24. Deuxième soirée

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La rencontre brève de quinze heures et la danse habillée que nous avions échangé m’avait laissée la sensation d’un vendredi amer. Sur le moment, je pensais qu’il voulait simplement rester concentré ou que la rapidité de notre relation l’effrayait. Léa, à qui je m’étais confiée, pensait qu’il soufflait le chaud et le froid pour me rendre maboule. Ce samedi soir, en écoutant grincer les marches, je me rendais compte que simplement de monter à son atelier me laissait à fleur de peau. Je n’étais ni coiffée, ni bien habillée, et cela lui tira ce sourire franc et séduisant lorsqu’il m’ouvrit. Je posai ma bouche sur la sienne de manière formelle et il glissa furtivement ses doigts dans mes cheveux. La porte claqua et il déclara :

— Nous nous y mettons ? Je t’attends à l’atelier.

Le ton neutre était donné : nous étions l’employeur et l’employée, l’artiste et son support. Je gagnai la salle de bains par habitude, me dénudai et pliai soigneusement mes vêtements pour ne pas qu’il se sentît le besoin de le faire. À fleur de peau, je l’étais, car j’étais émoustillée par la simple idée de cette séance d’habillage. En longeant le couloir, nue, le parquet sous mes pieds, des idées sensuelles et torrides m’envahissaient.

Dans l’atelier-même, la bâche de plastique était déjà déployée au sol, avec la bassine au centre. Je m’assis face au psyché et posai mes lunettes sur mes genoux. Arcan les prit soigneusement, les déposa sur son établi, puis ses doigts délicats effleurèrent mes épaules. Sans dire un mot, il remonta sur ma nuque, puis me coiffa du bonnet de bain. Les yeux clos, je me laissai pénétrer par chacune des sensations que me procuraient le badigeonnage de silicone.

— Debout.

Je suivis son bras qui m’accompagna jusqu’à la bassine. Ses pouces gras passèrent sur mes tétons lentement, faisant durer le suspense et durcir leur état. Pas besoin de parler, ni d’évoquer la raison comme lundi. J’étais toute à lui, et j’appréciais qu’il jouât un peu. Le temps pressa, il graissa mon nombril puis passa sur la ligne de mon entrecuisse. Cette fois-ci, il y fit six aller-retours délicats.

— Baisse un peu le menton. Je vais commencer.

— D’accord.

Il se hissa à côté de moi, puis la peinture froide coula de mon bonnet sur mes épaules, glissant le long de mes vertèbres, roulant sous ma poitrine avant de goutter sur mes pieds. Arcan posa le jerricane. Il commenta :

— On n'est pas trop mal. Sors de la bassine.

Je posai les pieds sur la bâche et le souffle du sèche-cheveux vint me brutaliser les sens.

Je patientai docilement pendant les longues minutes qui suivirent. Lorsqu’il cessa, l’absence de chaleur me fit frissonner. J’ouvris les yeux une minute pour le voir ranger, puis s’éloigner. Lorsqu’il revint, il retroussa le bonnet jusqu’à ce qu’il libérât mes cheveux, arrangea ma coiffure avec les extensions métalliques, puis m’enfila le masque. Aveugle, je le laissai m’apprêter, en me disant que j’aurais pu lui faire gagner du temps en le faisant moi-même, comme en semaine. Mais ce n’était pas désagréable d’être manipulée, et il vérifiait chaque détail.

— Il y a tellement de façon de modifier cette tenue qui me viennent que je ne sais laquelle appliquer pour la semaine prochaine. Tu portes bien ton nom, Muse.

J’opinai sans savoir quoi lui répondre. Il posa le stick noir sur mes lèvres.

— Laëtitia est à Muse ce que Barbara est à Batgirl. Quoi qu’encore la personnalité des deux personnages ne s’oppose pas autant. Là, personne ne pourrait te reconnaître. Je vais m’habiller, reste sage.

Il passa sa main sur ma fesse et s’éloigna. Un peu frustrée de ne pouvoir l’observer comme la dernière fois, je me contentais d’imaginer ses gestes selon les bruits des vêtements ou des accessoires. Lorsqu’il termina, la laisse me tira gentiment vers le salon. Arcan m’enfila le petit blouson de cuir noir, puis plaça la cape en fourrure par-dessus.

— Allons-y. Epreuve de l’escalier.

Une main dans le creux du dos m’invita à passer la porte, puis après un bruit de verrou, ce fut la laisse qui redevint mon guide.

— Marche descendante.

La descente complète fut facile, presque naturelle. C’était bien plus la hauteur des aiguilles sous mes talons que ma cécité qui rendait la chose complexe. Nous longeâmes le trottoir. Quelques exclamations à peines discrète me laissaient comprendre qu’on nous voyait. Arcan m’ouvrit la portière, je m’installai, et une fois qu’il fut à côté de moi, il se pencha pour attacher ma ceinture.

