Chapitre 9
Hope
– Garde toujours tes deux poings devant ton visage, comme ça.
Je reprends mon souffle pendant qu’il me montre le prochain mouvement à effectuer.
Depuis ce matin, nous nous entraînons dans une des salles de ce bâtiment immense dans lequel je vis aussi maintenant.
Le sol est en béton brut, soutenu par des piliers massifs. Tout autour, l’espace s’ouvre sur un arrondi donnant sur la ville en contrebas.
Une vue splendide. En ruines, certes.
D’autres novices, comme moi, s’entraînent avec d’autres soldats. Quelle belle coïncidence que je sois en face de lui.
Nous avons commencé sur un sac de frappes mais je suis maintenant en conditions réelles face à un Caïn nullement déstabilisé par la scène de la veille.
Je suis en sueur quand il m’envoie un direct. J’ai juste le temps d’espérer qu’il rate mon nez avant que son poing s’écrase sur ma mâchoire.
Je suis projetée en arrière et titube en me massant la joue. La douleur explose dans mon crâne et la vision devient floue.
– Qu’est-ce qui vous prend ?!
Je vois très brièvement sa main me cherchant instinctivement puis se raviser comme pour garder sa fierté.
Son regard inquiet s’éteint pour laisser place au soldat.
– Tu n’y arriveras jamais si je cherche à te préserver.
Ça fait un mal de chien. Ça brûle, ça pulse jusque dans ma tête. Et je comprends : il veut me pousser à bout.
Je me relève et lui assène un crochet en plein dans les côtes. Il grogne à peine et se remet très vite.
– Tu vois, quand tu veux.
J’essaye de frapper à nouveau. Je lève le bras. Mon poing fend l’air, mais ne touche rien. L’air file entre mes doigts.
Il secoue la tête. Je sens mon cœur s’emballer.
– Utilise tout ton corps, pas seulement ton bras. Il faut qu’il accompagne tous tes mouvements.
La seconde d’après, il est derrière moi. Je ne l’avais pas entendu bouger.
Sa main chaude effleure mon ventre nu et tout mon corps se tend. J’en suis instantanément électrisée.
– Penche-toi… comme ça.
Ses paumes se posent sur mes hanches, me guident, déplacent mes jambes.
Son genou vient plier le mien et manque de me faire perdre l’équilibre. Il me retient sans effort.
Je n’ose pas me retourner car je sais que nos souffles se mélangeraient et nos visages seraient définitivement trop proches.
Il me contourne et se replace devant moi. Ses yeux sont sérieux, il ne laisse rien transparaître.
Quant à moi, je chasses les idées parasites qui m’ont assailli quelques secondes et passes mes mains sur mes joues rougies.
Elles ne le sont qu’à cause du sport…
Il me fait signe d’approcher avec deux doigts, bien en place.
Je prends une profonde inspiration. Mes jambes s’enracinent, mes épaules se tendent.
Je balance mon bras, et cette fois je touche sa poitrine. Un choc me traverse, violent et réel. Mon bras tremble. Mon souffle est court.
Il recule d’un pas, ajuste sa position, me fixe, implacable.
– Bouge. Anticipe. Lis ce qui arrive avant que ça ne te touche.
Je recule instinctivement. Un mouvement brusque, maladroit, et je manque presque de tomber.
Il avance, je frappe. Je rate encore, mes mains effleurent sa poitrine au lieu de l’atteindre vraiment.
Chaque tentative me renvoie ma faiblesse en pleine figure. La douleur, la chaleur, la peur.
Je ferme les yeux un instant, à bout de souffle.
Je relâche tous mes muscles et laisse tomber ma tête dans mes mains, honteuse de croiser son regard.
– Hope, nous n’avons pas fini.
Je ne l’écoute pas. Quel est le but de tout cela ?
Je sens qu’il retient ses mots, qu’il tente de me ménager. Mais je ne suis pas dupe.
C’est un soldat. Il peut ressentir, oui, mais il vit pour obéir, pour combattre.
Il est comme eux…
Non ! Qu’est-ce que je raconte…
Je reprends ma tête entre mes mains. Les voix dans ma tête s’agitent à nouveau.
– Je t’entend réfléchir.
Comme je ne réponds pas, je sens un pouce et un index se poser sur mon menton pour me forcer à le regarder.
Il est maintenant beaucoup plus proche et je sens son souffle sur mes lèvres.
– Ne laisse pas tes émotions te contrôler. Tu es bien plus forte que ça, je le sais.
– Pourquoi est-ce que je dois apprendre à me battre ?
Il me relâche, recule et inspire profondément.
– Tu n’es pas la seule, toute la résistance passe par là.
Je ne sais pas pourquoi mais qu’il appelle tout ça la résistance me met la boule au ventre.
– Ce n’est pas seulement une prévention, n’est-ce pas ?
Il évite maintenant mon regard.
– Vous préparez quelque chose.
Ce n’est pas une question, c’est un fait.
– Je suis fatiguée de me battre, Caïn.
C’est la première fois que je prononce son prénom. Il relève la tête, surpris.
– Sauf que la vraie bataille n’a pas encore commencé.
– Pourtant on a déjà assez souffert, tu ne penses pas ?
Il me jauge un instant et je préfère ignorer l’audace dont je fais preuve.
– Il n’ont pas souffert une seule seconde, je ne pourrais pas vivre en sachant que je n’ai rien fait pour changer les choses.
Je m’apprête à rétorquer une nouvelle fois mais il me coupe aussitôt.
– Tu es arrivée il y a deux jours. Avant, tu ne connaissais rien du vrai monde. Je suis sûr que tu ne savais même pas que la ville était en ruine.
Je me tourne alors vers ce paysage que je trouvais magnifique il y a encore une heure. Non, c’est vrai. Je ne savais rien de tout ça.
Je pensais que l’herbe était encore verte et fraîche. Que le ciel était bleu et non pas gris et nuageux à tout temps de la journée.
Je pensais que les gens étaient libres tandis que moi, j’étais privée de ce monde pour mon bien et pour celui des autres.
Alors qu’en fait, c’est moi qui étais la mieux lotie et nourrie. Et c’est moi qui était protégée de ces créatures horribles qui causent des blessures d’autant plus ignobles.
Et eux… eux survivaient dans les décombres.
Il a raison. Je ne savais rien.
– Tu vois ? Tu ne sais rien, Hope.

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