Chapitre 6
Hope
Assise sur le banc, j’observe la masse de personnes profiter de leur repas tandis que j'essaye de faire fi du brouhaha que tout cela implique.
Sabrina est assise face à moi. Je croise son regard et mes yeux retombent aussitôt sur mon assiette, toujours pleine.
Mon cerveau comprend tout, mais mon coeur, lui, ne comprend pas comment il doit se comporter.
Comment suis-je censée agir comme si les deux dernières décennies n’avaient jamais eu lieu ?
Je suis censée me comporter comme ces gens ? Rire, parler avec intérêt, s’inquiéter des sentiments des autres, ainsi que montrer nos propres émotions sans avoir peur qu’elles se retournent contre nous ?
– Je peux t’entendre penser, Hope.
Voilà, ça, aussi. Entendre mon prénom est une chose si étrange que je crois être dans un songe éveillé. Un rêve ou un cauchemar, ça je ne le sais pas.
– Tu peux agir librement, je te l’ai dit.
Ça, je n’en sais rien. Je sais qu’elle se montre gentille mais je ne peux pas être certaine de sa sincérité.
– Où se trouve l’homme qui m’a conduite ici ?
Il est ma seule attache à l’hôpital, j’aurais aimé pouvoir lui parler.
– Tu veux parler de Caïn ? Il est… parti en mission, avec une troupe. Rien d’inquiétant.
– Une mission ? Quelle sorte de mission ?
– Nous faisons ce que nous devons pour survivre, c’est tout ce que tu as besoin de savoir pour l’instant.
J’ai conscience d’être sur la défensive mais je pense vraiment avoir mes raisons.
– Écoute, tu peux soit rester ici, en sécurité, dans un endroit où tu ne seras pas tuée si tu te fais des amis.
Un ange passe, puis elle continue.
– Ou alors tu peux repartir d’où tu viens, là où tu as seulement l’impression d’être saine et sauve, où tu seras punie pour être humaine, vivante.
Ils me punissent… car je suis une erreur. Une erreur à rectifier.
– Mais il va falloir faire un choix car je ne laisserai personne mettre en danger mes frères et mes sœurs.
Au même moment, des soldats passent la porte du réfectoire, la seule grande salle du bâtiment cylindrique et je lutte contre l’envie de prendre mes jambes à mon coup.
Cependant, je reconnais la démarche nonchalante de mon kidnappeur et je me calme. Ils sont rentrés de leur mission. Je me reconcentre sur Sabrina.
– Vous prétendez que nous sommes pareilles, vous et moi. Mais avez-vous seulement vécu ce que moi j’ai vécu ?
Son visage se décompose à mesure que je parle mais je continue, sans m’en soucier.
– Si vous êtes comme moi, alors pourquoi vivez-vous ici, dans un confort que je n’ai jamais connu ?
Elle souffle, je vois bien que je la contrarie et elle cherche ses mots. De longues secondes passent avant qu’elle ne trouve quoi me dire.
– C’est vrai, je n’ai pas subi d'expérience ni de cure pour corriger ce que je suis. Par contre, j’ai vécu toute ma vie cachée et effrayée qu’ils débarquent ici parce que si ça avait été le cas, je n’aurais plus été ici pour te le raconter.
Qu’est-ce qu’ils auraient fait ? Ils ne les auraient pas tués… si ?
– Cependant, je sais que tout le monde ici n’a pas eu cette chance.
Son regard dérive quelques secondes vers celui qu’elle a appelé Caïn, le soldat qui m’a sauvé de l’hôpital. Qu’est-ce que je raconte ? Il m’a prise de force avec lui.
Je secoue la tête et reporte mon attention sur la femme.
– Votre histoire est similaire mais ce n’est pas à moi de te la raconter. Tu devrais aller lui parler.
Lorsque je me dis enfin que la meilleure solution est de l’écouter, de l’agitation commence à se faire ressentir et un regroupement se forme là où les soldats se tiennent.
– Sab, on a un problème, là.
La voix de Caïn, ou devrais-je dire Gab, nous parvient.
Nous nous précipitons tous vers la source de ce vacarme et je reste figée face au spectacle horrifique qui se tient devant moi.
Un des hommes est allongé par terre. Il se tord de douleur. Je reconnais cette émotion car c’est la seule que j’ai laissé passer sur mon visage. Pendant trop longtemps.
Sur son flanc, des griffures effroyables dont les contours sont d’un noir qui n’augure rien de bon.
La plaie me retourne l’estomac. Je me demande ce qui a bien pu infliger une telle blessure.
Je n’arrive pas à contrôler mes émotions, mes sourcils se froncent sous l’effet de la tristesse.
Je ne le connais pas, mais mon coeur se tord sous la douleur qui fait hurler ce jeune homme.
À ce moment-là, je ne pense plus. Mon corps se meut de lui-même et j’ai la vague impression qu’on se fige sous mon passage.
Je ne vois maintenant que du blanc, rien ne parvient à mes yeux. Les gestes me sont naturels mais en même temps, je me demande ce que je suis en train de faire.
Mes mains se posent sur le flanc de l’homme sans que je le décide. Je sens sous mes doigts la chaleur poisseuse du sang et la vibration sourde de sa douleur. Et alors, quelque chose explose en moi.
Pas une explosion brutale… plutôt une vague qui me traverse de part en part, brûlante et infinie.
Son cri s’étouffe.
Je perçois chaque battement de son cœur, chaque fibre déchirée se ressoudant et mon propre cœur bat à l’unisson.
Je ressens toute sa douleur. C’est insoutenable. Et pourtant… je ne peux pas m’arrêter.
La lumière revient. Non pas autour de moi, mais de moi. Un filet pâle qui s’échappe de mes paumes, de mes lèvres, et de tous les pores de ma peau.
La noirceur recule, grignotée par cette clarté étrange.
– Hope !
Une voix m’arrache à cet état second. Je reprends conscience d’où je suis : tous me fixent, figés, certains horrifiés, d’autres fascinés.
L’homme sous mes mains halète, mais il respire. Ses griffures ne sont plus que des cicatrices rosées.
Je recule brusquement. Mes mains tremblent. Mes jambes aussi. J’ai envie de fuir.
– Qu’est-ce que tu viens de faire ? souffle Sabrina, à la fois méfiante et admirative.
Je n’ai pas de réponse. Je ne savais pas que je pouvais faire ça. Je sens juste une fatigue écrasante et une peur sourde.
Je n’ai pas le temps de m’y pencher. La fatigue est si intense qu’elle me contrôle et je bascule en arrière, aspirée par le néant.

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