3- Répondu.

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— Henri ? Vous êtes là ?

J'étais en pleine démence ou, peut-être, m'étais-je endormi sur mon clavier ; épuisé d'attendre les réponses de mes amis. La lumière bleue des écrans à LED avait un effet soporifique ; c'était une chose bien connue. Rien de plus normal, donc, de rêver. D'ailleurs un mail qui parle n'était pas parmi les plus folles idées dont mon imagination était capable ; j'étais même un peu déçu.

— Non, vous ne dormez pas.

Je commençais à reconnaître cette voix.

— Oui ! C'est moi, Docteur Bordenave.

— C'est quoi ce délire ? Vous vous incrustez même dans mon sommeil ?

— Je vous le redis, vous ne dormez pas Henri et la situation est on ne peut plus sérieuse. Il va falloir m'écouter et surtout me croire. Si vous le pouvez.

Le croire n'était pas une épreuve en soi, il était docteur, un bon médecin même, brillant...

— Merci du compliment, vous me flattez.

— Arrêtez ça, doc !

— Arrêter quoi ?

— Ça ! Là... Vous lisez dans mes pensées... Un truc du genre... C'est flippant.

— Ce n'est pas tout à fait vrai, Henri. Je ne lis pas dans vos pensées, pas exactement. Cependant si vous cessiez de croire que vous tapez sur un clavier, nous n'aurions pas cette double discussion qui vous excède tant et je pourrais vous expliquer le reste.

— Mais je tape sur un clavier ! Planté devant mon ordi ! Comment sinon ? M'expliquer quoi ?

— Bien ! Nous avançons. Que savez-vous du corps humain ?

— Quoi ? Le corps humain ? Et bien... C'est des bras, des jambes, des membres quoi ! Rattachés à un coeur, des poumons, des organes.

— C'est aussi, une sorte, de catalyseur ou de thermomètre. Comme vous voulez. Les allégories ne manquent pas à son endroit.

— Un catalyseur ? Vous voulez dire quoi par là ?

— Je vois... Votre corps vit des expériences exogènes, c'est-à-dire externes à lui-même, qu'il traite par des processus chimiques ou, si vous préférez, par des émotions. Ces émotions sont donc une métabolisation des faits, une expérience endogène, interne. Pour simplifier, on pourrait dire que pour chaque expérience exogène, il y a une expérience endogène. Vous suivez ?

— Il va pas falloir aller trop loin doc, sinon vous allez y aller tout seul. En gros nous sommes des usines à émotion ?

— C'est une manière de voir la chose.

— Quel rapport avec moi ?

— Précisément.

— Vous commencez à me gaver...

— J'en suis navré, d'autant que nous avons déjà eu cette conversation. Vous en souvenez-vous ?

— Maintenant que vous le dites... C'est plutôt flou.

— Logique. Reprenons donc. À ce niveau de notre discussion, nous avons conclu que nous vivions les choses émotionnellement. Si nous arrêtons notre réflexion à ce point précis nous devrions conclure que nous sommes tributaires des émotions et ce sans contrôle.

— Péter un câble, ça arrive à tout le monde.

— Oui, le barrage cède parfois. Car c'est bien ça qu'est le moi ; un barrage, une construction artificielle, utile. Utile car inhibant. En d'autres termes, ça nous freine.

— Je ne capte plus rien...

— Nous avons consolidé votre barrage. Nous vous avons aidés, Henri.

— Putain.... doc...

— D'accord, d'accord. Je vais tout vous dire. Vous avez subi une opération, une extraction pour être plus précis. Une extraction qui avait pour but d'ôter l'émotion liée à une expérience précise. Une terrible expérience qui vous détruisait. Ainsi vidée de sa substance, de son réel, de sa force, elle n'était plus un danger pour vous. Quand je dis, vous, je veux parler de votre corps. Car ce que vous avez l'impression d'être, ce que vous pensez être est une construction artificielle. Vous n'êtes pas le corps. Vous êtes la tentative d'inhibition qui a échoué à canaliser l'émotion contre laquelle vous avez été créé. Créé par le corps. Nous avons dû vous extraire tous les deux.

— Ok, j'ai ma dose ! Allez vous faire foutre ! J'ai pas de corps ? Expliquez ça !

Je lui fis des doigts à répétition.

— Usage d'expériences antérieures. Est-il nécessaire de se brûler à chaque fois pour savoir que le feu brûle ? Non. Vous piochez dans le connu ce dont vous avez besoin pour vous convaincre de votre propre existence. Voilà tout. Répondez à cette question. Que cherchiez-vous auprès de vos amis ? Qu'aviez-vous oublié de si important pour contacter la liste entière de vos 632 contacts ?

— C'est facile ! J'avais oublié ma... J'avais égaré mon... Je... Attendez !

— Vous n'avez plus de corps Henri. C'est ça que vous avez demandé à vos amis, ça que vous cherchez. Bien sûr vous n'allez pas me croire, cela reviendrait à se laisser convaincre de sa propre inexistence mais c'est là, la vérité. Vous avez été stocké sur le réseau. Cette expérience-là, cette conversation, vous la devez à une défaillance de notre programme de stockage. Ce qui vous a permis de briser le conditionnement dans lequel nous vous avions plongé. Nous sommes navrés de ce qui vous arrive. La bonne nouvelle c'est que nous vous avons retrouvé, grâce à ce mail. Nous allons pouvoir rectifier notre erreur.

— Ta gueule ! Je vais me réveiller, tranquille, me préparer une bonne tasse de thé , pépère, et oublier toutes ces conneries ! Je mettrais, même, deux trois claques au vrai docteur Bordenave. Ça lui apprendra à venir me gonfler jusqu'ici.

— Nous pouvons vous programmer ça. Considérez cela comme des excuses de la part de toute l'équipe médicale.

Bavant sur ma main, ma tête composait un véritable roman. La pression qu'elle exécutait sur le clavier semblait inspirée d'un feu sacré. Les plus méchants lecteurs, bien sûr, traiteraient l'initiative d'illisible, quant aux plus gentils d'entre eux, me couvrant de leur amabilité, souligneraient son caractère artistique. J'avais la bouche pâteuse, m'extirpant du bureau avec la folle envie d'un petit thé. Peut-être que ça allait me faire passer le goût affreux qu'avait laissé ce cauchemar dans ma mémoire :

— Faut vraiment que je me calme, moi...

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