1. Ultimatum maternel

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L’eau chaude éclatait sur mes épaules, chassant le savon dans la pénombre rose de la salle d’eau. J’avais fermé les rideaux colorés pour m’assurer qu’un voisin ne me guettât pas depuis son balcon. J’avais l’esprit éteint par l’ennui, plongé dans une série dont j’avais bouffé les dix épisodes en un seul visionnage. La voix de ma mère s’écria depuis le rez-de-chaussée :

— L’eau, ce n’est pas gratuit !

Je frappai le mitigeur pour interrompre l’écoulement, puis je tirai la serviette que j’avais suspendue. La chaleur m’avait assommée, ramolli la peau et les muscles et je savourais le calme de la maison. Ma mère était occupée à habiller deux mannequins, comme à la veille de chaque samedi soir.

La peau épongée je m’emmaillotai avant d’ouvrir la porte et affronter la fraîcheur extérieure à la cabine. Je laissai glisser ma main jusqu’à mes épaisses lunettes, et une fois que je les eus chaussées, j’essuyai le miroir devant-moi, révélant ma tignasse de cheveux châtains et les tâches de rousseurs qui constellaient mon visage jusqu’à mes épaules. Je me brossai, l’esprit toujours en promenade, refaisant les passages que j’avais apprécié de la série, critiquant ceux qui m’avaient semblés surfaits. Je repensais à l’actrice dont on apercevait la poitrine naturelle pendant un épisode. J’abaissai un peu ma serviette pour me comparer. J’avais des seins moins ronds, car ils s’affinaient vers les mamelons, mais ils se tenaient fermes, presqu’agressifs. Je notai un poil près d’une aréole, alors je m’emparai de la pince à épiler, et l’arrachai d’un coup sec.

La porte s’ouvrit et je sursautai en cachant mes seins.

— Putain ! Maman !

— Quoi ?

— Tu pourrais frapper !

— Pourquoi ?

— Parce que je prends ma douche.

— Non, là, tu n’es plus sous la douche.

— L’intimité, tu connais ?

Je soupirai en nouant ma serviette à la hauteur de ma poitrine. Ses yeux dévalèrent mes cuisses, puis elle demanda, caustique :

— T’as cherché du travail ?

— Oui, mais à chaque fois, faut le permis.

— Si t’avais fait des jobs d’été, t’aurais pu te le payer.

— Je trouverai.

— J’ai peut-être un job d’été pour toi. Mille euros pour une soirée.

Je savais très bien qu’elle songeait à ses soirées privées où chaque invité exhibait une fille nue qu’il avait maquillé à sa guise. Ils appelaient ça jouer à la poupée. J’enfilai mon pantalon de pyjama en plaid en lui répondant :

— Tu n’as pas assez de tes deux poupées ?

— Pour un autre façonneur.

— Je ne serai pas une escort, répondis-je en vérifiant qu’aucun poil caché ne subsistait sur mes aisselles.

— Il ne s’agit pas d’être une escort, mais mannequin.

— Quelle différence ? Faut montrer son cul.

— Il est interdit de toucher les poupées des autres façonneurs.

Je détachai ma serviette et enfilai mon haut de pyjama.

— C’est non.

— Je te préviens, Laëtitia, je ne tolèrerai plus une pique-assiette qui prend des douches d’une heure, passe ses journées à regarder mon compte Netflix, et qui n’y participe pas financièrement.

— Et ?

— Et tu trouves un job, ou je te vire.

Elle tourna les talons avec la trousse de maquillage qu’elle était venue chercher. Ses pas martelèrent les escaliers en bois. J’eus envie de m’enfermer dans la chambre, mais elle m’appela :

— Nous n’avons pas fini de discuter.

Je glissai mes pieds dans mes chaussons en peluche et descendis les marches jusque dans le salon. Le chauffage était poussé à fond malgré le mois de juin. Ses deux mannequins étaient là, deux jumelles à peine plus âgées que moi, à la peau métissée, aux seins ronds et parfaits. Elles ne portaient aucun vêtement. Seules quatre chaines à leurs hanches formaient des sourires les uns sous les autres, et la plus basse supportait un médaillon en pendentif qui dissimulait la fente de leur intimité. Elles arboraient sur le visage, un masque de dentelle or et argent qui mettait en valeur leurs yeux profonds, et leur bouche étaient maquillée d’un pourpre charnel. Des plumes blanches et violettes sortaient en nombre de leurs cheveux. Des épaulettes reprenaient ce plumage, formant deux ailes trop courtes pour couvrir leurs fesses rebondies. Leurs mains comme leurs pieds étaient ornés de bagues et de bracelets fins. Ma mère saupoudrait du strass sur leur poitrine, couvrant d’or leurs mamelons sombres. Comme elle ne me parlait pas, je devinais qu’elle attendait que je m’exprime. Je lui dis :

— Ça ne m’ira pas.

