36. Vipère maternelle

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Ce matin, les yeux dans le vague devant mon petit-déjeuner, je me fis la réflexion que la vie pouvait changer brutalement. Geisha se leva, posa son bol de céréales dans l’évier. Je regardai avec désespoir le fond de ma tasse vide de café. Je ne parvenais pas à discerner mon avenir. Allais-je rester tout l’été en colocation avec Geisha ? Allais-je finir par emménager chez Arcan ? Combien de temps continuerais-je les soirées de poupées ? Je ne m’imaginais pas défiler plus loin que cet été ? A quoi ressemblerait ma vie normale une fois que j’aurais trouvé un métier normal ? Est-ce que ma relation avec Arcan pouvait survivre à une vie normale ? Resterais-je en appartement avec Geisha ou rentrerais-je l’échine courbée chez ma mère ? Mon hôtesse repassa à côté de la table et me sourit :

— C’est amusant.

— De ?

— Deux filles frileuses qui participent à des soirées dénudées.

Elle ôta sa robe en plaid, croisa mon regard rêveur et me tourna le dos pour ramasser ses vêtements qu’elle avait laissé en vrac au sol. Elle disparut dans la salle de bains. Je regardai mon téléphone.

Léa : T’es mourue cousine ? Quoi de neuf ?

Je m’affalai sur ma chaise, incapable de réfléchir à une réponse. Afin de ne pas mettre Geisha en retard, j’affrontai ma flemme, me levai et m’habillai. L’avantage avec Arcan, c’est que je n’avais pas à réfléchir sur mon choix. Moins j’étais coquette, plus il m’appréciait. Pas besoin de maquillage, pas besoin de me coiffer, ni sélectionner des sous-vêtements assortis.

Geisha, elle s’habillait pour son travail, pantalon noir moulant, chemisier ajusté. Ça ne lui allait pas, et elle en était consciente.

Nous montâmes en Smart et je textai ma cousine.

Moi : Je me suis barrée de chez ma mère. Je n’ai plus mon PC

Best~Léa : Où est-ce que tu crèches ?

Moi : Je vis chez une copine.

Best~Léa : Je ne la connais pas ?

Moi : Non. C’est une poupée.

Best~Léa : Tu pouvais venir à la maison.

Moi : J’avais besoin de parler de trucs de poupées et après elle s’est proposée, je n’ai pas osé lui dire non.

Best~Léa : Tu sais que tu peux compter sur moi, si ça ne va pas.

Moi : Ça va très bien. Je m’émancipe, loin de ma mère. J’espère que toi ça va.

Best~Léa : Moi ça va. Toujours accord au ténébreux Jason Statham ?

Moi : Toujours.

Elle m’envoya un smiley positif, alors je lui répondis bonne journée. Geisha put me dire combien ça la gonflait de travailler aujourd’hui, que notre soirée l’avait un peu fatiguée. Puis elle s’arrêta au pied de l’immeuble dont la vue seule me gonflait le cœur. Je me demandais comment allait se passer cette journée, et j’étais impatiente de le découvrir. Geisha me sourit :

— Bonne journée, beauté.

Comprenant ce qu’elle attendait, je posai ma main sur sa joue, un baiser sur sa bouche et lui répondis :

— Bonne journée, partenaire.

Je m’éclipsai de la voiture, puis m’engouffrai dans le vieil immeuble odorant la poussière et le bois ciré. Au quatrième étage, Arcan m’ouvrit la porte, un sourire sur son visage reposé. Je l’embrassai et m’étonnai :

— Vous avez dormi ?

— Maintenant que toutes mes idées sont en place, le sommeil est plus facile à trouver. J’ai travaillé sur le masque et j’ai défini l’allure définitive de Geisha. Un café, et on s’y met.

— D’accord.

Il s’éloigna vers sa cuisine et demanda :

— Et toi, bien dormi ?

— J’ai récupéré des affaires chez ma mère.

— Tu l’as croisée ?

— Non.

Le bruit de la machine interrompit notre conversation. Lorsqu’il revint, il me remit ma tasse et entrechoqua la sienne pour trinquer. Il me sourit avec un regard complice et dit :

— J’avoue que te savoir chez Geisha me turlupine un peu.

— Pourquoi ?

— Parce que je vois comment elle te regarde, et je pense bien qu’elle aimerait te conquérir.

— Tant que vous restez vous-même, elle n’a aucune chance.

— Nous verrons.

— Un défi à relever, souris-je.

Il leva sa tasse pour m’indiquer qu’il appréciait ma réplique, puis il termina son café pourtant brûlant. Retourner à l’atelier le démangeait.

— Vous êtes pressé ?

— Nous sommes déjà mercredi.

— Je peux finir à l’atelier ?

— Pourquoi pas.

Je lui emboîtai le pas. Sur le mur, il avait accroché son carnet de croquis. Il avait dessiné les cuissardes de Geisha ainsi que des épaulettes soutenant une cotte de maille déchiquetée plus haut que la poitrine. Il me dit :

— Qu’as-tu pensé de la petite expérience d’hier ? Pas celle avec Geisha, celle avec les entraves.

— C’était agréable. Moins surprenant que la première fois, et j’étais déjà… prête à cause de la perle.

— Tu serais prête à le faire dans un jeu de poupée ?

— J’y ai un peu réfléchi. Mais, je n’ai pas envie. Ma mère serait capable de participer.

— On peut te mettre des oreillettes pour que tu n’entendes plus qui parle et…

— C’est aussi une question de pudeur. Je veux dire, défiler toute nue, ça ne me dérange pas. Mais je n’ai pas envie que tout le monde voie ma chatte en détail. Et puis jouir, les jambes écartées, même si personne ne me touche, c’est…

— N’en dis pas plus.

