Se mettre en scène

6 minutes de lecture

[CW mention de drogue]

***

Noor

Nora fait passer l'eye-liner à Zahid, qui se met immédiatement au travail sur mon visage. Zahid, c'est lae pro du make-up ; on l'arrête pas. Y'a que Nora qui fait le sien seule. Nous, on se contente de faire une base comme il nous a appris et à se costumer pour partir en guerre. Nous contre le public, la salle contre la terre entière. Alors qu'iel m'ordonne de fermer les yeux et de loucher vers le bas, Sam est en train d'ajuster sa perruque en pestant, épinglant à coup de barrettes l'accessoire au filet qui retient ses cheveux. Il dit qu'il va se raser le crâne et y mettre du scotch, que ça tienne un bon coup, qu'il en a marre de ces saloperie Wish qui tiennent pas, qu'au moins il pourrait avoir de vraies perruques punks au lieu de ses vieilles wigs vertes de cosplay. Il a une petite tête, même avec l'élasticité de la perruque, il galère toujours à les faire tenir. Y'a une certaine satisfaction dans sa voix quand il parle de changer de coupe, une sorte de jubilation qui pousse Nora à siffler avec un petit sourire.

-Tu sais, les parents ça devrait pas être une raison pour ne pas se couper les cheveux, qu'elle dit.

Elle a ce petit air amusé, un coin d'œil tendre envers notre petit colérique. Et moi, j'ai le cœur qui gonfle rien que d'entendre sa voix, à notre Sam.

-Souris pas ! Ordonne impérieusement Zahid, toujours en travail autour de mes yeux. Tu vas être parfait, tu vas voir.

Iel a décidé de me masculiniser ce soir. Très impliqué dans ma sortie de placard, Zahid. Comme tout le monde me genre au féminin, iel fait le chemin inverse. Apparemment, aujourd'hui j'ai droit au traitement spécial drag-king. Mon cœur bat comme celui d'un petit animal, un triple galop stable qui semble enfler au fur et à mesure que la représentation approche. Et Sam, dans son costume, harnais sur T-shirt et pantalon déchiré, bottes mi-mollet et maquillage coloré, a le don de faire gonfler mon thorax comme s'il allait exploser.

***

Zahid

Je l'aime, mon petit Aken, mais quand il s'agit de le maquiller, c'est une vraie galère. Toujours en mouvement, son visage. Je sens ses yeux qui s'agitent sous ses paupières ; il a ce petit tic de joue qui remue sa peau, comme un sourire nerveux en va-et-vient. Ça a l'air de plus en plus dur de rester immobile. Je m'en occupe toujours en dernier, du coup ; tant que sa guitare est pas accordée, tant que sa tenue n'est pas parfaite, c'est impossible d'obtenir un semblant d'immobilité. Son pied tapote le sol nerveusement, ses doigts trifouillent le tissu de la jupe que Mia lui a prêté pour l'occasion, de temps en temps un frisson le parcourt. Boulot ingrat que le mien. Je sais qu'on y perd du temps, à me laisser faire toute cette partie du travail ; mais les autres ont deux mains gauches et j'aime m'occuper d'eux. Refaire traits à traits leur visage, rougir leurs joues, rendre leur regard royal.

Y'a que Nora qui ne semble pas nerveuse, ici. Mais ce n'est pas un calme apaisant, au contraire. C'est plus "le calme avant la tempête". Une jubilation dantesque qui s'apprête à éclater, une rage grande comme une montagne. Sam, lui, fait tourner et retourner ses baguettes entre ses doigts comme une majorette. Incapable d'être immobile, incapable de vraiment bouger, paralysé sur sa chaise en attendant le départ. Mia lui propose un cookie, qu'il refuse d'un geste. Ouais, on va éviter de reproduire la fois où il a vomi sur scène. Je sais pas si c'était le stress où s'il avait trop consommé, mais depuis, il est clean quand il vient performer. Le plus possible en tout cas. Des cernes sous les yeux et la nervosité contagieuse, mais présent. Mia lui parle à voix basse. Elle est si belle, Mia. Un petit rire finit par échapper à Sam. Je l'aime, Mia. Je crois pas que le groupe réalise à quel point elle nous est nécessaire.