— Je ne t’ai pas demandé de descendre pour avoir ton avis. Mais Mirabelle et Prune peuvent te raconter comment ça se passe.

— Non merci.

— Les filles, dîtes-lui ce que vous faites pendant la soirée.

— On défile, répondit une des deux jumelles. On va chercher au buffet les verres et les petits fours pour ta mère. Et on laisse les gens se rincer l’œil.

— Comme tout le monde est masqué, personne ne sait qui est qui, ajouta la seconde.

Des jumelles café au lait, ça ne devait pas courir les rues non plus, pensais-je. Mais je répondis simplement :

— Elle m’a déjà raconté. Je trouve ça… Ce n’est pas mon affaire. Et puis je n’ai pas votre physique.

— Déshabille-toi, m’ordonna ma mère. Laisse-les juger par elles-mêmes.

— Euh… ça ira.

— Il n’y a que nous dans la maison, ne fais pas ta mijorée.

— Mais ça ne changera rien à mon…

— Déshabille-toi !

L’autorité me fit trembler, comme si j’étais encore une gamine. Je me retenais de trembler, les larmes me montant aux yeux. Les filles s’immobilisèrent, comme pour disparaître, tandis que ma mère attendait, le regard perçant fixé sur moi. J’ôtai mon haut de pyjama, mis à nue ma poitrine. Mon visage me chauffait, ma gorge se nouait. J’aurais été incapable de parler si elle me l’avait ordonné. Ma mère fit comprendre du regard qu’elle en attendait plus. Je baissai mon pantalon et elle reprit une voix douce à l’attention de ses deux mannequins :

— Et donc ?

— Elle est très belle, dit la première.

— Elle ferait une excellente poupée.

— Bien ! conclut ma mère. Ne bouge pas, Laëtitia.

Je restai immobile, paralysée de gêne, le pantalon de pyjama aux chevilles, notant du coin du regard que la situation amusait les deux jeunes femmes. Ma mère fouilla son sac à main et en sortit une carte. Elle pianota sur son téléphone, puis appela tout en me dessinant du regard.

— Monsieur Arcan ? … Bonjour, c’est Sculpturine, la façonneuse… Oui plutôt bonsoir… Très bien et vous ? … Dites-moi, vous voulez toujours devenir façonneur ? … Je me doute bien… J’ai une candidate pour vous… Quand vous voulez, mais après dix-huit heures si c’est en semaine…Parfait !… Je comprends… Non, je comprends très bien… C’est tout à votre honneur, c’est ce qui fait la force des meilleurs façonneurs… Ça, nous jugerons en temps et en heure… Et bien à demain.

Elle raccrocha, satisfaite, et avança jusqu’à moi. Ses yeux me dévisagèrent avant de descendre vers ma poitrine. Elle passa l’angle de la carte de visite lentement entre mes seins en articulant :

— Tu as vingt-et-un ans. Je n’ai plus à subvenir à tes besoins. Tu as jusqu’à demain midi pour y réfléchir. Soit tu acceptes, soit tu quittes la maison. Tu y seras la bienvenue pour un déjeuner dominical. Pour y rester, il faudra t’acquitter de la moitié des frais d’électricité, d’eau et des comptes Netflix, Amazon et Disney. Je te fais grâce des remboursements d’emprunts.

La carte s’arrêta à mon nombril. Elle inspira profondément et précisa les termes de l’accord unilatéral avec un regard doucereux :

— Si tu refuses, tu pars de la maison demain soir. Si tu acceptes de rencontrer ce jeune homme, même si l’issue est négative, je t’offre un mois de délai pour trouver du travail et t’en aller.

Elle agita la carte comme un éventail, puis elle me tourna le dos pour s’adresser à ses poupées :

— Reprenons, mes belles esclaves Egyptiennes. Toute cette dorure manque de quelque chose. J’ai l’impression de faire de vous des filles de cabaret. On ne gagnera pas le premier prix ce soir. On va enlever les plumes.

Je remontai mon pantalon, puis me chaussai en m’enfuyant avec mon haut de pyjama à la main. Je retins mes larmes jusqu’en haut de l’escalier, puis les laissai couler en me réfugiant dans ma chambre. Je me retranchai sous les draps et regardai les impacts de punaises. Un homme… elle voulait me louer à un homme comme une maquerelle louait les services de ses prostituées. C’était tout vu, c’était hors de question.

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