5. Moule

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Lundi, ma mère me déposa au pied de l’immeuble un peu avant huit heures, pour lui permettre d’arriver à l’heure à son travail. J’avais dormi car j’étais fatiguée, mais malgré le fait de devoir me rendre chez le façonneur, habillée normalement, j’étais anxieuse de ne pas savoir comment ça allait se passer. J’avais chaussé des baskets, un jeans, un vieux sweat-shirt gris, laissé mes cheveux libres de se coiffer comme ils voulaient. Je cherchai à l’interphone le numéro de l’appartement. C’était l’un des rares pour lequel le nom n’avait pas été enregistré. Il me fut donc impossible de connaître son indentité. J’appuyai sur le bouton et il répondit :

— Oui ?

— C’est Muse.

— Je t’attendais. Monte.

Je grimpai les marches en espérant que la journée se passerait bien. Il ouvrit la porte juste avant mon arrivée sur le palier. Il portait un tablier immaculé. Un sourire chaleureux dessina son visage lorsqu’il découvrit mes vêtements.

— Garçon manqué ?

— Parfois.

— Ça te va mieux que le kimono nuisette.

— Si vous le dîtes.

Il referma la porte derrière-moi.

— Je propose qu’on attaque le moule, et ensuite on fera une pause. Thé ou café ?

— Café.

— Suis-moi.

Je lui emboîtai le pas jusqu’à un atelier immense. Machine à coudre, étagères couvertes de produits, visages avec masques de monstres en silicone, fer à souder, il avait un atelier immense.

— Bienvenue dans mon antre. Assieds-toi sur la chaise.

Il avait cette étrange antinomie de chaleur dans sa voix et d’autorité indiscutable dans des directives. Je pris place devant le miroir. Il retira délicatement mes lunettes et m’accompagna avec une tessiture calme et apaisante.

— Je vais te mettre un bonnet de bain, en essayant de ne pas te pincer.

Il plaça le bonnet à l’orée de ma chevelure, puis il couvrit délicatement mon visage de silicone avec ses doigts, en prenant soin particulièrement aux sourcils. Il engagea la conversation pour me mettre à l’aise.

— Et donc ? Tu as des frères et sœurs ?

— Non. Fille unique.

— Un père ?

— Non, je ne le connais pas. Pas de beau-père non-plus.

— Je t’avoue que Sculpturine aime trop les jeunes femmes pour que je l’imagine avec un homme.

— Elle n’a jamais ramené de femme à la maison, hormis ses poupées.

— À partir de maintenant, tu gardes les yeux fermés. Pas le droit de grimacer, de sourire, de parler, de cligner.

— D’accord.

Je fermai les yeux en ayant l’impression d’être déjà dans le rôle de la poupée, un peu soumise malgré elle à la volonté de son façonneur. Il passa du silicone sur mes paupières avec beaucoup de délicatesse, puis me décrivit ses gestes pour m’apaiser.

— Je mets une bassine entre tes mains. Je vais tremper les bandes plâtrées et les appliquer sur ton visage. Si tu bouges, ça va créer des bulles d’air.

Il plaça les rubans de plâtre sur mon visage, et les appliqua en passant ses doigts sans trop appuyer. L’eau qui imprégnait les bandes ruisselait, me chatouillait, mais je résistais à l’envie de les chasser. Il expliqua qu’avoir un moule de l’ensemble de mon visage lui permettrait de faire plusieurs genres de masques si le premier essai ne lui convenait pas. Il finit donc par recouvrir mes lèvres, et mes paupières.

— Voilà, ça va vite sécher. Tu me fais signe en levant la main quand tu sens que ça tire un peu. Ça peut te paraître long, mais une fois, j’ai dû recréer le personnage de Mystique des X-men, pour un façonneur fan de Comics. Coller les écailles en silicone et la peindre m’a pris la journée. Il a été élu roi de la soirée. J’ai eu un pourboire magnifique. Mais la fille a demandé à ne jamais revivre l’épreuve du maquillage. — Je levai la main. — Ça sèche ? Essaie de sourire, bouge un tout petit peu la mâchoire pour décoller doucement. Si tu sens que ça vient, je te laisse le retirer.

Il me prit la bassine. Je grimaçai derrière le plâtre et décollai délicatement de mon visage. Je regardai l’empreinte avant de la lui tendre. Il observa l’intérieur, s’assura qu’il n’y avait aucune imperfection puis annonça :

— Je vais le mettre à sécher. On prend un café, et on passe à la suite, tu peux enlever le bonnet. Je vais te donner un gant de toilette et une serviette.

