Chapitre 9 – L’équipe se forme
Plus que trois jours, le samedi approchait comme une sentence gravée dans la roche.
Marianne n’était pas tranquille. Elle le sentait le démon, et surtout ses sbires, en chasse déjà — tapis dans les interstices du monde visible.
Elle avait tenté une communion avec l’au-delà. Silence, même là, on avait peur. Les âmes damnées commençaient à envahir les limbes comme des lambeaux de conscience hurlante.
Des médiums qu’elle connaissait — puissants, anciens — avaient perdu leurs dons comme brisés ou éteints.
Alors, elle se réfugia dans son dernier refuge : le Tarot de Marseille.
Les cartes s’étalèrent sur la table. L’air se figea. Le pendu. La lune. La tour.
Et enfin… la carte XIII. La Mort.
Marianne ferma les yeux. Elle posa une main tremblante sur le dernier tirage.
Pourra-t-on la sauver ?
La réponse fut sèche. Implacable. Non.
Marianne contempla le tirage une nouvelle fois. Le pendu. La tour. La mort. Pas d’échappatoire. Pas d’espoir. Et surtout… aucune réponse.
Elle soupira. Reprit les cartes. Les battit avec des gestes tendus, presque tremblants. Puis reposa la main sur la table.
Silence.
Et soudain… la sonnette retentit d’ un son net et brutal comme un rappel du monde réel.
Marianne se leva lentement, franchit le couloir, ouvrit la porte.
Un vieil homme se tenait là. Courbé par l’âge, le manteau usé par le vent, les mains marquées par les décennies. Mais son regard… vif. Perçant. Un regard qui ne voyait pas les apparences. Un regard qui lisait les âmes.
— Alors, Marianne… aurais-tu besoin de moi ?
Elle sourit. Pas de doute. Pas de peur.
— Oui, Padre Giovani. Plus que jamais.
Le vieil homme pénétra dans la pièce, son manteau effleurant les murs comme un voile. Il s’arrêta près des cartes, son regard toujours fixé sur Marianne.
— Tu as tiré la Mort... mais ce n’est pas la fin. C’est la fracture, le passage. — Je l’ai ressenti… cette nuit. Le sceau que j’avais placé… il a tremblé.
Marianne se redressa, les cartes oubliées.
— Tu veux dire… le sceau brisé ?
Le Padre acquiesça, lentement.
— Il contenait une puissance que l’on ne voulait plus nommer. Une promesse faite à l’obscurité. Mais aujourd’hui… ce sceau respire. Et s’il respire… c’est que le rituel a déjà commencé quelque part.
Silence. Puis il s’avança vers le crucifix posé sur la table.
— Nous n’avons plus beaucoup de temps. Le sacrifice n’est pas une question de sang… c’est une question de choix. Et Alexandre devra faire le plus dur de tous.
Au même moment, une sonnette retentissait aussi chez Alexandre. Il ouvrit la porte et fronça les sourcils. Les deux hommes, devant lui, étaient droits, polis mais fermés comme des bunkers. Leurs vestons boursouflés n’étaient pas un hasard. Un lourd parfum de protocole planait dans l’air.
— Pourquoi Matignon ? demanda-t-il.
Le commandant Delmarre le fixa, impassible.
— Parce que certains secrets ne peuvent être discutés ailleurs.
Le lieutenant Coster ajouta avec un sourire discret :
— Et parce que vous êtes un ancien officier qui renifle des choses trop dangereuses pour rester en périphérie.
Alexandre s’assit dans la voiture banalisée. Pas une sirène. Pas un gyrophare. Juste le silence… et le pressentiment que tout allait changer.
A Matignon, Alexandre franchit la porte dérobée, encadré par les agents de la RG. Le couloir était sobre, presque trop silencieux — comme un sanctuaire administratif que l’Histoire préfère oublier.
Une porte s’ouvrit.
— Monsieur Vasseur, dit le Premier ministre, debout derrière un bureau massif, merci d’avoir accepté mon invitation.
Alexandre s'approcha, tendu.
— Ai-je vraiment eu le choix ?
Un léger rire retentit dans un coin sombre du bureau. Un homme s'avança, vêtu d’un uniforme au liseré d'or.
— Ah, j’oubliais, reprit le Premier ministre. Je vous présente le capitaine Giuseppe Torino… gendarmerie du Vatican.
Alexandre se figea.
— Le Vatican ?
— Soyons clair, dit le Premier ministre en refermant son dossier. Cette réunion n’a jamais existé. Et tout ce qui y sera dit reste confidentiel.
Il ouvrit un dossier aux bords écornés.
— J’ai lu votre rapport sur Claire. Vous aviez suspecté le député Delajoie.
— Oui. Mais les indices ont disparu.
— L’ADN notamment ? fit le ministre, l’œil plissé.
— Étiquetage falsifié, dit Alexandre. C’est faux. Mais ça m’a coûté ma place.
Le ministre hocha lentement la tête.
— Dommage. Vous aviez un avenir prometteur. Passons. C’est vous qui avez découvert le corps de Deschamps Sylvie ?
— Oui.
— Un suicide, selon les journaux… dit-il en lui tendant Le Parisien du matin.
