il a souri, et tout est revenu. Comme si rien ne s’était passé.

Personne d’autre n’a rien remarqué. Et c’est ce qui rendait tout plus dangereux.
Parce que ce que j’ai vu… ce que je sais… n’existe que pour moi.

À la fin de la journée, nous avons décidé de nous promener un peu avant le coucher du soleil. Lior et moi, seuls, un dernier moment avant que le lycée ne s’efface derrière nous.
— Tu sais… a-t-il murmuré, sa voix tremblant légèrement, comme un écho, “je me demande si tout ce qu’on vit, c’est réel.”
— Tout ce que je sais, ai-je répondu, “c’est que je ne te laisserai jamais disparaître.”

Nous avons traversé la rue déserte, les voitures filant loin devant. Et j’ai senti ce frisson familier revenir, le même que ce matin. Une vibration dans l’air, une promesse de basculement que je ne pouvais ignorer.

Puis j’ai vu quelque chose que je n’oublierai jamais.
Une silhouette, quelque chose de plus qu’un simple reflet, qui a traversé la rue juste devant Lior.
Et je savais, avant même que ça arrive, que demain, ce qui semblait immuable allait se briser.

Je n’ai pas eu le temps de le dire.
Je n’ai pas eu le temps de prévenir.

Tout allait changer, et je savais que rien ne pourrait préparer mon cœur à ce qu’il verrait.

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