33. Coloc

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Geisha habitait de l’autre côté de la ville. Elle ouvrit la porte de son appartement.

— Bienvenue dans ma grotte !

Il s’agissait d’un petit studio, rempli de peluches. L’unique pièce comportait une table basse devant une télévision avec en petit canapé en bois déployé, sur lequel une couette et un plaid s’entremêlaient. Son lit était en hauteur, au-dessus d’un ordinateur allumé. Elle ramassa le bol qui traînait sur la table basse.

— Ne fais pas attention, je laisse toujours le canapé déplié pour regarder la télé.

Je la regardai s’agiter, remettre la couette sur son lit, puis elle trouva un duvet qui dormait au fond de son unique placard.

— Voilà ! Ce n’est pas le luxe.

— Ça me va très bien.

— Regarde.

D’un geste, elle m’invita à m’approcher de son ordinateur. Elle chassa l’écran de veille de la souris, puis ouvrit un fichier photo. Elle avait créé un dossier par soirée. Elle choisit la dernière et ouvrit une photo d’elle en train de m’embrasser. Le grain détaillé de nos mamelons l’un au-dessus de l’autre me troubla.

— Il y a un photographe ?

— C’est le téléphone de Yako. Je me fais un book, on ne sait jamais.

— Il fait de belles photos.

— C’est un geek, il change de téléphone deux fois par an.

— Il y en a qui ont les moyens.

— Les façonneurs, ce ne sont généralement pas des crève-la-faim.

Je m’apprêtai à répliquer que ma mère n’était pas si riche, avant de préférer garder pour moi ce que je n’assumais pas. Après tout, Geisha et moi ne nous connaissions pas.

— Tu peux regarder les photos, je vais faire à manger.

Je hochai du menton, puis m’assis, et je regardai les photos où j’apparaissais. Si Arcan avait un talent pour la conception de costume et d’accessoires, il n’en avait pas pour la photographie. Yako savait choisir ses angles et la définition ne laissait pas supposer que cela avait pu être pris avec un téléphone portable. Je détonais, tout en noir lugubre au milieu des poupées aux couleurs vives. J’aimais beaucoup ce contraste et je me disais que j’étais tombée sur le bon façonneur. Il ne lâchait jamais la chaîne et nos personnages s’accordaient très bien. Je me trouvais belle sur ces images. Je voulus le dire à voix haute et cherchai à interpeller Geisha, mais ne pas connaître son prénom me fit buter. Elle s’exprima devant sa porte de réfrigérateur ouverte :

— On aurait dû acheter à manger. Pizza surgelée, ça te va ?

— Une demie, je ne suis pas une grosse mangeuse.

— Moi non-plus. D’habitude je garde la moitié pour le lendemain.

Elle déchira le carton puis mis le four à préchauffer, me laissant le temps de m’imprégner de l’ambiance de célibataire qui décorait l’appartement. Me voyant errer, elle questionna :

— Tu as regardé toutes les photos ?

— Presque. Surtout celles où je suis dessus.

— Pas intéressée par les autres filles ?

— Y a des poupées, elles seraient sans costume, ça ne changerait rien.

— C’est clair ! Le tient est original.

— C’est ce que j’étais en train de me dire. Je ne passe pas inaperçue.

— Ça non.

— Tu vis toute seule depuis longtemps ?

— Moi ? Toute seule ! On est trente à se partager l’appart !

J’écarquillai les, yeux. Elle rit, puis le temps que la pizza chauffât, elle me présenta toutes ses peluches qui avaient un prénom. Elle termina par une petite tortue couleur vert marin qui se trouvait dans son lit.

— Et elle, je ne la prête pas aux enfants. C’est Christine, la tortue coquine.

Elle tira la cordelette, et la peluche se mit à vibrer. Je me sentis obligée de répondre à son sourire par le même air facétieux. Elle plaqua la tortue sur son nez et ajouta après l’avoir humée :

— Elle va peut-être prendre un bain ce soir. Du coup, je pourrais te la prêter.

— Non merci.

Son téléphone lui indiqua que la pizza avait terminé de cuire, puis nous installâmes la table. Une fois le repas tranché en deux parts, elle poursuivit la discussion sur un battement de cil.

— Célibataire, célibataire, si c’est ta question.

— Je sais. Je demandais si c’était depuis longtemps.

— Je suis sur un site de rencontre, mais je filtre beaucoup. Je discute, et je vois si les mecs sont intéressés que pour le cul où s’ils veulent me connaître. Parce que si je leur dis que j’aime coucher avec d’autres filles, cent pour cent fantasment sur des plans à trois. Si je leur dis que tous les samedis, y a un mec qui me peint toute nue et m’emmène à des soirées où eux n’ont pas le droit d’aller, ben ça les refroidit tout de suite.

— En même temps, je comprends. Si j’étais en couple avec Arcan qu’il allait à des soirées poupées, tenu en laisse par une autre femme que moi, ben ça m’énerverait beaucoup.

— Arcan… Je me demande ce que tu lui trouves. Ce que je veux dire, c’est qu’il est plutôt séduisant pour un mec de quarante balais, je te l’accorde, mais…

— Il baise bien.

Elle rit.

— D’accord. Et tu as combien d’ex pour comparer ?

— Un. Mais c’est le ressenti qui compte.

— D’avoir vu Arcan sans son masque, je le trouve moins mégalo qu’en soirée. C’est le côté où il se costume aussi qui me fait bizarre.

— Y a d’autres façonneurs déguisés.

— Oui, mais le masque sur-mesure, genre super-héros. Tu sais, ça fait un peu le mec qui vient aux soirées parce que c’est lui qui a envie de se déguiser et la poupée lui sert d’excuse.

