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Les vingt-quatre heures qui suivirent furent les plus dures de toute la vie de Cornélia.

Elle eut amplement le temps de réaliser ce qui se cachait derrière ce tout petit mot, ces trois lettres anodines. Dur. La métamorphose se révélait aussi dure que l’acier. Âpre et froide comme le malaise psychique qui la submergeait chaque fois qu’elle perdait son humanité. Lourde et acérée comme les liens qui la sanglaient à ce maudit matelas et cisaillaient sa peau lors de ses contorsions. Douloureuse comme ses cinq sens poussés à leur paroxysme, qui ne cessaient de s’emmêler dans un ballet désordonné, de se heurter à l’intérieur de son crâne dans des collisions insupportables.

Alors que la nuit passait lentement, déployant son manteau noir derrière la fenêtre, la jeune femme ne cessa d’osciller entre ses deux corps, le vrai et l’odieuse enveloppe qu’on la forçait à revêtir. Chaque fois qu’elle commençait à fermer l’œil, épuisée et courbaturée, un mal de crâne lui ceignant le front entier jusqu’à la nuque, Aaron arrivait pour lui imposer le masque ou le lui arracher une nouvelle fois.

Elle ne trouvait même pas l’énergie d’échanger plus de deux mots avec Blanche. De toute manière, les métamorphoses de sa sœur se coordonnaient rarement avec les siennes, leur rythme obéissant à la seule logique de leur geôlier – qui avait visiblement à cœur de les séparer.

Chacune des sœurs se retrouvait seule dans son calvaire. En reprenant forme humaine, elles ne pouvaient qu’observer l’autre lutter désespérément dans son corps hostile, trop grand pour elle.

Au cours de la nuit, dans une étrange procession, toutes les créatures de la chambre vinrent se pencher sur leur lit, les unes après les autres. Le qilin, la coulobre, les petits darts, le dragon zonure muselé et même le gigantesque éale – jusqu’aux deux coqs-comètes qui pourtant ne cachaient pas leur caractère de cochon –, tous vinrent les regarder au moins une fois. Ils se plantaient là, reniflaient leur odeur de monstre, détaillaient leur deuxième corps dans un étrange silence. Leurs regards étaient emplis de solennité. Même Oupyre vint les ausculter, guère impressionnée, ses moustaches leur chatouillant la peau ; même Pouet, qui craignait un peu de s’approcher lorsqu’elles portaient leurs masques, rejoignit cette bizarre cérémonie et les observa de son regard doux, comme pour bien prendre toute la mesure de ce qu’elles devenaient.

Après la traîne sombre de la nuit vint l’aube et sa cape dorée. Les premiers rayons prirent les sœurs par surprise. D’un coup, ils leur rappelèrent qu’elles ne subiraient pas cette torture indéfiniment, que le temps continuait de passer.

Que la vie se poursuivait.

Au fil de la matinée naissante, leur état s’améliora. Le poids de leurs métamorphoses s’allégeait petit à petit. Le terrible mal-être qui leur prenait le cœur et la tête commença à refluer, à devenir supportable. À l’un de leurs réveils, elles trouvèrent chacune des croissants et du chocolat chaud sur leur table de chevet. De son fauteuil, Aaron les toisait d’un air renfrogné. La nourriture leur donna un coup de fouet auquel elles ne s’attendaient pas.

Cornélia surveillait les aiguilles de l’horloge lorsqu’elle se retrouvait humaine – car dans son corps de tzitzimitl, sa vision restait trop perturbée et inégale pour lui permettre de distinguer ce petit détail à plusieurs mètres de distance.

Mais quand l’aiguille indiqua midi trente, faisant naître une vague d’espoir en elle, la jeune femme réalisa d’un coup qu’elle portait son masque en scrutant l’horloge ainsi. Elle était tzitzimitl à cet instant précis. Et pourtant, elle distinguait chaque petite fioriture sur le cadran argenté, sur son pied bordé d’arabesques.

Au fil des métamorphoses suivantes, elle comprit que le plus dur se trouvait désormais derrière elle.