— Il y a encore trop de monde à cette heure-ci. On ne mettra pas la cagoule la prochaine fois.

Je hochai le menton et mon silence l’inquiéta.

— Ça va ?

— Oui.

— Déjà dans le personnage ?

— Oui.

Sa main glissa sous la cape de fourrure, remonta ma cuisse.

— Ça se passera bien.

Le moteur ronfla et la voiture s’engagea dans la circulation. Je n’avais pas moins d’appréhension que la semaine dernière. Affronter à nouveau cette foule anonyme, devoir leur offrir le spectacle parfait qu’Arcan voulait, l’ensemble générait un trac aussi puissant que le dernier. Je craignais également l’opinion que ma mère aurait de notre danse. L’idée de la valse avait un côté poétique qui me séduisait, cependant le romantique déclenchait toujours les railleries de ma mère. J’étais son opposé en amour. Je préférais les hommes, j’aimais les comédies sentimentales. Elle était cynique, lesbienne et usée par des histoires sans lendemain. Son cœur s’était durcit à force d’être écorché. Même si je savais bien que les grandes romances du cinéma n’existaient pas dans la vie réelle, je ne m’interdisais pas de rêver.

J’étais tellement noyée dans mes pensées que je ne me rendis pas compte que nous arrivions. Arcan arrêta la voiture après avoir écrasé les graviers sous ses pneus. Il lisait le stress sur mes doigts nerveux.

— Ça va ? Muse ?

— Si je n’ai pas besoin de parler, ça ira.

— On fait la même que la semaine dernière. On rafle la mise.

J’opinai du menton et entendis sa portière s’ouvrir. Vingt secondes plus tard, il ouvrit ma porte et la laisse m’invita à me lever. Mes talons s’enfoncèrent dans les cailloux jusqu’à parvenir au seuil. Mon façonneur indiqua :

— Arcan et Muse.

— La bienvenue à nouveau, veuillez me suivre, répondit le vigile. Le vestiaire trois est libre.

Arcan me conduit à travers le hall qui résonnait jusque dans le sas. Le volet roulant annonça l’accueil d’une hôtesse joviale :

— Bonsoir !

— Bonsoir, répondit Arcan.

Il ôta la cape de mes épaules. Elle demanda :

— Et le deuxième manteau ?

— Il fait partie du spectacle. Quelqu’un pourra le récupérer sur la scène, ou devrais-je vous l’amener ?

— Je m’en chargerai.

Le bruit de l’appareil photo indiqua que j’étais désormais programmée dans le logiciel de compétition. Arcan observa

— Il y a du monde ce soir.

— Votre présence a fait beaucoup parler. Il y a des façonneurs qui n’étaient pas présents la semaine dernière qui m’ont demandé si vous seriez là.

— Muse ? Tu te sens prête ?

J’aurais bien voulu un câlin d’encouragement, mais ce n’était pas dans le caractère de mon personnage. Je fis signe du menton, alors Arcan annonça :

— Vous pouvez ouvrir.

La fille s’exécuta, la musique et le brouhaha résonnèrent. Rapidement, mes pas trouvèrent le feutre de la pièce et les premières exclamations ravies s’enthousiasmèrent de notre retour.

— Ah ! Voici Muse !

— Dîtes-nous, vous nous en cachez beaucoup, ce soir.

— Je préfère faire languir, répliqua Arcan.

— Même avec ce petit manteau, elle est diablement inspirante.

Arcan avait vu juste, les commentaires se poursuivirent dans ce sens. D’imaginer ce que le manteau recelait, excitait bien plus les façonneurs que de me voir déjà nue. L’odeur, la musique, l’acoustique de la pièce me replongeait dans l’ambiance de la semaine dernière. C’était comme si la première soirée ne s’était pas terminée et que je m’en étais éclipsée seulement quelques heures. Je redoutais déjà les mains trop affectueuses des autres poupées, autant que je les attendais. Inévitablement, ma mère vint à notre rencontre. Elle gloussa :

— En effet, vous avez pris un virage depuis la semaine dernière.

— Bonsoir Sculpturine.

— Quel dommage de cacher un aussi beau corps.

— Les choses rares doivent être préservées.

— Ne lui gâchez pas la gloire que sa jeunesse peut lui donner.

— Ce n’est pas mon intention.

Elle s’éloigna, je devinais avec un regard autoritaire. La laisse m’obligea à suivre Arcan jusqu’à la voix du façonneur d’Ipkiss.

— Bonsoir Arcan.

— Bonsoir. Vous allez bien ?

— Très bien. Je vois que vous nous réservez la surprise ?

— Ce n’est rien de bien exceptionnel, mais je ne vois pas l’intérêt de la dévoiler avant le spectacle. Et vous, vous organisez un nouveau jeu ?

— Oui. Ipkiss a besoin d’argent, et donc que du monde participe.

— J’ai besoin de me refaire les dents, confia la poupée. Je compte sur Muse.

