Chapitre 2

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Je crois que tout commence par un son.
Un son qu’on ne reconnaît pas tout de suite.
Ce n’est ni un cri, ni un choc, ni une explosion — c’est le bruit du monde qui se plie, qui se brise un peu. Comme si l’air lui-même décidait de retenir son souffle.

Nous marchions au bord de la route, Lior et moi, nos sacs ballants contre nos hanches, le ciel s’enfonçant lentement dans le mauve du soir. On parlait de rien. De tout. De ce qu’on ferait cet été. De la façon dont Nora draguait sans s’en rendre compte.
Et puis il a ri. Ce rire qui fendait tout.
C’est là que le bruit a déchiré l’air.

Je me souviens du camion, de ses phares qui ont jailli du virage comme deux yeux enragés.
Je me souviens d’avoir hurlé son nom avant même que mes jambes ne bougent.
Et je me souviens du corps — son corps — projeté dans la lumière blanche, comme une feuille arrachée.

Tout s’est tu ensuite.
Même mes pensées.

Je crois que j’ai couru. Je crois que j’ai trébuché. Je crois que j’ai hurlé jusqu’à ne plus avoir de voix.
Mais surtout, je me souviens de ce que j’ai vu.
Lior, allongé sur l’asphalte, le visage tourné vers le ciel, les yeux ouverts. Trop ouverts.

Je me suis jeté à genoux à côté de lui.
Lior ?

Pas de réponse.
Sa bouche entrouverte laissait échapper un souffle qui n’existait plus.
Et puis, lentement, il a bougé.

Un craquement sec a résonné.
Son cou, tordu d’un angle impossible, s’est remis d’un coup, comme si son propre corps refusait la mort.
Il a craché du sang, épais, noir sous la lumière du réverbère.
J’ai reculé d’un réflexe que j’ai aussitôt haï.

Lior… ne bouge pas. Tu saignes. Tu…

Il m’a regardé, les pupilles tremblantes.
Et d’une voix presque calme :
Aide-moi à remettre ma jambe.

J’ai voulu refuser. Mon corps refusait de comprendre ce qu’il voyait.
Mais il m’a saisi la main. Sa peau était glacée, d’une froideur que je ne connaissais pas.
Vadim, s’il te plaît.

Alors j’ai obéi. J’ai tiré, lentement. Il a serré les dents, son souffle inexistant, et un nouveau craquement a résonné.
La jambe s’est remise en place.

Puis le silence.
Je sentais ma gorge brûler, mes mains trembler.
Je ne savais plus si j’étais encore dans le réel.

J’ai pris son poignet, réflexe idiot — celui qu’on a vu mille fois dans les films.
Aucun battement.
Rien.
Pas même le frémissement d’un cœur.

Je crois que j’ai pleuré.
Mais pas de peur. Pas tout de suite.
C’était autre chose. Une douleur trop large, trop ancienne, comme si j’assistais à la fin du monde en miniature.

Et puis il a parlé, encore.
Tu vois ? C’est rien.
Sa voix tremblait, mais elle existait.
Il était là.
Mort, mais là.

Je n’ai pas compris ce que je ressentais.
Un mélange d’effroi, d’amour, de colère contre le ciel.
Je voulais crier à l’univers que ce n’était pas juste, que ça ne pouvait pas être réel.

Je me suis penché, j’ai posé ma tête contre sa poitrine, cherché encore un battement, un souffle, un signe.
Rien.
Mais ses doigts, eux, ont glissé dans mes cheveux.
Et j’ai su que le monde venait de changer de place.

Dans le lointain, j’ai entendu des voix, des pneus crisser, des phares approcher.
Je l’ai supplié de rester allongé, de faire semblant.
Ne bouge plus, Lior. Dis rien. Je vais appeler de l’aide.

Il a secoué la tête.
Non. Si quelqu’un me voit comme ça… ils comprendront. Ils me verront… différent.
Différent comment ?
Mais il ne répondait déjà plus.

Son regard s’est perdu quelque part au-dessus de moi.
Pas dans le ciel. Pas sur la route.
Plus loin.

