S'entraider

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[CW crise d’angoisse]

***

Mia

De mon souvenir, Zahid et moi avons presque toujours eu quelqu’un sur notre canapé. Sam n’est pas le seul. Il y a eu Robert, sans abri, qui est resté quelques mois. Puis Nina, notre ancienne à nous, 64 ans cette année, on est toujours en contact ; laissée à la rue avec ses soucis psy et deux T-shirts. Jonah, sorti de prison et sans hébergement. Et il y a les amis. Quand on est queer, quand on est différent, la misère nous tombe dessus facilement. Des dépressions sur notre canapé, il y en a eu. Mais Sam est l’un de nos plus réguliers.

Ils ont mis beaucoup de mots sur son état. Syndrome dépressif. Borderline. Bipolaire. Il en parle peu, mais ici il se libère. Je ne sais pas pourquoi. Je crois que c’est quelque chose dans notre appartement, petit mais calme. Pas bien rangé, pas très bien organisé, mais c’est chez nous. Une chambre, une salle de bain adjacente et un salon avec un canapé lit. Beaucoup de dessins, les miens, certains Zahid, certains laissés par nos colocataires occasionnels. Un petit bureau dans un coin où je travaille sur mes cours, une table basse devant une vieille télé où on joue à la gamecube. Mario kart et SSX comme jeux favoris.

Zahid est en train de préparer un curry de légumes. C’est sa spécialité. Il sait bien mieux faire ça que moi, man Zahid. Iel manie les épices comme personne et l’appartement commence à sentir le repas chaud et le réconfort. Je me blottis dans la douceur de mon plaid, Andromède à mes côtés. J’enfouis mes mains dans sa fourrure réconfortante, et embrasse son front alors que ses deux grands yeux sombres me fixent et que sa queue remue de joie. L’appartement est calme ; Sam est parti ce matin pour ses cours avec un DM à moitié fait qu’il a certainement terminé dans le bus. Il n’y a plus que nous deux, et notre petite bulle, protégée du reste du monde. J’en ai besoin. Plus que jamais en ce moment.

***

Zahid

Mia a fait une crise aujourd’hui. Une belle crise d’angoisse, avec tétanie et tachycardie. On ne sait pas trop d’où elle est venue. Peut-être la décompensation d’hier soir, d’une soirée passée à gérer un Sam tremblant et incohérent, perdu et crispé. Peut-être du fait qu’elle avait fait une crise de dysphorie la veille, paniquant soudain dans la douche à la vue de son corps. Peut-être du retard qu’elle avait pris dans ses devoirs pour ses études. Devant la page blanche du mémoire qu’elle a à rendre, elle s’est soudain effondrée en larmes et n’a pas réussi à se poser avant plusieurs heures. Encore tremblante, blottie dans le canapé, elle essaye désormais de se reposer alors que je lui prépare son plat préféré. Curry de butternut et de patate. Un thé infuse à côté de moi alors que j’ajoute un peu de gingembre à la préparation, un thé noir à la mirabelle, un de ses favoris. J’irais le lui apporter une fois l’infusion parfaite, trois à quatre minutes après avoir versé l’eau chaude dans la théière.

C’est quelque chose la vie. On casse chacun notre tour et c’est toujours un saut de l’ange, impossible de savoir qui te rattrapera. Parfois, on a des bonnes surprises. Parfois, les bras que l’on pensait solides nous écrasent au lieu de nous soutenir. On a tous nos présences mutuelles comme béquilles pour les moments durs, mais avancer n’est pas toujours facile.

J’apporte son thé à Mia et elle me remercie d’une voix douce, presque chuchotée. On ne parle pas fort, quand il n’y a personne autour. Le silence est une couverture confortable dans laquelle nous aimons tous les deux nous enfouir, alors il y peu de bruit dans notre appartement. Un peu de musique lo-fi en fond, et le bruit des aliments qui cuisent doucement. Je l’embrasse sur le front et serre ses mains froides entre les miennes pour les réchauffer.

-Repose-toi, mon coeur, c’est presque prêt, que je lui murmure.

Je retourne en cuisine. La butternut commence à être fondante et il est temps de rajouter un peu de crème de coco pour faire infuser le tout. Je mélange mon plat. Il n’est pas particulièrement joli, il a une tête de bouillasse, mais je sais que ce sera bon et assez plein d’amour pour tirer un sourire à ma jolie Mia.

Mia, avec ses pointes roses et ses jolies boucles noires. Mia, avec ses lèvres charnues et douces au goût de rosée. Nous nous sommes rencontraes par hasard, dans un bar queer où elle faisait ses premiers pas de femme trans, toute gênée dans sa robe rose et fluide. On a immédiatement accroché ; on a passé la soirée à discuter, de genre, d’apparence, de ce que c’était que de grandir queer. D’animaux, aussi, je me souviens que l’un des premiers sujets de conversation avait été notre désir commun d’avoir un chien. Adopté. Un vieux, certainement, ou un noir, ceux que les gens ne veulent pas. Notre choix s’était finalement porté sur Andromède, huit ans, sa tête fine et sa fourrure rousse tâchetée de blanc. Taille moyenne, vive et joueuse, mais si craintive au début. Le premier mois, on a bien cru qu’on ne la verrait jamais s’épanouir. Et puis finalement, petit à petit, le temps et la stabilité aidant, Andromède s’est fait un chez elle. Particulièrement attachée à Mia, elle s’est très vite montrée protectrice envers elle. Chaque moment d’angoisse, chaque instant de faiblesse est compensé par la présence douce de la chienne dans sa vie. Rien ne vaut la paix et la douceur qu’elle nous apporte. Et tant pis pour les frais vétérinaires réguliers et la pâté de luxe que Mia insiste pour lui acheter ; tout vaut le coup pour l’amour de notre chienne.

Je viens m’installer avec elles sur le canapé, assiettes à la main. Andromède va s’installer dans son panier ; de l’amour oui, mais des limites, elle a vite appris que mettre sa truffe dans nos assiettes n’était pas une option, même si elle a régulièrement droit à sa petite part.

Je prends la main de Mia et sonde sa respiration. Elle souffle lentement, apparemment calmée. Elle m’embrasse sur les lèvres. Ce soir, tout va bien se passer.

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