***

Nora

Enfin ! En scène ! C'est comme si tous mes muscles se délient d'un coup, comme un chat qui saute sur un oiseau, c'est frais et puissant comme un tremblement d'orage. Je m'élance sur scène, suivie de la troupe. Mia s'éloigne discrètement pour rejoindre un coin de la salle, observant avec des yeux d'amour Zahid, qui prend place à ma droite en balançant quelques accords langoureux à la basse. Dès qu'il est derrière sa batterie, Sam se tient plus droit ; et Aken, notre petite Aken, debout avec sa guitare électrique, prend ses dernières inspirations avant le début du morceau. Je saisis le micro et prends la parole, claire et profonde, ramenant la foule à moi.

-Bonjour à toustes ! Faites du bruit pour les Trans'lucides !

Des applaudissements parsemés dans la salle. Dans le bar confiné où nous jouons, la pièce est pleine de jeunes maquillaes, de militants à drapeau, de butch, de twinks, de couples qui se tiennent proches. Je tape dans les mains de quelques spectateurs, puis me redresse.

-A la basse et en deuxième voix, Skin ! A la batterie, Twig ! A la guitare, Aken ! Et votre bien aimée au chant, Uppercut, pour vous servir...

Sam a entamé un rythme saccadé sur mes dernières paroles et les autres ont enchaîné. Je cherche au plus profond de mon torse ma plus belle voix de basse et entame, murmurant presque, au plus proche du micro, au plus près du public.

-They didn't get us down, baby... They wont get. Us. DOWN !

La chanson commence en un cri rauque, un de ceux qui sortent des tripes, des semaines pour le maîtriser, on imagine pas le boulot que c'est. Du cri au chant, des hurlements de loups de la meute en délire qui commence à s'agiter devant moi. Ca boit au bar, mais les cris de nos quelques fidèles ont interrompu les conversations un instant. Juste l'instant qu'il nous faut pour entamer notre premier air, la guitare prend soudain la mélodie en charge alors que j'entonne :

- You look at us

Like we're outsiders

Yeah we're outsiders so you

Think we're not fighters

But we'll show you

We'll beat you down

All that shit you gave

But it made us brave

Watch how far we came

GO !

Les solos successifs s'enchaînent. La guitare s'endiable et la batterie se saccade, ielles ne s'en rendent même pas compte mais leur accord est parfait. Aken et Twig, Noor et Sam, toujours en rythme, toujours ensemble. Leur complicité est visible et pourtant, la tension qui parcourt la scène à ce moment-là est palpable. Un truc enragé.

Quand je reprends, ma voix n'est presque qu'un murmure sur une mélodie plus lente :

- Yeah it wasn't easy at the start

Thought i could never fix this heart

But now here I stand

Now you can can hear me

ROAR

Le dernier mot n'est plus qu'un cri alors que le crescendo s'achève dans les sifflements de la foule. Une bonne salle, aujourd'hui, une comme on aimerait en avoir plus souvent.

- Never gonna give you that right on me

I'm never again going down so easy

Keep your shit to yourself

Drown in it

Keep to your own hell

Je reprends à peine mon souffle alors que le dernier couplet arrive, sur battement de tambour seulement.

-Never gonna give you that right on me

I'm gonna give a show to see

So look at me

YEAH LOOK. AT. US.*

Un dernier cri et le groupe finit dans un riff à faire trembler un zénith. On se sent puissant ici. Les regards sur nous, le refrain qu'ielles reprennent en coeur ; c'est comme une seule énorme pulsation dans le bar quand on achève notre premier morceau.

***

Mia

Le concert est fini. Des soupirs de soulagement dans les loges alors que l'on retire son costume, que l'on se démaquille. En sueur, ielles ont toustes un air vainqueur et un rire aux lèvres alors qu'ielles repassent en cœur les meilleurs moments du concert. Et ça s'organise. Pour sûr, la soirée ne s'arrêtera pas là.

*Traduction de la chanson :

Ils ne nous ont pas fait tomber, baby. Ils ne nous feront. Pas. Tomber.

Tu nous regarde

Comme si nous étions différents.

Oui nous sommes différents donc

Tu penses que nous ne sommes pas des combattants.

Mais on va te montrer

On va te battre

Toute la merde que tu nous as fais subir

Mais cela nous a rendu brave

Regarde où nous en sommes
ALLEZ !

Oui ce n’était pas facile au départ

Je pensais que je ne pourrais jamais réparer ce coeur

Mais maintenant je me tiens ici

Maintenant tu peux m’entendre

RUGIR !

Je ne te donnerais jamais ce droit sur moi

Je ne me laisserai plus jamais abattre si facilement

Garde ta merde pour toi

Noie toi dedans

Garde-le pour ton propre enfer.

Je ne te donnerais jamais ce droit sur moi

Je te donnerais un show à voir

Alors regarde moi

Ouais REGARDE-NOUS !

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