Je me suis retourné un instant, pour regarder les phares approcher. Et quand j’ai reposé les yeux sur lui, il s’était relevé.
Comme si de rien n’était.

Debout.
Poussiéreux. Le sang coulant encore sur son menton.
Mais debout.

Les automobilistes se sont arrêtés, ont crié, ont couru vers nous.
Mais personne ne semblait le voir.
Ils couraient vers moi.

Je me suis mis à hurler son nom.
Et personne n’a répondu.

Il a inspiré brusquement, comme quelqu’un qui sort la tête de l’eau après avoir trop longtemps coulé.
Son torse s’est soulevé d’un seul coup, et il a cherché l’air, paniqué.
J’ai posé mes mains sur lui — son cou, sa poitrine.
Il n’y avait rien. Pas de battement.
Rien.

— Lior…

Ses doigts ont agrippé ma manche, fort, trop fort.
Ses ongles m’ont entaillé la peau, et il a murmuré d’une voix rauque :
— Dis rien. Pas maintenant.

Ses yeux… ce n’étaient plus les siens.
Il y avait cette lueur étrange, comme une lumière sous la peau, un reflet froid qui n’appartenait pas à ce monde.

Au loin, quelqu’un criait. Une voiture s’était arrêtée, les gens descendaient.
J’ai entendu le mot ambulance.
Et dans un réflexe que je n’explique toujours pas, je l’ai tiré vers moi.

— Lève-toi, Lior. Vite.

Il tremblait, vacillant, mais il s’est levé.
La jambe ployée, le sang coulant encore sur sa tempe, il tenait debout.
Et le pire… c’est qu’il souriait.

— On peut pas rester là, j’ai dit.
— Alors on part.

On a couru.
Sous les cris. Sous les phares. Sous les questions qu’on n’a pas laissées venir.

Je ne sais pas comment on a réussi à s’éloigner.
Peut-être que les gens étaient trop choqués, peut-être qu’ils pensaient qu’on allait chercher de l’aide.
Ou peut-être que personne n’a vraiment voulu croire ce qu’ils voyaient.

La ruelle derrière la route était déserte.
Je le traînais presque, il boitait, son souffle court.
Mais à chaque pas, il semblait… reprendre forme.
Comme si la douleur glissait sur lui, sans jamais le traverser vraiment.

Quand on a atteint le vieux pont, je l’ai arrêté.
— Assieds-toi, j’ai dit.
Il s’est laissé tomber contre le parapet, essoufflé.
Sa peau était froide, glacée, mais il parlait comme si de rien n’était.

— Tu crois qu’ils m’ont vu ?
— Je m’en fous, Lior ! Tu… tu devrais pas pouvoir bouger !
— Et pourtant je bouge.

Il a levé la main devant lui, l’a ouverte, refermée.
Les articulations craquaient, un son sec, décalé.
Puis il m’a regardé avec ce calme qui me glaçait toujours plus que tout.

— Dis rien à personne, Vadim. Pas encore.

J’ai voulu répondre, hurler, lui demander ce qu’il est devenu.
Mais rien ne sortait.
Parce que quelque part, au fond, j’avais peur de la réponse.

Alors j’ai hoché la tête.

On a marché encore longtemps, sans un mot.
Le vent s’était levé, glacé, mordant.
Les lampadaires projetaient nos ombres sur le bitume mouillé, deux silhouettes vacillantes, l’une vivante, l’autre… je ne sais pas.

Quand on est enfin arrivés chez moi, il m’a suivi sans protester.
Il s’est assis sur le bord du lit, les mains posées sur ses genoux.
Il a levé les yeux vers moi, un sourire en coin.

— T’as toujours voulu que j’arrête de me croire invincible, non ?
J’ai baissé les yeux.
— Ouais. Mais pas comme ça.

Il a ri.
Un rire bas, presque doux, mais sans chaleur.
— T’en fais pas. Je crois que la mort, elle m’a raté.

