13. Règlement intérieur

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Lorsque nous atteignîmes le buffet, Arcan me proposa :

— Melon et jambon cru ?

Je hochai la tête et il posa le morceau de jambon sur ma bouche. Il était extraordinaire de tendresse. Je fus obligée de parler :

— Encore !

— Ça marche. Je fais une assiette, on va aller s’asseoir.

L’hôtesse nous remplit une assiette de jambons, de melon et d’œufs de caille. Puis Arcan tira la laisse jusqu’à ce que nous retrouvions deux chaises, comme d’autres. Nous commençâmes à manger puis un colosse s’avança. Je devinai sa taille à la voix caverneuse qui venait de très haut.

— Bonsoir, tous les deux.

— Bonsoir, répondit Arcan.

— Je suis le Grand Glouton.

— Monsieur, votre soirée est extraordinaire. Je ne m’attendais pas à voir autant de monde.

— Merci. En toute honnêteté, j’aurais préféré continuer avec un nombre plus restreint. Mais après la période du Covid, les inscriptions ont explosé. Je venais vous féliciter pour votre victoire.

— Merci à vous.

— Votre talent se remarquait déjà quand vous travailliez comme costumier pour certains façonneurs. Je trouve intéressant que vous vous soyez lancé, car vous apportez une note artistique que les derniers adhérents n’ont pas. Votre duo est érotique à souhait.

— Trouver la bonne poupée n’a pas été facile. Enfin, c’est surtout trouver des inconnues et leur expliquer. C’est une façonneuse qui m’a mis sur sa route.

— Une façonneuse qui loue une poupée ?

— Disons plutôt un don. Il n’y a pas d’histoire d’argent. Elle n’en voulait pas pour elle.

— Cela me rassure. J’interdis aux façonneurs de louer ou vendre les services de leur poupée.

— Pourquoi ça ?

— À partir du moment où de l’argent entre dans les poches d’une autre personne que la poupée elle-même, cela devient du proxénétisme. Ça ne doit pas avoir lieu entre ces murs.

— Je comprends.

— Nous avons des valeurs très importantes à défendre. C’est aussi pour vous en parler que je viens me présenter. Les jeux de poupées vont commencer. Normalement, vous n’en n’avez jamais entendu parler.

— En effet. Qu’est-ce ?

— Ce qui se passe ici ne doit pas sortir d’ici.

Mon estomac commença à se nouer, craignant ce qui allait s’annoncer en seconde partie de soirée. Je priai pour qu’Arcan soit le gentleman que je croyais et qu’il me fît fuir si ma crainte se confirmait. Le Grand Glouton poursuivit avec sa voix de baryton :

— Ma vision d’origine de ces soirées était érotique et seulement visuelle. Des filles nues, un défilé, un vote. J’ai surestimé la nature humaine. On m’a très vite demandé si on pouvait ouvrir des petits salons pour des instants privilégiés. Cela aurait permis à certaines filles de se faire plus d’argent.

— Je ne suis pas très étonné. Rassurez-vous…

— J’ai cerné l’artiste que vous êtes, mais vous n’êtes pas moins un homme. Cet endroit ne doit pas devenir un lieu de débauche. Les hommes finissent toujours par se lasser, par vouloir plus. Pour ne pas me faire supplanter par un concurrent qui organiserait des soirées de luxure lugubre, j’ai créé les jeux de poupées, une sorte de compromis entre l’érotisme et le stupre. Durant ces jeux, les deux premières règles continuent à s’appliquer. Aucun façonneur n’a le droit de toucher une autre poupée que la sienne, et les pénis restent dans leurs pantalons. Les jeux de poupées sont des défis proposés par les façonneurs, ils mettent en jeu une somme. Cette somme revient exclusivement à la poupée qui l’emporte, et nullement à leur façonneur. Muse, m’avez-vous entendu ? — J’opinai du menton. — J’approuve le programme avant chaque soirée, et les poupées n’ont aucune obligation d’y participer. Je traite ceux qui traversent la ligne de manière prompte et définitive. Quiconque force une poupée doit faire preuve d’imagination pour deviner ce qui l’attend avec moi.

— C’est entendu.

— Muse aussi ?

J’opinai du menton. Arcan précisa :

— Muse est là de son plein gré. Elle est juste trop timide pour parler.

— C’est un discours préventif que je sers à chaque façonneur, et je m’assure toujours que les poupées sachent me trouver en cas de problème. Muse ?

— Oui, Monsieur, répondis-je.

— Il ne me reste plus qu’à vous souhaiter une excellente seconde partie de soirée. Si vous avez des questions, les Gloutonnettes sont là pour y répondre.

