Peu importe ce qu’elle essayait de faire, sa pensée déviait toujours vers lui. Son frère lui manquait terriblement. Elle n’aurait jamais dû le laisser s’en aller, aussi elle n’aurait dû partir jadis, le laissait seul dans cette ville, dans cette vie. Elle avait failli à sa règle d’or, à sa promesse, alors pourquoi s’handicaperait-il d’une dépressive ? D’une défaillante, jetée comme un boulon usé par Yuan-Ming. Oui, ses oculaires étaient dysfonctionnels, limitant l’utilisation de toutes améliorations cybérologique de vision… pour autant elle était capable, encore, elle le montrait bien ici à NV.

Espoir avait fait le choix de rejoindre ceux qui avaient détruit sa vie, son état n’était pas assez clair ? Il fallait qu’il rejoigne le mal ..?

Comment pouvait-il refuser… elle n’avait pas assez montré, elle ne lui avait jamais rien dit… vu que de toute manière elle ne s'en souvenait pas. Les derniers mois là-bas, où tout avait été chamboulé, elle n’en avait aucune foutue mémoire. Les dernières années n’étaient là qu’en bribes. Les experts de Yuan-Ming lui avaient fait gober qu’elle avait eu un grave accident pendant une mission, un gros coup à la tête, tout simplement. Lavande n’en croyait pas une miette, ces gens-là mentent comme ils respirent, cependant elle devait s’en contenter, que peut-on faire face à une méga corporation ?

Un souvenir incessant, celui de Meï, le visage d’une femme qui… elle ne se souvenait même plus qui elle était. Elle savait qu’elle avait une importance capitale, pourtant il lui était impossible de mettre une action, un dialogue ou bien même un caractère sur cette face… seulement un prénom et un regard dépité.

Elle frappa dans une canette de soda donneuse de diabète, qui atterrit au pied d’un des chars du festival de la vie. Des gens, chaque année, se réunissaient dans les quartiers moisis Junt Acre -à l’Est de NV- pour célébrer leur non-mort. Il était tellement coutume ici de crever la bouche ouverte, par l’alcool, la drogue, le crime, la famine, la canicule où tout réunit en même temps qu’une année de plus relevait d’un miracle. La pluie ne les arrêtait pas, au contraire elle paraissait renforcer l’envie de danser, de chanter. Il y avait là des rythmiques de l’Ex-Monde qui avaient subsisté au temps. Des percussions d’instruments dont on avait perdu le nom, des dialectes sonnant ibériques que peu de personnes pouvaient se vanter d'en connaître le sens exact. Pourtant ils continuaient, inlassablement, à haute voix, à poumons sortant… l’eau coulait sur leurs corps partiellement nus, elle les hydratait, cachait les larmes de joie, emportait l’alcool sur l’épiderme pour la déverser jusqu’aux gouttières.

Voilà que l’orage tonna, l’expérience en devint plus folle encore. Ils étaient déchaînés, à la lueur des flashs du ciel grondant, les haut perchés sur les chariots devenaient des ombres dansantes, des mirages… et même, pendant un instant, des divinités perdus, celles que plus personne ne priait… qui avait inspiré la foi, la joie…

Un homme, de grande taille, apporta un collier à lavande, il était fabriqué à partir de balles de fusil récupéré au sol, il brillait et c’était tout ce qui comptait pour eux. Lavande se surprit à sourire, à le remercier, et ce simple retour ravit le coeur du fêtard qui s’en alla, remplit de bonheur, vers une prochaine femme à habiller de ses somptueux bijoux.

Soudain, comme si le monde comprit alors qu’il pleuvait des torrents, des centaines puis des milliers de parapluies, de toiles, furent brandis. Les percussions s’arrêtèrent, il y eut un profond silence. Lavande se sentit oppressée, quelque chose n’allait pas, les visages des fêtards étaient devenus graves, les yeux étaient pour la plupart tous fermés. Là-haut, dans un trou entre les tissus, elle aperçut sur le chariot une femme le poing levé, elle-même qui s’évertuait à la joie de ses congénères il y avait de cela quelques minutes. La foudre frappa non loin, illuminant celle qui se battait, la main en l’air, vers les cieux, comme un paratonnerre.

Lavande comprit, le soleil venait de se coucher, là-bas derrière les nuages de gris profond. La fête était alors terminés, les habitants de ce quartier devenaient alors de nouveaux des survivants et tous espéraient pouvoir vivre de nouveau la joie qu’ils avaient eue ce jour-ci

La nuit tombait sur les rues malfamées de Junt Acre. Les rats étaient de sortis, dévorant les déchets encore frais de la journée. Quelques cafards, encore eux, venaient aussi se sustenter d’étranges restes organiques qui jonchaient ici et là le quartier. Junt n’était déjà pas une beauté en plein jour, alors quand le voile sombre de la lune l’emportait, ce n’était plus qu’un mélange de crasse et de démence humaine dans un shaker de désespoir.