Arcan ne disparut que quinze secondes, me laissa enlever les traces blanches de mon visage, puis m’invita à m’installer au salon. Le café une fois moulu, puis passé, il posa son book sur la table basse. Certaines poupées n’étaient pas de son entière confection, mais il m’expliquait quelles parties des costumes il avait réalisé. Mystique, bien qu’ayant plus de hanches que l’actrice, était parfaitement réussie et la nudité qui n’était que suggérée dans le film me paraissait plus crédible ainsi. Je reconnaissais une patience et un talent chez Arcan. J’étais impatiente de découvrir ce qu’il avait en tête pour moi.

La discussion s’éternisa, Lorsque mon moule fut sec, il versa du plâtre pour former un visage complet.

— Il n’y a plus qu’à attendre le séchage du positif. Je te propose de déjeuner, et nous parlerons de ton costume.

Nous retournâmes au salon et il s’avança vers le plan de travail. Tout en sortant des produits d’un placard suspendu, il me dit :

— J’ai acheté des légumes frais. Je propose une petite jardinière avec des pommes de terre sautées. Ça te convient ?

— Oui. Je dois vous payer quelque chose ?

Il se retourna, eut un rictus amusé et me répondit :

— Te faire à manger est bien peu pour enrichir mon repas de ta compagnie. Tu sais ce que tu peux faire pendant ce temps ?

— Mettre le couvert ?

— Oui, et chercher sur Internet des prix pour des chaînes de vélo. Je veux les moins chères, et de la quantité.

Il cuisina un quart d’heure et nous servit sa jardinière. Ce déjeuner en tête à tête me mettait davantage à l’aise. Il avait de la conversation et du savoir-être. Je lui trouvais même une rigueur anglosaxonne. Ses airs rustres lui donnaient l’image d’une sorte de James Bond, parfait gentleman en façade, mais capable de tuer d’un claquement de doigt.

Après un yaourt bio, il acheta les chaînes de vélo, puis posa sur la table un livre.

— Le carnet secret de mes croquis.

Il choisit soigneusement une page avant de me montrer. Il dessinait moins bien qu’il ne réalisait ses costumes, mais l’esquisse traçait parfaitement ses enjeux. La femme avait le haut du visage recouvert par un masque lisse, façon Robocop et ses cheveux étaient faits de barbelés, maintenus en queue de cheval. Une autre queue de barbelé sortait de ses fesses.

— Ça, c’est la base de mon idée. Sauf qu’à la place d’une visière, on va te faire un masque qui a la forme de ton visage, comme Daredevil. Et je vais remplacer le barbelé par les chaînes de vélo, par égard pour ta peau, et parce qu’elles auront un balancement que le barbelé ne permet pas.

— Ça me plaît bien.

— Tu m’en vois ravi.

— Et comment ça tient au niveau des fesses ?

— Tu n’en porteras pas. Dans le principe, ça tient avec un plug anal

— Ah !

— Donc l’idée te plaît bien ?

— Ouais.

— Es-tu habituée à marcher en talons ?

— Pas trop.

— À partir de demain, tu viens avec les talons que tu portais hier, pour t’habituer.

— D’accord.

— Bien ! En attendant que ça sèche. Veux-tu qu’on travaille le déplacement à l’aveugle, avec la laisse ?

Je le regardai, ne lus aucun vice dans ses yeux, alors j’opinai. Il alla à son atelier chercher un foulard noir, un collier et une laisse. Lorsqu’il revint, il précisa :

— On fera une laisse en chaîne de vélo, bien entendu.

Je me levai, le laissai nouer le collier autour de ma nuque, sans appréhension, puis il retira mes lunettes pour les déposer sur la table. Il banda mes yeux, s’assura que je ne voyais rien, puis il dit :

— Quand ça tire, tu avances, quand ça ne tire plus, tu te figes. Ça devrait être simple. Mon but, c’est de trouver comment te guider pour ne pas que tu te cognes à un obstacle.

— D’accord.

— T’es tout le temps d’accord, se moqua-t-il.

Je me sentis confuse et le jeu commença, beaucoup moins intuitif que ce que je pensais. Je me laissai prudemment emmener. Sitôt qu’il partit sur le côté, je mis trop de temps à le comprendre. Mes pieds heurtèrent la table basse. Par réflexe, je criai avant d’avoir mal :

— Aïe !

— Ça va ?

— Oui.

— Bonne idée d’avoir essayé en basket avant les escarpins. On continue ? Je raccourcis la laisse.

