Chapitre 1

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Hope

Je n’ai jamais connu la lueur du jour, la sensation du vent sur ma peau, emportant mes cheveux dans sa danse.

Je n’ai jamais ressenti l’herbe fraîche sous mes pieds ou la douce chaleur d’une nuit d’été.

Tout ce que je connais se trouve dans cette pièce. Cet endroit entièrement blanc et acéptisé duquel je ne sortirai jamais. Parce que je suis malade.

J’y suis née et je n’en suis plus jamais ressortie. Tous les souvenirs ancrés dans ma mémoire se résument à la visite de nombreux médecins qui sont malgré moi devenus ma famille.

Ces dizaines de blouses blanches qui s'affairent chaque jour pour comprendre. Comprendre ce qu’ils ont bien pu faire pour rater ma conception.

Car, oui, j’ai un problème. Je ne suis pas comme les autres ou du moins comme je devrais l’être.

J’ai en moi quelque chose qui bat toutes les secondes, qui me maintient en vie et pourtant il ne devrait pas être là. Il ne devrait pas se trouver dans mon corps tout simplement car il me fait ressentir.

Il me procure toutes sortes de sentiments que je suis interdite d’éprouver et forcée de réprimer.

En regardant l’horloge au-dessus de la porte, je me rends compte que Maria arrivera d’un moment à l’autre pour ma séance du jour.

Elle vient toujours le matin et repart lorsque l’heure du repas sonne.

J’entend trois petits coups francs et elle entre sans s’assurer que je suis bien prête. Il n’y a pas de place pour la pudeur en ces lieux.

En refermant la porte derrière elle, elle observe l’état de la chambre sans un mot mais je sais qu’elle vérifie seulement sa propreté et l’absence du moindre objet qui pourrait me trahir.

Son regard passe le long des murs immaculés sans la moindre fenêtre et s’arrête dans la salle de bain rudimentaire dont la seule arme potentielle serait une brosse à dents.

– Comment te sens-tu aujourd’hui, Hope ?

Tout en prenant garde à lui offrir un sourire forcé qui ne parvient pas à mes yeux, comme elle me l’a appris, je lui répond d’une voix monotone.

– Bien, comme toujours.

Elle me scrute et j’essaye de ne pas paraître curieuse. J’essaye de faire comme si je n’avais pas remarqué son air affolé qu’elle tente de cacher.

Car oui, comme moi, les médecins possèdent un cœur mais c’est seulement pour mieux faire leur travail, c’est ce qu’ils nous répètent.

Et je les crois, je suis en sécurité ici. Ils sont ma famille mais comprendront-ils un jour que les traitements qu’ils nous font subir ne fonctionneront jamais ?

– Bien.

Maria s'assoit sur la chaise face à moi et sort toutes ses cartes habituelles. Des images choisies avec minutie pour me faire craquer. Mais je ne craquerai pas.

D’un coup, une infirmière rentre dans la pièce: Lysanne. Je tente de cacher mes mains tremblantes sous la table tandis qu’elle s’approche de moi.

– Régulateur 3B pour patiente Delta-1, s’écrit-elle.

Je n’ai connu que des régulateurs dans ma vie. Des médecins spécialisés dans les tests déterminant notre statut. Le mien est celui de Delta-1: Défaillante numéro 1.

Elle saisit la machine derrière moi et la fait rouler pour la placer sur mon côté gauche.

J’étouffe un hoquet de stupeur lorsqu’elle déboutonne ma blouse, dévoilant ma poitrine. J’autorise mon cœur à s'affoler tant qu’elle ne peut pas encore le voir.

Lysanne saisit un morceau de coton dans la salle de bain puis l’imbibe dans de l’alcool qui me brûle soudain la peau lorsqu’elle me désinfecte.

Je respire calmement lorsque les électrodes adhésives sont collées sous mes clavicules et sur mes côtes et enfin, je suis attachée à la chaise par des sangles de cuir sur mes poignets et mes chevilles.

Nous pouvons maintenant entendre et voir cet organe hideux sur l’écran à ma gauche.

Ma respiration s’apaise sous le regard insistant de Maria sur l’écran. Elle s’assure que la ligne blanche représentant mon rythme cardiaque reste bien stable.

– Bien, commençons, si tu veux bien.

À vrai dire, je n’ai pas vraiment le choix que je le veuille ou non. Je n’ose pas regarder les cartes qu’elle sort de son sac pour éviter de faire crier la machine mais lorsque j’en repère une: un homme aux cheveux grisonnants, je manque de tressaillir.

– Tu connais maintenant les règles: je te montrerai une image, je te laisserai m’expliquer ce qu’elle évoque pour toi et nous observerons tes… réactions.

Le mot émotions la dégoûte tant qu’elle fait tout pour l’éviter, sauf quand il faut me le jeter à la figure. C’est en fait ce qu’elle fait croire à Lysanne.

Elle saisit une première image après avoir regardé sa montre pour la troisième fois depuis qu’elle est arrivée et je ne peux m’en empêcher.

– Quelque chose vous tracasse, Maria ?

La voix que j’adopte est naïve, dénuée de sentiments. Mais mes yeux, eux, lui font comprendre que ce n’est pas une question anodine.

Elle paraît le comprendre car son regard s’adoucit légèrement et elle se racle la gorge pour ensuite prendre la parole. Elle à l’air de prendre en compte Lysanne qui nous écoute de manière détachée.

– Tu sais, certaines journées sont plus agitées que d’autres. Même les machines le sentent.

Elle étire soudain son bras pour replacer innocemment l’adhésif sur ma peau.