Au milieu de tout ça, Lavande, qui marchait au pas de course. Bien qu’elle était une excellente combattante, une stip’ reconnue, que l’on imaginait sans mal être une brute épaisse sans peur… cela était toujours une mauvaise idée de marcher dans le coin, seul, éclairé par quelques lampadaires clignotants et deux trois néons -de mauvaises qualité- d’affichage de pub porno. Il n’était pas rare de voir ces publicités joncher Junt Acre, ils savaient où cibler, la misère poussait les habitants à plonger dans les shots de dopamines à portée de main, la pornographie en faisait partie. Elle était d’une facilité d’accès déconcertante. Tout gamin de NV, même les plus démunis, possède de quoi accéder au Net en l’espace de quelques secondes, alors il est simple, en balançant des affichages explicites, d’attiser leur curiosité, qu’ils tombent dans le piège, dans le cercle vicieux… et qu’ils n’en sortent jamais.

Lavande n’était pas venu ici pour observer et dépeindre la décrépitude des lieux, mais pour porter aide à son plus grand ami… Tony l’avait retrouvé, il lui avait dit, mais elle ne l’avait pas prise au sérieux. Un des flics les plus intègres, un gars qui n’aurait pas fait mal à une mouche… elle ne s’était pas méfiée, elle avait eu tort.

Elle s’était hâtée, prenant sa vieille bécane pour rejoindre Junt Acre, là où ce foutu Bowen vivait alors. Tony l’avait appelé, il pleurait, il lui avait donné l’adresse…

La douleur d’un père ayant perdu sa fille, ça, elle ne l’avait pas anticipée.

La porte poussée, elle le vit directement.

Il était à genoux, son chapeau à côté de lui… devant se trouvait un corps. Lavande comprit de suite qu’il avait été criblé de balles, puis piétiné.

Il pleurait, c’est à peine s’il l’avait remarqué.

Elle s’approcha, doucement, comme d’un animal sauvage. Puis, sa main sur son épaule, elle ne rompit pas le silence. Tony la retira doucement, il se leva, se tourna pour lui faire face. Son visage était déformé par la haine, la tristesse et… son haleine empestait l’alcool. Immédiatement après elle vit les bouteilles vides, plus loin, dans la cuisine du défunt.

Sans un mot de plus, il l’a pris dans ses bras, et se vida encore de son chagrin. Lavande, d’une tête de plus, posa son menton sur son crâne dégarni, la mâchoire serrée. Encore un que le Monde avait dévoré.

Face à une tasse de café, toujours dans la maison de Bowen, Tony ne parlait plus. L’espoir habituel sur son visage avait disparu. Cela faisait dorénavant une bonne vingtaine de minutes que la jeune femme s’était assis devant lui, sans qu’un seul échange ne se créât autre que “tu veux un sucre ?” “Non merci.”

Ils attendaient, ensemble, la NVP, Tony les avait appelés lui-même, sans l’aval de Lavande.

Il observait son chapeau, à côté de la tasse, avec une profonde mélancolie.

— Il est à toi maintenant.

— De ? demanda la jeune femme, confuse du soudain regain du don de parole de Tony.

En guise de réponse, il poussa le haut-de-forme vers elle.

— Je l’avais offert à ma fille. C’est à sa mort que je l’ai porté…

Cela expliquait pourquoi il ne lui allait pas… mais pas pourquoi il voulait qu’elle le porte. Lavande ne répondit pas immédiatement, il allait y venir.

— Je vais aller droit en cellule… je ne pourrai pas le prendre… que tu puisses le porter, l’amener loin, vers les étoiles… que tu te sors de ce monde de merde, que tu le baises ce putain de monde Lavande tu m’entends ?!

Il était toujours alcoolisé.

— Et que… bordel de merde… ce chapeau te rappelle que tu ne dois jamais lâcher ta famille, peu importe les circonstances, parce qu’elle peut disparaître du jour au lendemain, et que tu t’en mordras les doigts !

Là, il l’avait touché. Elle déglutit. Ce furent certes les paroles d’un gars en plein délire éthanolique, mais elle savait que c’était le réel fond de sa pensée.

Plus tard, Tony fut embarqué, la zone quadrillée, Lavande viré de l’endroit sous le regard mauvais de quelques policiers haïssant les stip’. Ils nous accusent de voler leur boulot, de le faire comme des sagouins… dans un sens ils n’ont pas tort, mais la société évolue, la manière de la sécuriser aussi.

Lavande déposa le chapeau sur sa tête. Il lui allait parfaitement. Elle sentit dedans une légère gêne. Elle retira le haut-de-forme et en dégagea un carré à l’intérieur. C’était une sorte de photographie, mais sur du papier, pas dans une MV… elle ne bougeait pas, elle était d’assez basse qualité… il y avait Lavande, petite, Tony et la fille de celui-ci… elle ne se souvenait pas tant d’elle… mais elles se ressemblaient.