Et moi, je savais que c’était faux.
Elle ne l’avait pas raté.
Elle l’avait simplement laissé repartir.
Comme on relâche un oiseau blessé, juste pour voir jusqu’où il ira avant de retomber.

Et cette nuit-là, pendant qu’il s’endormait — ou ce qui ressemblait à du sommeil —
je suis resté éveillé, à compter les secondes, les respirations, les battements.
Il n’y en avait aucun.
Rien.
Juste ce silence —
ce silence qui, depuis, ne m’a plus jamais quitté.

Je ne sais pas si j’ai dormi.
Peut-être un peu, entre deux sursauts, deux images qui s’entrechoquaient dans ma tête.
Le camion.
Le corps.
Ce bruit.
Et ce silence qui suivait, plus tranchant que n’importe quel cri.

Quand j’ai ouvert les yeux, Lior était déjà debout.
Assis sur le rebord de la fenêtre, il regardait dehors, les bras croisés, le visage tourné vers la lumière grise du matin.
Le soleil passait à travers les nuages, pâle, presque malade.

Il avait l’air… normal.
Ses cheveux étaient encore humides — il avait pris une douche sans faire de bruit.
Ses vêtements propres. Ses gestes précis.
Mais quelque chose clochait, quelque chose que les yeux seuls ne pouvaient pas saisir.
C’était dans l’air. Dans la façon dont le monde semblait se figer un peu autour de lui.

— Tu vas bien ?
Ma voix tremblait, comme si je parlais à un fantôme.

Il s’est retourné vers moi, un sourire léger, presque moqueur.
— Mieux que toi, on dirait.

J’ai voulu rire, mais ça m’est resté en travers de la gorge.
Il avait les lèvres roses, les yeux clairs, vivants.
Et pourtant, quand il a posé une main sur mon bras, j’ai sursauté.
C’était froid. Pas comme la peau glacée d’un matin d’hiver.
Non. C’était un froid qui ne venait de nulle part, qui ne devait pas exister.

— Tu devrais te reposer encore, Vadim. T’as une sale tête.
— Lior… hier soir…

Il m’a coupé, d’un ton calme, presque doux :
— Hier soir, on a eu de la chance. Le camion m’a juste effleuré.

Je l’ai fixé, incapable de répondre.
“Effleuré.”
Le mot m’a traversé comme une lame.
Je voyais encore son cou disloqué, sa jambe tordue, le sang sur ses lèvres.

— Tu crois que je suis fou ? j’ai demandé.
— Non. Je crois juste que t’as eu peur.

Il a dit ça en s’étirant, comme si on sortait d’une soirée arrosée et non d’un cauchemar.
Il a attrapé mon sweat sur la chaise, l’a enfilé, et s’est dirigé vers la porte.
— On devrait aller au lycée. Si on commence à rater les cours, les autres vont poser des questions.

Je l’ai regardé partir, et j’ai senti cette peur familière se raviver : celle d’être le seul à savoir, le seul à voir ce qui cloche.

La journée avait cette lourdeur bizarre, un calme suspendu.
Au lycée, tout semblait identique — les couloirs, le bruit, les éclats de rire étouffés.
Sauf que moi, je voyais les choses autrement.

Et puis, il y avait lui.
Lior.
Souriant, entouré, vivant.

Nora l’a vu la première.
Elle a couru vers lui, l’a pris dans ses bras.
— On a cru que t’étais à l’hôpital, bordel !
— Juste une égratignure, a-t-il répondu.

Je l’ai observé. Il parlait, il plaisantait, il bougeait comme d’habitude.
Mais tout semblait… réglé.
Trop fluide, trop précis.
Comme si ses gestes obéissaient à une partition invisible.

Quand il riait, il n’y avait plus ce léger tremblement dans ses yeux, ce feu intérieur que j’adorais.
Et pourtant, les autres ne voyaient rien.

Kamil lui a donné une tape dans le dos, Inès lui a souri, Milo a fait une blague — tout le monde s’est réjoui de le voir debout.
Moi, je me suis reculé, sans oser dire un mot.
Chaque fois qu’il croisait mon regard, il me lançait ce petit sourire discret, celui qui disait tais-toi.