— Bonne soirée, termina Arcan

La chaise râcla avec lenteur. Je ne l’imaginais pas vieux, je l’imaginais gigantesque, soit colosse noir soit titan germanique. Arcan le confirma en murmurant :

— Il est impressionnant. Tu as encore faim ?

J’opinai du menton.

— Je reviens, je vais chercher une autre assiette.

Ma main se précipita vers lui pour ne pas qu’il m’abandonnât seule.

— Je ne pense pas qu’il puisse t’arriver quelque chose. Les soldats du Grand Glouton sont partout.

J’articulais s’il te plaît pour qu’il le lût sur mes lèvres, et la laisse me tira vers le haut pour me lever de la chaise. Je chancelai sur mes talons, puis rattrapai le pas. Les rumeurs se rapprochèrent, et nous nous arrêtâmes au buffet. Le corps nu d’une poupée se plaqua brutalement contre mes fesses. Et elle s’exclama :

— Félicitations !

Elle m’embrassa sur la joue. Arcan lui dit avec un sourire dans la voix :

— Un peu de retenue, Nitroglycérine, vous lui avez fait peur. Et félicitations à vous.

— Merci à vous. Je sais que vous avez voté pour moi.

— Et vous étiez en numéro 1, voyez.

Je l’entendis faire un baiser à Arcan. Il me demanda :

— Muse, tu veux la même chose ? Sinon il y a des petits toasts de foie gras, du carpaccio de bœuf… — Je levai le doigt. — Carpaccio, OK. À l’autre table tu as les fruits de mer.

Je secouai la tête et nous fûmes à nouveau interrompus pour des remerciements. Je ne remettais aucun nom sur les voix, j’ignorais si nous les avions déjà rencontrés, jusqu’à ce que ce fût le tour de ma mère.

— Félicitations, Arcan.

— Merci.

— Avec un corps aussi parfait, il aurait été dommage de finir en dessous du top cinq. Cette petite a de très bons gènes.

— Je pense aussi.

— En toute sincérité, jusqu’à aujourd’hui, personne n’en n’avait vu grand-chose. Toujours cachée derrière des épaisses lunettes, des cheveux gras et des vêtements trop grands. Vous avez su mettre sa génétique en valeur et j’admets que ça en est troublant.

— J’espère que ça ne vous décourage pas.

— Je ne vais pas avoir de velléité quand c’est ma propre chair qui passe devant moi. Et financièrement, le second prix me permet de rentrer dans mes frais.

La voix rauque de l’Impératrice nous interrompit :

— Sculpturine qui vient féliciter le gagnant, c’est une première.

— Je sais reconnaître une jolie poupée quand j’en vois une.

— C’est le façonneur qui met en exergue sa beauté féline.

— C’est ce que Sculpturine venait de me dire, la défendit Arcan.

— Et je venais dire que le week-end prochain, ajouta ma mère, l’effet nouveauté se sera estompé et que la bataille sera plus serrée.

— J’ai toute confiance, dit l’Impératrice. Je vois ici un artiste qui n’a pas besoin de deux poupées pour gonfler ses chances de gagner. Je suis déjà impatiente de découvrir ce qu’un esprit aussi créatif peut enfanter. Vous serez présent la semaine prochaine ?

— Tout dépend de mon inspiration, répondit Arcan, et si Muse est partante.

— Bien sûr, qu’elle le sera, répondit ma mère.

— Pourquoi une telle certitude ? demanda Arcan.

— Quand on a franchi le pas une fois, il n’en coûte rien de le franchir à nouveau. Et puis, il y a quand même une contrepartie financière.

— J’en discuterai avec Muse lundi. Et si je suis inspiré.

— Evidemment, acquiesça l’Impératrice. Ne sombrez pas dans le grotesque, juste pour être présent. Mieux vaut des apparitions rares mais somptueuses. Bonne soirée Arcan, et encore félicitations. C’est une victoire méritée.

Elle s’éloigna et ma mère ajouta :

— L’Impératrice aime les bizarreries. Continuez comme ça et elle vous demandera d’habiller tout son harem.

— Je n’ai rien contre un peu d’argent, répondit Arcan. Bonne soirée.

— À plus tard. Sage, le toutou.

Je savais que ça m’était destiné. M’enfermer dans mon rôle de soumise muette me convenait très bien pour ne pas m’engager dans une nouvelle joute verbale. Au-delà de son humour caustique, j’avais entendu combien elle était fière. Jalouse, mais fière. Elle transformait sa défaite en victoire en se gaussant du fait que j’étais sa fille, alors qu’elle ne voulait pas que ça se sache quelques heures plus tôt. En revanche, je pensais davantage comme l’Impératrice. C’était l’originalité d’Arcan qui me mettait en valeur. Même si j’avais été obèse, j’étais certain qu’il aurait trouvé un moyen de capter l’attention.

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