Chapitre 8
Hope
Les secousses dans l’habitacle me retournent l’estomac mais je reste concentrée.
Sabrina m’a fait un briefing que je tourne et retourne dans ma tête depuis des heures.
Je dois en apprendre plus sur le monde qui m’entoure et le meilleur moyen est de me retrouver sur le terrain. Tu parles…
Tout comme Caïn, elle pense que je pourrais être utile en cas de blessure.
Mais ce qui ne choque apparemment personne, c’est ce qui a pu causer de telles blessures. Et, apparemment, encore une fois, je vais devoir le découvrir sur le terrain. Là, maintenant.
Ils sont malades…
Le soleil se couche et l’horizon forme une ligne orangée à travers la vitre.
Je profite des dernières lueurs du jour pour me calmer. La peau de Caïn est chaude sur mon bras. Elle m’ancre dans la réalité.
Nous sommes côte à côte à l’arrière de la voiture. Il est là pour me surveiller. Je n’ai pas besoin de ça.
Son regard est dur dans le rétroviseur et je sais qu’il a peur.
C’est un sentiment que j’aime ressentir parce qu’il me fait vivre. J’expire lentement lorsque les derniers rayons disparaissent et accueille cette douleur au fond de mes entrailles.
Je suis libre de ressentir, libre de vivre.
C’est bien beau tout ça mais je fais beaucoup moins la maligne lorsqu’une ombre noire passe brusquement devant la voiture.
Milo freine aussitôt. La voiture glisse sur quelques mètres avant de s’immobiliser.
Je me redresse, le cœur battant à tout rompre.
Le rire nerveux de Milo, habituellement toujours prêt à détendre l’atmosphère, s’est éteint. Il fixe la route, livide.
Un autre soldat que je ne connais pas sort rapidement du véhicule et ainsi tous les autres le suivent. Je me retrouve seule à l'intérieur alors qu’une espèce de monstre rôde autour de nous.
Je ne m’étais pas rendu compte de la chaleur qu’il faisait.
La chaleur devient étouffante. L’air semble gorgé d’électricité, trop dense, trop lourd.
Je n’entends plus rien d’autre que le bourdonnement dans mes oreilles.
Il fait noir. Trop noir.
Mes mains me font mal, c’est en les regardant que je remarque mes ongles enfoncés dans ma chair et le picotement désagréable de la plaie.
Lorsque ma vue commence à devenir floue, je me rends compte que j'ai arrêté de respirer.
Je retire ce que j’ai dis, la peur est un sentiment horrible. Il est difficile de s’en débarrasser. Je me sens mourir.
Je m’imagine dans la salle blanche, les genoux repliés devant moi, souillés de larmes.
Toujours cette même peur. Toujours cette même impuissance.
Un bruit sourd sur la vitre, je vois ces yeux noirs comme les miens, qui me regardent avec mépris mais aussi ironiquement avec envie.
Ces yeux se transforment petit-à-petit en un lac glacé. Deux billes de bleu polaire me regardent. Il crie.
– Hope ! Il faut que tu reviennes à toi !
Caïn. Sa voix traverse le brouillard dans ma tête.
Je cligne des yeux, et la réalité me revient en plein visage.
Je reprends mon souffle, le cœur affolé.
La main sur la portière, je m’apprête à l’ouvrir lorsqu’une vision cauchemardesque s’impose à moi.
Caïn est projeté sur le côté, et se dresse devant lui une créature surréaliste.
Des ombres l’entourent de toutes parts tandis que son corps est fait d’os et de chair… ou du moins ce qu’il en reste.
Une abomination née de chair morte et de rancune.
Ses mouvements sont saccadés, mais terriblement précis.
Je sais que je devrai bouger, partir l’aider. Mais ma main sur la poignée est figée tandis que mon corps est parcouru de frissons.
Je veux courir. Bouger.
Mais mes jambes ne répondent plus.
Je reste là, stupide spectatrice, à regarder l’inévitable.
Les bras de la chose sont si longs que ses griffes labourent le sol à chaque pas.
Caïn tente de se relever, mais le sang coule déjà sur sa cuisse. Il chancelle, halète, mais son visage reste impassible.
C’est dans cette contemplation que les miens se calment. Il a besoin de toi. Reprends-toi, Hope. La voix de Maria résonne dans ma tête.
D’un coup je revois son corps sans vie dans mes bras. Le sang éclaboussant les murs, le sol, ma peau. Et puis j’en ai assez. Assez de me faire marcher dessus. Assez d’être toujours la victime de l’histoire.
Ma main ne tremble plus. Le bruit de la portière qui s’ouvre suffit à détourner l’attention de cette chose qui était autrefois humaine.
Elle se tourne vers moi, les griffes encore sanguinolentes et je remarque que Caïn est blessé.
Une plaie béante traverse sa cuisse et ses mains s'affairent pour la maintenir fermée.
Ça saigne, beaucoup.
Cette bête s’approche encore et je peux sentir son haleine fétide me réchauffer le visage. Beurk.
Elle me regarde maintenant de ses yeux d’un bleu très clair, si voilés qu’elle paraît aveugle.
C’est seulement à cet instant que je m'autorise de nouveau à avoir peur parce que je suis convaincue que je vais mourir, là, maintenant.
Je ne peux pas partir comme ça alors que je suis enfin libre.
Je suis une Delta et je mérite de vivre même avec ce fichu cœur qui m’oblige à rester cachée.
Je ne m’étais pas rendu compte que j’avais fermé les yeux et soudain, le souffle s’éloigne.
Lorsque je les ouvre à nouveau, la créature a disparu.