Les vagues de couleurs chatoyantes, inexistantes dans sa vision humaine, ne lui semblaient plus si extraordinaires ; à dire vrai, elle s’y était si bien adaptée que parfois, perdue dans ces changements trop répétitifs, elle oubliait brièvement quel corps elle occupait. Seules les lignes et les formes n’en faisaient encore qu’à leur tête et se brouillaient sur les bords de sa vision.

Si les sons restaient toujours aussi tonitruants, son cerveau avait fini par apprendre à les traiter sans lui réduire les neurones en bouillie. Ils lui parvenaient avec une telle acuité qu’elle pouvait non seulement capter les battements de cœur de Blanche, mais aussi ceux d’Aaron qui sommeillait sur son fauteuil luxueux.

Les odeurs… Elle avait encore du mal à les supporter. Le lit sentait le propre – il puait le propre – et l’effluve de la lessive l’étourdissait à moitié sitôt qu’elle posait la tête sur le drap.

Était-ce aussi le cas pour Blanche ? Ses sens se voyaient-ils aussi incroyablement accrus ? Chaque fois qu’elle le pouvait, l’aînée se tournait vers sa sœur pour l’observer. Le masque changeait la blondinette en une étrange bête, élégante et si filiforme que son long corps mince confinait à la caricature, semblable à celui d’un immense furet. Ou bien était-ce une belette ? Son anatomie déliée était si particulière qu’Aaron, au lieu de desserrer ses liens comme il le faisait quand Cornélia devenait monstre, se trouvait obligé de les resserrer à l’extrême pour ne pas que la souple créature se glisse hors des sangles. Son pelage ras, à l’éclat précieux, ne cessait d’évoluer. Il se partageait entre un noir d’encre et un or chatoyant – l’un couvrant sa longue échine et l’autre son ventre – qui se mouvaient en permanence pour échanger leurs places, telles deux vagues opposées ou deux moitiés de sablier. Parfois, des éclats brillants s’allumaient de-ci de-là dans sa fourrure, comme des braises ou des étoiles perdues. L’étincelle se transmettait aux draps ou au matelas et les noircissait un instant, avant de s’éteindre très vite.

Cornélia ne savait ce qui était le plus perturbant : que sa petite tête malicieuse se révèle à ce point identique au masque, avec ses oreilles rondes et son museau pointu, ou que son regard n’ait strictement rien à voir avec celui de Blanche.

Loin de ses iris bruns et pictés de vert, ces yeux-là étaient grands, en amande, d’une profondeur insondable. Des yeux animaux, entièrement sombres.

Comme s’il n’y avait aucune âme humaine cachée derrière.

Chaque fois que Cornélia croisait ce regard de belette, une sinistre impression lui plombait le ventre. Celle d’avoir perdu sa sœur à jamais.

Mais l’heure suivante, elle se retrouvait tzitzimitl et voyait Blanche redevenir humaine à ses côtés, puis la scruter avec la même curiosité dévorante.

Quelle chance, pensait-elle chaque fois avec lassitude. Elle peut voir ce que je suis devenue, elle.

En réalité, Cornélia en avait déjà une assez bonne idée. Elle avait détaillé cent fois son grand corps maigre, semblable à celui d’une panthère ou d’un jaguar, avec ses quatre pattes et sa queue démesurément longue. Le chair translucide la perturbait toujours autant. Elle ne parvenait pas à s’y habituer. L’éclat blanc des os miroitait doucement à travers les muscles, parmi les minuscules étoiles et les constellations qui imprégnaient son corps entier.

« Des démons stellaires », avait dit Aegeus. Dans l’esprit de Cornélia, les démons n’allaient guère avec le ciel. La culture aztèque devait être radicalement différente de celle des chrétiens…

Elle se découvrit même assez souple pour glaner un aperçu de son dos. Les vertèbres s’élevaient en pointe hors de son échine, traçant une longue file acérée – semblable à celle de Greg quand il était devenu nekomata. De somptueux bijoux d’or et d’émeraude, en forme de disques, scintillaient sur ses reins. Sertis à même la chair, ils portaient des cercles et des motifs concentriques, incrustés de perles et de pierres précieuses. Des gerbes de plumes d’un vert très vif, aux reflets mordorés, s’en élevaient comme des éventails.

Cornélia aurait tout donné pour pouvoir détailler son visage. La vision du masque ne la quittait pas : un crâne sinistre, surplombé d’une coiffe aztèque.

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