— Tout dépend du jeu, avertit Arcan.

Ipkiss colla son ventre contre le mien et remonta mon manteau de ses mains pour s’emparer de mes fesses.

— Rien de pire que la dernière fois.

Je restai inexpressive, ne sachant comment réagir. Je n’avais rien contre la nudité des autres filles, mais la sexualisation sous-entendue de l’étreinte me laissait froide. Ipkiss rit :

— Complètement impassible !

Piquée par la moquerie, repensant au personnage que je voulais me créer, je léchai son masque de bois de bas en haut. C’était râpeux et immonde, mais les façonneurs autour s’exclamèrent ! Un homme s’écria :

— Recommencez ! Faut que je filme !

Ipkiss remonta mon blouson plus haut pour que chacun vît mes fesses et d’une main les caressa doucement, glissant l’extrémité de ses doigts entre mes cuisses. Mal à l’aise, mais préférant faire profil bas, je léchai à nouveau son masque, cette fois-ci de la pointe de la langue. Un façonneur jubila :

— Ça va être torride, ce soir !

Un autre poussa sa poupée vers moi.

— Chlora, prête pour une léch…

— C’est juste pour Ipkiss, l’interrompit Arcan. Pour les autres caresses ou smacks, juste pour les photos.

Il m’ôtait, sans le savoir, d’une situation dans laquelle je n’aurais pas réussi à me débourber. Malgré le fait de vouloir être la reine des poupées, je ne me sentais pas encore en capacité de rouler des pelles aux autres filles. Il allait me falloir un peu d’alcool. Je singeai le levé de coude pour indiquer mes intentions. Il annonça avant de tirer sur la laisse :

— Ma poupée a soif, laissez passer.

Nous approchâmes du buffet et il me dit à voix basse :

— Tu es pleine de surprise.

Une hôtesse s’approcha de nous alors que j’avalais une première gorgée.

— Votre spectacle est en ouverture des défilés. Si vous voulez bien me suivre.

— Avec plaisir.

Nous ne serions donc pas en conclusion du show, comme l’avait espéré Arcan. La laisse m’entraîna. Je gardai la flûte en main et adoptai le pas digne et félin de mon personnage. Quelques rumeurs me firent part de combien j’inspirais certains hommes. Être jugée sur ma capacité passive à durcir une bite ne me choquait déjà plus. J’aurais été outrée il y a deux semaines de cela car je n’avais jamais eu l’envie de plaire par mon physique. J’avais toujours estimé qu’un homme devait d’abord juger une fille par sa personnalité et non son corps. Certes, être belle était important, mais devait arriver en un second temps. Ici, je ne cherchais pas l’amour, je me fichais de ne pas avoir le style qui allât avec ma personnalité. Ce soir, je comprenais ce je n’avais pas su expliquer à Léa. Être bandante me rendait joyeuse. Car si une remarque salace pouvait être déplaisante en surface, c’était un régal fortifiant pour l’orgueil.

À l’écart du bruit, l’hôtesse nous présenta :

— Régis, le régisseur. Je vous abandonne entre ses mains.

— Enchanté, dit Arcan.

— De même. J’ai votre musique. On revoit ensemble, vous entrez à la première note. À partir de quand il doit neiger ?

— Première note également. Nous avons calé tout le reste sur la musique.

— J’ai noté, fondu et fin sur le baiser.

— C’est ça. Et on arrête la neige, du coup.

— Bon, ben c’est parfait.

— Régis, c’est votre prénom ou un surnom ?

— Ha ! Ha ! Généralement, on attend la deuxième rencontre avant de me le demander. Je vais vous décevoir, je garde toujours le mystère.

— Je comprends.

— À tout à l’heure.

Il s’éloigna, et Arcan me murmura :

— Nous sommes entre nous. T’as le trac ?

— Pas plus qu’après avoir léché le masque d’Ipkiss.

— Très surprenant mais inspirant ton coup de langue.

— J’ai pensé que ça collerait bien à mon personnage.

— C’est le cas, à la fois provoquant, et… J’en perds mes mots, mais on voyait que ça sortait du fond du ventre.

— Mais, je l’ai fait parce que je savais qu’elle avait un masque en bois. Je n’aurais pas osé avec une autre poupée.

— J’avais deviné.

Il passa sa main sur ma hanche alors je me blottis brièvement contre lui.

— C’est avec vous que je suis bien.

— Allons retrouver la foule.

Sa main glissa et la laisse me tira. Quelques autres façonneurs que je ne connaissais pas vinrent aborder Arcan. Ils questionnaient ses techniques de moulage, alors qu’ils étaient surtout curieux qu’une si étrange réalisation avait pu détrôner toutes les autres. Je me sentais plutôt protégée des regards dans mon blouson, et la discussion semblait naturelle. Silencieuse, j’exécutais mon rôle de potiche, les mollets un peu douloureux de rester immobile. Juste entendre la voix de mon amant, ça me rassurait.

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