J’opinai du menton. Il me tira vers lui et commença à se déplacer. La laisse plus courte, il m’était plus facile de sentir ses changements de direction. Il était prudent et allait doucement. Nous allâmes dans le couloir, mes épaules frottèrent le mur.

— Désolé.

— Ce n’est pas grave.

— Je reste sur cette vitesse, jamais plus vite.

Je me cognai soudainement à lui.

— Pardon.

— Je ne tirais plus. On reprend.

J’avais envie de rire, car je trouvais la situation plutôt amusante. De lui, je n’entendais que sa voix, ferme et perfectionniste. Je ne pouvais voir son visage sourire. Alors je restais sérieuse, et me laissais guider sans résister. À partir du moment où j’abandonnais toute idée de contrôle, que je lui donnais toute ma confiance, cela devenait un véritable jeu d’enfant. La moindre vibration sur mon cou me guidait. Une fois tout l’appartement exploré, il conclut :

— On s’en sort très bien.

— Ça fait bien dix minutes que je ne me suis pas cognée.

— Et comment te sens-tu ?

— Ça va. Je pense que plus le collier sera serré, plus je ressentirais facilement.

— J’en prends note. Je suggère que nous passions à la difficulté supérieure.

La laisse me tira en avant, et j’emboîtai le pas. Je reconnus le son caractéristique de sa porte d’entrée. Son pied descendit la première marche, la laisse se détendit et je m’arrêtai.

— Escalier descendant, dit-il.

J’aventurai la pointe du pied et la laisse me tira délicatement. Je descendis alors les marches. Des pas grincèrent. Une voix de femme articula :

— Bonjour.

— Bonjour Madame De Oliveira. Ne vous inquiétez pas, nous répétons un numéro.

— Bon courage à la demoiselle.

— Merci, articulai-je.

Les pas s’éloignèrent, puis il décida de remonter.

— Escalier montant.

Nous remontâmes à son appartement. L’après-midi touchant à sa fin, il me débanda les yeux. Je gardai les paupières closes, gênée par la luminosité. Il posa les lunettes sur mon nez, puis détacha le collier. Je m’habituai à la lumière.

— Ça a été ? La première journée.

Je haussai les épaules en faisant une grimace affirmative. Il prit un mètre-ruban et m’enveloppa la nuque. Il mémorisa le chiffre, puis l’enroula. Il regarda sa montre et me dit droit dans les yeux :

— Demain, j’aurais besoin des talons et que tu sois en tenue d’Êve.

— D’accord.

— À demain, sourit-il.

Il ouvrit la porte. Je lui souris timidement.

— Au revoir.

Je descendis les escaliers en frémissant d’inconfort à l’idée d’être à demain. Ma mère m’attendait dans la voiture. Je montai à l’intérieur et elle demanda :

— Ça s’est bien passé ?

— Oui.

Elle s’engagea dans la circulation et insista :

— Mais encore ?

Je ne savais pas ce que je devais lui dire, car j’avais compris ce qu’elle redoutait.

— Nous avons fait le moule de mon visage, et nous avons défini le style. Enfin il m’a montré ce qu’il voulait que je porte.

— Et tu vas porter quoi ?

— Juste un masque.

— Juste un masque ?

— Juste un masque.

— Il se sent pris de court, peut-être. Surtout s’il veut faire la prochaine soirée.

Je ne rebondis pas, entendant bien qu’elle cherchait à connaître les intentions de son futur rival. Lorsque nous arrivâmes à la maison, elle demanda :

— Ce sera un masque sur mesure, donc ? Noir ?

— Peut-être. Il ne veut pas que je gâche la surprise.

Maman grommela et descendit de voiture. Une fois que nous fûmes à l’intérieur, elle conclut :

— Je suis contente que ça se passe bien. Tu as mis ta pudeur de côté ?

— Je n’ai pas eu à me déshabiller.

— Même pas pour des essais ?

— Il a son idée bien en tête. Mais je ne peux rien dire.

— C’est normal. Une poupée se doit de respecter son façonneur.

Je souris, sentant l’amertume en elle. Il me fut impossible de savoir si elle m’avait poussé vers Arcan pour l’espionner. Si c’était le cas, elle avait compris qu’elle n’obtiendrait rien de moi. Je m’étais déjà attachée au façonneur, et je me sentais bien en sa compagnie malgré notre écart d’âge. Je redoutais malgré moi la prochaine journée en tenue d’Êve. J’avais toute confiance en lui, mais je restais mal à l’aise. Parler de plâtre, de moulure et jouer à me promener en laisse, ça m’amusait, mais ce n’était pas fait pour durer.

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