Pendant le cours, j’ai observé son profil, la nuque, les doigts.
À un moment, il a laissé tomber son stylo.
Quand il s’est penché pour le ramasser, sa tête a tourné… trop loin.
Un angle impossible, bref, avant qu’il ne se redresse comme si de rien n’était.
Personne n’a remarqué.
Sauf moi.

À midi, on s’est retrouvés seuls sur le toit. C’était notre endroit, celui qu’on partageait depuis des années, à parler du monde comme si on pouvait le refaire.

Le vent soufflait, fort, sec.
Lior fixait l’horizon, silencieux.

— Tu veux me dire ce qui t’arrive ?
— Rien ne m’arrive.
— Tu mens.
— Et toi, tu vois ce que tu veux voir.

Sa voix était calme, mais son regard… il brillait d’une façon étrange, presque métallique.

— J’ai senti ton pouls hier. Il n’y avait rien.
Il s’est tourné vers moi, lentement.
— Peut-être que t’as mal senti.

Je me suis approché, mes mains tremblantes.
J’ai posé mes doigts sur son poignet.
Rien.
Pas un battement.

Et il me regardait faire, sans broncher, sans retirer son bras.
Comme si ça ne le concernait plus.

— Tu vois ? ai-je soufflé.
Il a haussé les épaules.
— Et alors ? Je suis là, non ?

Je ne savais plus quoi dire.
Tout en moi hurlait que ce n’était pas possible, que rien de tout ça n’avait de sens.
Mais il était là, vivant dans un corps sans battement, respirant sans souffle.

J’ai senti mes yeux me brûler.
— Tu fais peur, Lior.
Il a souri, doucement.
— Toi aussi, parfois.

On est restés là longtemps, à ne rien dire.
Le vent faisait bouger les nuages, dessinait des ombres sur nos visages.
Et dans ce silence, je me suis dit que quelque chose de bien plus grand que nous venait de commencer.

Le soir, en rentrant, j’ai reçu un message d’Inès :

La police cherche à te parler. Appelle-les.

Mon cœur s’est serré.
Je l’ai montré à Lior, assis sur le canapé, un bol de céréales à la main.
Il a haussé les épaules.
— Forcément, ils vont poser des questions. Ils ont trouvé la voiture du type, le chauffeur.
— Et toi ? Ils vont vouloir te voir, t’examiner.
— Non.

Ce “non” m’a glacé.
Sec, définitif.

— Lior, tu ne peux pas juste ignorer ça.
— Tu crois que je peux expliquer quoi, Vadim ? Qu’un camion m’a roulé dessus, que je suis mort deux minutes, et que maintenant tout va bien ?

Il s’est levé, le bol encore à la main, et l’a posé calmement sur la table.
Puis il s’est tourné vers moi, si proche que je pouvais sentir ce froid qui émanait de lui.
— Si je parle, ils m’enfermeront. Ou pire. Alors on ne dit rien. À personne. D’accord ?

J’ai voulu refuser, protester, mais sa voix s’est brisée en un murmure :
— J’ai peur, Vadim. Si je dis la vérité, ils m’enlèveront tout. Même toi.

Alors j’ai hoché la tête.
Et ce simple geste, ce oui silencieux, allait nous enfermer pour longtemps.

Cette nuit-là, il s’est endormi sur le canapé.
Je suis resté éveillé encore une fois, les yeux fixés sur lui.
Et je crois que c’est là que j’ai compris.

Ce n’était pas seulement qu’il n’avait plus de battement.
C’est que le monde autour de lui commençait à ralentir, à se plier, à s’effacer un peu.
L’air devenait plus froid, la lumière moins nette, les bruits plus lointains.
Comme si Lior emportait un morceau du réel avec lui.

Et moi, au lieu de fuir, j’ai continué de le regarder.
Parce que malgré tout, malgré la peur, malgré le froid —
il restait Lior.
Et je crois que je l’aimais déjà trop pour vouloir comprendre.

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