En première page, une photo : Le député Delajoie, sourire compatissant, entouré des parents de Sylvie, posant comme un soutien providentiel. La légende :
“Delajoie aux côtés de la famille endeuillée : un élu proche des siens.”
Alexandre sentit le sol se dérober.
— C’est un meurtre. Pas un suicide.
Le ministre le fixa. Longtemps.
Puis ferma le dossier lentement.
— Alors prouvez-le. Et faites-le avant un autre meutrei. Sinon… Delajoie deviendra bientôt intouchable si il devient président. Et la prochaine victime… sera celle que vous n’avez pas encore imaginée. Pour Sylvie Deschamps, pas d’affaire, c’est un suicide.
Alexandre se redressa brusquement dans son fauteuil.
— Mais c’est impossible, lança-t-il. J’ai vu le corps. De mes yeux. Les plaies n’ont rien d’un suicide.
Le Premier ministre resta impassible. Face à lui, il y avait deux dossiers parfaitement empilés.
— Et pourtant, dit-il en posant la main sur le premier, deux médecins légistes parmi les plus renommés de Paris confirment cette conclusion.
Alexandre se leva.
— Des coupures transversales sont trop profondes et un angle incompatible et pas d’arme près de la main.
Il s’arrêta. Puis murmura, presque pour lui-même :
— C’est un maquillage. Un sabotage.
Giuseppe Torino, silencieux jusque-là, intervint :
— Il n’y a pas de vérité dans le rapport, seulement des volontés.
Alexandre fixa le ministre.
— Alors qui a voulu ça ? Qui couvre Delajoie ?
Le silence qui suivit fut plus révélateur que n’importe quel nom.
Le capitaine Giuseppe Torino se redressa légèrement dans son siège. Son accent avait disparu. Son français était parfait et son regard impénétrable.
— C’est l’œuvre du démon, déclara-t-il avec la solennité d’un verdict ancien. — Le Pape a été informé. Et après délibération… la sainte inquisition a confirmé. Le sceau brisé… ne s’est pas ouvert seul.
Alexandre sentit un frisson courir sous sa peau.
— Un exorciste a été dépêché, discret et formé dans l’ombre. Et il est déjà en contact avec votre amie… Marianne.
— Ce n’est pas la première fois que Rome envoie un homme. Mais c’est peut-être la dernière fois qu’il en revient.
Le Premier ministre hocha la tête.
— Vous comprenez, Alexandre… cette affaire dépasse votre histoire personnelle. Ce n’est plus une enquête. C’est une guerre ancienne. Et vous êtes… en première ligne.
Le Premier ministre se pencha légèrement au-dessus du dossier. Son regard n’avait plus rien de politique — c’était celui d’un homme qui transmettait un flambeau.
— Vous devrez agir sans protection officielle, déclara-t-il. Le capitaine Torino n’a aucun pouvoir en France. Il n’est ici… qu’en tant qu’observateur du Vatican.**
Alexandre haussa un sourcil.
— Donc je suis seul.
— Non, répondit le ministre. Pas tout à fait. Dès maintenant, vous intégrez officiellement les Renseignements Généraux. Mais officieusement… vous êtes le Bureau des Affaires Étranges.
Il referma le dossier d’un geste lent.
— Vos rapports seront adressés à moi… et au capitaine. Personne d’autre.
Alexandre se redressa. Il comprenait. Le monde qu’il traquait depuis des années ne serait plus un entre-deux. Il devenait sa mission.
— Et Marianne ? et l’exorciste ?
Le ministre sourit avec un rictus discret et respectueux.
— Ils sont engagés en tant qu’experts civiles.* Leur statut officiel couvrira leurs dons. Officieusement… Ils seront votre lien avec l’au-delà.*
Silence. Puis le capitaine Torino s’approcha.
— Le sceau bat, Alexandre. Mais votre équipe… devront désormais ceux qui doivent le refermer.
À peine sorti du bureau du Premier ministre, Alexandre sentit un frisson derrière lui. Pas un danger. Pas une menace. Juste… une présence.
Il glissa une main dans sa poche. La croix ne vibrait pas. Étrange.
Il se retourna brusquement — et Claire était là. Son regard était triste, presque vexé.
— Tu ne dis rien ? lança-t-elle. — Inspecteur, experte… et moi, rien. Bravo la reconnaissance.
Alexandre esquissa un sourire, l’ombre d’un éclat dans le regard.
— Tu ne serais pas un peu… jalouse ?
Claire lui tira la langue, enfantine et fière.
— Tu es l’indic des limbes, dit-il doucement. — Tu travailles dans l’ombre. Sans toi, on n’aurait même pas vu la faille.
Elle se détendit.
— C’est vrai. — Et maintenant… on est une équipe ?
— Oui, répondit Alexandre. On est une équipe.
Une voix surgit derrière lui.
— Et moi alors ?
C’était Franck, bras croisés, sourire en coin.
Alexandre se retourna, surpris. Claire souriait déjà. Marianne les rejoignait en silence.
— Toi aussi, dit Alexandre. — Tu fais partie du Bureau des Affaires Étranges.
Un bref silence. Et tous les trois marchèrent ensemble, vers un monde qui ne les attendait pas… mais qui allait devoir compter sur eux.
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