Milo me regarde comme s’il avait vu un fantôme.
Je reste interdite quelques secondes puis me rappelle de Caïn qui se vide de son sang quelques mètres plus loin.
Je cours jusqu’à lui. Son sang s’étale sur le sol comme une mare écarlate.
Je cale sa tête sur mes genoux.
– Qu’est-ce que t’attends, bordel !
Milo a les yeux écarquillés par la terreur.
Ses cheveux bruns ébouriffés lui donnent un air fou et contrastent avec ses tâches de rousseurs.
– Je… Je ne sais pas comment j’ai fait, la dernière fois.
Son côté enfantin et enjoué que j'avais aperçu la première fois que je l’ai vu a totalement disparu.
Son regard est maintenant d’une noirceur sans nom et il pourrait presque m’effrayer si un autre ne le faisait pas déjà bien trop.
Caïn a maintenant perdu connaissance. Je me sentirai bien coupable s’il mourrait par ma faute alors qu’il m’a sortie de là.
Je jette un dernier coup d'œil au reste du groupe qui n’attend que moi pour commencer. J’évite bien-sûr les regards noirs qu’ils m’offrent tous.
Ma voix tremble. Je sens la panique revenir.
Mais si je la laisse gagner, il mourra.
Je pose mes mains sur sa plaie. Le contact est glacial. Son sang s’infiltre entre mes doigts.
Je fais quelque chose qui m’aurait terrifiée il y a encore quelques jours.
J’accueille toutes les émotions qui m’assaillent avec joie car ce sont elles qui me donnent toute la puissance dont j’ai besoin.
Et cette fois, je fais en sorte que la peur soit une force et non un fardeau.
Je ne suis plus figée par l’angoisse et j’ai envie de m’en sortir, d’y arriver.
Je ferme les yeux et imagine les deux côtés de sa peau se refermer.
Et je tente. Une première fois.
Rien.
Juste un spasme, un frisson électrique dans ma poitrine. La chaleur monte, s’échappe de mes doigts, puis disparaît aussitôt.
Une douleur violente me traverse le crâne. Mes oreilles bourdonnent, mes yeux me brûlent.
Je sens le sang battre à mes tempes, comme si mon propre cœur refusait d’obéir.
Je réessaye.
Je concentre toute mon attention sur la plaie. Sur cette chair béante, vivante, qui palpite encore sous mes mains.
Une lumière pâle s’échappe de mes paumes, instable, tremblante.
Pendant une seconde, la peau de Caïn se soude, mais je perçois aussitôt un craquement humide, une déchirure brutale.
La plaie se rouvre plus violemment encore, comme si mon pouvoir se retournait contre lui.
Caïn pousse un gémissement rauque et sa main s’agrippe à la mienne.
Je me fige, horrifiée.
Mon souffle se bloque dans ma gorge. Son sang continue de couler, chaud, épais, inarrêtable.
– Non… non, je t’en supplie…
Je mords ma lèvre jusqu’au sang, mes doigts tremblent.
Je ne comprends rien à ce que je fais.
Je sens la peur, la panique, la rage, la honte, tout à la fois.
Des vagues d’émotions m’assaillent, m’étranglent presque.
Je les laisse venir. Je laisse la peur m’envahir, la colère me brûler, la culpabilité me dévorer.
Je laisse tout me consumer. Et c’est là que je sens autre chose.
Un rythme. Une pulsation.
D’abord faible, puis plus nette. Comme deux battements distincts qui se cherchent, se heurtent, se fondent.
Mon cœur bat à l’unisson avec le sien. C’est douloureux, étouffant, mais vivant.
Une lumière s’allume à nouveau dans mes paumes, plus forte cette fois. Dorée, presque liquide.
Je sens la chaleur couler le long de mes bras, jusqu’à mes doigts, puis pénétrer la plaie.
Le corps de Caïn se cambre, un cri muet s’échappe de sa gorge.
Sa peau frémit sous la lumière, la chair se reforme, lentement, dans un bruit humide de tissu qui se retisse.
Mais chaque millimètre refermé m’arrache un peu plus de force. Mes muscles tremblent, mes poumons brûlent. La lumière devient aveuglante, puis s’éteint d’un coup.
Le silence.
Je reste penchée sur lui, le souffle court, les mains tremblantes.
Sous mes doigts, la plaie n’est plus qu’une cicatrice pâle.
Il respire. Faiblement, mais il respire.
Je sens ma gorge se nouer. Des larmes montent, incontrôlables. Je voudrais rire, crier, pleurer à la fois.
Mes doigts sont couverts de sang séché, de poussière, de lumière morte.
Caïn bouge légèrement. Ses lèvres tremblent. Je me penche, tout près, pour entendre.
– La créature… elle t’a reconnue…
Il murmure cela d’une voix rauque et tousse brusquement. Un filet de sang coule de la commissure de ses lèvres.
– Elle t’a… laissée vivre.
Ses yeux se ferment.
Je reste figée, incapable de répondre. Son sang sur mes mains, encore tiède, me paraît presque irréel.
Autour de nous, le monde semble suspendu, écrasé sous un silence trop lourd.
Pourquoi moi ? Pourquoi un être sans cœur, sans la moindre once d’humanité, m’aurait reconnue ?
Peut-être parce qu’au fond, je ne suis pas si différente d’eux.
Une anomalie. Un cœur dans un monde qui n’en veut plus.
Et je reste là, vidée, à genoux dans la poussière, les doigts tachés de rouge et de lumière éteinte, incapable de savoir si j’ai sauvé Caïn…
Ou si j’ai perturbé quelque chose d’autre.

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