– Si jamais tu entends du bruit, inutile d’aller vérifier. Les couloirs n’aiment pas les curieux.

Cela aurait pu m’inquiéter si je n’avais pas toutes ces éléctrodes déterminant ma vie ou ma mort collées sur la peau.

Un petit sourire calculé plus tard, j’observe la première image. Ce que j’y vois fait partie d’un de mes pires souvenirs.

Lorsque notre défaillance est trop élevée, nous sommes enfermés dans une salle aussi petite qu’un placard, sans eau ni nourriture pendant plusieurs heures voire jours.

Cette pièce insonorisée nous coupe totalement du monde et de ce que nous pourrions ressentir. Ma gorge me tiraille en pensant à la puissance de mes cris pour qu’on me laisse enfin en ressortir.

Mais toutes ces pensées, je les fais taire et je regarde Maria sans ciller. Je vois sa pitié à travers ses yeux mais j’entend aussi les pas impatients de Lysanne.

– Que vois-tu ?

Je prends une grande inspiration que j’espère silencieuse et je lui réponds aussi calmement que possible.

– C’est la chambre blanche. Elle hoche la tête avant de continuer.

– Et que t’évoque-t-elle ?

Ce qu’elle m’évoque? La faim, la solitude, l’abandon, la rage, la peur-

– Rien du tout.

Mon sourire s’étire avec précision comme si j’avais appris ce geste par cœur.

Son regard passe de moi à l’écran plusieurs fois puis hoche de nouveau la tête une fois que les résultats sont stables.

– Bien, passons à la deuxième image.

J’attends avec impatience, souhaitant la fin de cette séance le plus vite possible.

Cependant, je me souviens de l’image que j’avais aperçu furtivement il y a quelques instants et mon coeur chute.

J’observe sa photo et l’air plein de culpabilité sur le visage de Maria.

Je lui pose alors une question silencieuse, pourquoi ? Elle ne fait que regarder Lysanne me faisant comprendre que la décision ne vient pas d’elle.

Le problème est que des bips se font maintenant entendre sur la machine, représentant une hausse du rythme cardiaque.

Lysanne claque la langue contre son palais et vient se poser devant moi, ignorant complètement Maria derrière elle.

– Que vois-tu, patiente Delta-1.

Elle n’a jamais utilisé mon prénom donné par… lui. Mes yeux se posent de nouveau sur l’image de cet homme aux cheveux grisonnants, à l'allure svelte et aux yeux aussi noirs que les miens.

Mais ce n’est pas tout ce qu’elle m’évoque. Un cauchemar, bien pire que la chambre blanche, se répétant bien plus souvent, trop souvent.

Ce n’est pas un souvenir, c’est un gouffre. La pièce blanche. Le lit trop étroit. L’odeur d’aseptisé mélangée à un parfum, le sien. Sa main sur mon épaule. Sa voix douce, trop douce. J’ai envie de vomir.

– Pour la dernière fois, que vois-tu !?

Ses mains se posent brutalement sur la table. Je sursaute et c’est une erreur… Sa main prend maintenant une prise douloureuse sur mon menton et elle s’apprête à reposer sa question mais je vois les yeux brillants de Maria…

– C’est… père.

Le mot a du mal à passer. Il m’écorche les lèvres.

– Enfin ! Regarde-moi ça… Comment tu es monstrueuse avec toutes ces émotions sur ton visage !

Le sien n’exprime que de la haine tandis que je lutte pour ne pas laisser couler mes larmes, pour ne pas vomir à ses pieds.

Alors que je pense qu’elle pourrait bien m’arracher le cœur pour sa satisfaction personnelle, un bruit sourd se fait soudain entendre dans le couloir juste derrière ma porte.

Cette fois-ci, nous sursautons toutes les trois et Lysanne se précipite, une main sur la poignée.

Malheureusement pour elle, quelqu’un se tenait derrière, un Delta, comme moi.

Sans aucune retenue, il me fait son plus beau sourire et je frissonne à la vue de ses dents. Une seconde plus tard, Lysanne et Maria se retrouvent au sol dans une mare de sang.

Le vide se fait en moi. Que se passe-t-il ? Je tourne la tête et je vois les murs éclaboussés de rouge. Une question s’impose: Que suis-je censée ressentir ?

Je veux reculer, mais je me souviens que je suis encore attachée.

Mes mains tremblent. Mon souffle se brise en morceaux. Il a disparu. Il m’a regardée. Il a souri. Et puis, il est parti.

Je veux hurler, je veux comprendre. Je veux savoir pourquoi.

La seule chose que je veux à ce moment, c’est serrer Maria dans mes bras.

Je suis comme dans un cauchemar, je veux la réveiller, lui dire que c’est fini, que je suis là.

Il y a un problème. Il manque quelque chose…

Pourquoi est-ce-que son corps paraît si faible ainsi ?

Je tire sur mes liens mais ne parvient qu'à me lacérer les poignets.

– Maria ? Tu m’entends ? Est-ce que ça va ?

Je veux utiliser mes jambes pour la remuer mais mes cheville sont aussi attachées.

J’essaye alors de basculer ma chaise, je ne réussi qu’à faire vibrer le sol.

Soudain, j’entend comme quelque chose qui roule. Sa tête.

L’odeur du sang m’agresse. Je m’effondre pour de bon. Et là, ça vient.

Les larmes. Le cri. Brutal, primitif, comme si je n’avais jamais hurlé avant. Un cri venu d’un endroit que je croyais mort.

Et je pleure. Enfin. Vingt-deux ans de silence, de contrôle, de froideur. Tout craque. Tout se brise. Je pleure Maria. Je pleure tout.

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