— Il aime se déguiser.

— Je pense, mais c’est que mon avis, qu’il est quand même un brin égocentrique et maniaque. Corps sculpté, visage rasé de près, appartement nickel, petite montre au poignet. Le mec, il cultive clairement son image, tu vois.

— Je ne vois pas en quoi ça en fait un maniaque egocentrique. Nous, c’est pareil. On fait tout pour avoir le ventre plat, être belles…

— En tant qu’addict à Tik Tok et Insta, je ne peux pas te contredire. Mais en fait, qu’une femme veuille être belle, c’est normal, ça n’en fait pas forcément une égocentrique. Alors que les mecs qui posent sur Insta, tout ceux que j’ai connus, il se regardent plus souvent dans le miroir qu’ils ne regardent leur copine.

Surprise par cette vision sexiste, saupoudrée d’une rancune amère, je cherchai une réponse le temps qu’elle mâchât sa part de pizza.

— Donc tu cherches un homme moche ?

— Je n’ai pas dit ça. Mais pas un mec qui se la raconte et ne pense qu’à lui.

— Pour moi les filles et les mecs qui postent des photos d’eux parce qu’ils sont beaux, c’est tous des egocentriques.

— Alors j’en suis une ?

— Peut-être.

— Merci de ta franchise.

— Si t’aimes qu’on te regarde pendant les soirées et qu’en plus ça te pique de ne pas être sur le podium, tu l’es un peu.

Geisha ne sourit plus, ses yeux se perdirent dans le vague, puis elle hocha la tête doucement pour approuver mon analyse avant de questionner :

— Est-ce que c’est grave ?

— Non.

— Bon, ben en fait, ça signifie que je cherche un homme qui n’ait pas mon défaut.

Je souris simplement et terminai ma part de pizza. Le sujet étant clos, nous pûmes discuter de ses horaires de travail. Elle pouvait me déposer chez Arcan comme d’habitude, c’était sur son chemin, mais elle passerait après dix-neuf heures. Passer plus de temps avec mon façonneur m’arrangeait.

Un peu plus d’une heure plus tard, habillée d’un de ses plus grands t-shirts, je quittai la salle de bain. Il était trop grand pour elle, mais il me cachait tout juste les fesses. Vêtue d’une robe de nuit en polaire et de grandes chaussettes molletonnées, elle me sourit :

— J’espère que tu ne vas pas avoir froid. Tu veux que je monte le chauffage ?

— On est au mois de juin.

— Je chauffe toute l’année.

— La planète te dit merci.

— Mais y a des thermostats, donc ça ne s’enclenche que quand il fait froid.

— Ouais, mais ça consomme un peu quand même.

— Donc je suis une égocentrique pollueuse.

— On dirait. Mais je suis frileuse aussi, je comprends que… Je mets des pyjamas en plaid presque toute l’année.

— J’adooore le plaid !

— Surtout pour regarder des séries, tout en mangeant une glace.

— Je savais qu’on avait des points communs.

Elle s’apprêta à grimper à l’échelle, alors je l’interrompis :

— Tu veux bien qu’on se filme en train de s’embrasser ? Je voudrais l’envoyer à Arcan avant qu’il engage une autre fille.

— Ça, je ne dis pas non.

Elle s’approcha, je tendis le téléphone à bout de bras pour nous prendre de profil, puis la laissai m’embrasser cinq secondes. Je visionnai et tiquai :

— On ne voit pas nos langues.

— Attends.

Elle emprunta mon téléphone et le posa sur la table basse, incliné en appui sur la pile de mes vêtements. Elle saisit ma main, puis nous plaça l’une et l’autre à genou sur le lit face à face. Elle me promit en caressa ma joue :

— Il va en avoir plein les yeux.

Elle dégagea mes cheveux, puis approcha mon visage du sien. Nos bouches se trouvèrent délicatement, puis sa langue vint jouer avec la mienne, un jeu dans lequel nos lèvres à peine effleurées se séparaient sans cesse. C’était au premier abord très technique et neutre, mais je ne pouvais m’empêcher de trouver ça agréable. Ses main remontèrent mon t-shirt par-dessus ma tête, je me retrouvai, mes bras bloqués derrière-moi. La contrainte m’excitait et elle reprit ses baisers en massant mon sein côté caméra. Son autre main descendit sans prévenir et glissa sur ma culotte. Je sursautai, et m’assis sur mes talons pour m’échapper. Je lui dis :

— Désolée.

Je descendis du lit, repassai la tête par le col du t-shirt, et récupérai mon téléphone. J’observai la vidéo en silence. On voyait que notre baiser n’était pas simulé. Lorsque la vidéo s’interrompit, Geisha s’était allongée, son haut de pyjama remonté au-dessus du bassin, sa main posée sur son sexe. Il minauda :

— Tu vois, je n’ai pas mis de culotte.

— Je vois. Mais je voudrais que ça reste professionnel entre nous.

Elle soupira de manière érotique :

— Je sais, tu es amoureuse du ténébreux Arcan. Mais je te propose de t’entraîner pour le spectacle.

— Une autre fois.

Elle s’assit, chercha des yeux sa tortue vibrante, puis se leva pour s’en emparer avant de grimper les échelons menant à son lit.

— Bonne nuit, Muse.

— Bonne nuit, Geisha.

Je me glissai dans le duvet, elle éteignit la lumière et après quelques secondes, la tortue en peluche se mit à ronronner. À la lueur du portable, dans l’obscurité, j’envoyai la vidéo à Arcan.

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