— Ce n’est pas pour vous…

— C’est toi qui décides, et ça me convient bien. Les jeux de poupées sont vulgaires, et je n’ai pas envie de jouer leur jeu. Je l’ai proposé, car hier tu m’as été particulièrement inspirante et que j’ai l’amère certitude que la vulgarité paie plus que la sensualité.

— Mais les jeux de poupées arrivent après.

— Oui, mais on peut subordonner ta participation à ta montée sur le podium.

— Une sorte de chantage ?

— Et puis je suis certain qu’une fois la célébrité acquise, c’est plus facile. Mais cessons de ruminer. — Il désigna les croquis. — Si nous terminons la tenue et que la chorégraphie est au point, on peut marquer les esprits. Ta première tâche, elle est simple, c’est de peindre la cotte de maille en noir. J’ai récupéré une fausse cotte en aluminium.

Je soupesai les mailles légères.

— D’accord.

Je finis ma tasse, et nous commençâmes chacun de notre côté. Lui, œuvrant sur le masque. Lorsque nous eûmes tous deux terminé, nous commençâmes les cuissardes avec des faux engrenages pour les genoux, de la cotte de maille pour l’arrière du mollet et la pliure de la jambe.

Toute la journée, nous ne fîmes qui bricoler, défaire, réfléchir, coller, visser, recommencer. C’était un émerveillement pour moi de découvrir le cheminement de ses pensées. Il n’y avait pas de place à l’approximation, tout devait être fignolé avec minutie. Son perfectionnisme était à la fois effrayant et magnifique d’exigences. Il me projetait malgré-moi dans sa vision de la soirée et de ce que nous devions représenter.

17h00. L’interphone vibra. Il leva la tête de l’atelier en demandant :

— Geisha ?

— Non, elle finit comme hier.

Il quitta l’atelier, et je l’entendis répondre :

— Montez.

Lorsqu’il revint vers moi, il me dit :

— Reste cachée à l’atelier, c’est ta mère.

Il entreferma la porte, et ses pas m’indiquèrent qu’il ouvrait la porte de la chambre afin de satisfaire à l’avance l’indiscrétion de ma mère qui devait me chercher. Les talons de ma génitrice retentirent dans le salon et Arcan la salua poliment :

— Bonjour, Sculpturine.

— Bonjour, Arcan.

— Un café ?

— D’ordinaire, j’aurais refusé, mais les soirées sont longues pour préparer la nouvelle collection.

— Elles le sont pour nous tous.

— J’ai entendu dire que vous aviez renvoyé la jeune fille que je vous ai amenée ?

— Elle est partie.

— Ah ?

La machine à café fit vrombir la paillasse jusque dans le mur et quand il apporta les tasses, elle reprit la conversation :

— C’est elle qui est partie ?

— Elle a dit qu’elle avait largement de quoi rembourser ses dettes.

— Mais elle aurait pu vouloir gagner plus.

— Malheureusement, la compétition que vous m’imposez, Sculpturine, demande une certaine ouverture d’esprit et Muse est un peu jeune en expérience.

— C’est fourrer sa langue dans une autre chatte qui la perturbe ?

L’acidité dans la voix de ma mère me donnait envie de quitter l’atelier et de lui hurler dessus. Arcan resta très calme et répondit :

— En partie, mais je ne pense pas que ça soit l’essentiel. Je pense que l’écart entre ce qu’elle imaginait des soirées et la réalité, l’a déçue. Je le dis car c’est mon cas. J’ai été surpris du déroulement de ces soirées et je me suis senti très naïf.

— A quoi vous attendiez-vous ?

— Des soirées raffinées, une exhibition simple et érotique de corps nus mis en valeurs. Les jeux…

— Ne me dite pas que vous n’avez pas apprécié les jeux de poupées ?

— Ils sont vulgaires.

Ma mère ne répondit pas de suite. La surprise passée, elle révéla :

— Les premières soirées étaient consacrées uniquement à un défilé. Mais la surenchère a vite amené à de la mise en scène, et j’ai été la première. Et ensuite certaines mise-en-scènes se sont faites plus obscènes. Personnellement, j’ai de bons souvenirs des premiers défilés, mais je ne regrette pas ces changements. Les petits spectacles que les jeux de poupées offrent me plaisent bien. Ils égayent la soirée, les poupées y prennent du plaisir et s’y font de l’argent.

— Pour en revenir à Muse, je pense qu’elle fait partie de ces jeunes filles qui savent braver leur pudeur en ce qui concerne la nudité, mais qui ont la décence de ne partager leur sexualité que dans l’intimité.

— Vous…

— Ce n’est pas seulement une répugnance à le faire avec une personne de son sexe.

— Elle est répugnée par peu de chose.

— Vous semblez mieux la connaître que moi.

— Je l’ai vue grandir.

— Je ne vous connais pas, mais du peu de que j’ai vu, j’imagine que vous goûteriez fort peu de mettre un sexe d’homme dans votre bouche.

— Je sais me forcer quand il le faut.

— Tout le monde n’a pas votre témérité. Moi, je ne le ferai pas.

— Même pour un million d’euros ?

— Même pour un milliard.

— Vous êtes moins intrépide que ne laisse supposer votre apparence.

— Moins vénal, vous voulez dire.

— Aussi. C’est un trait de ma personnalité que j’assume. Je pourrais forniquer avec un animal pour ce prix-là.

Arcan ne répondit pas, ne sachant pas où se situait la réalité de la provocation. Connaissant ma mère, rien ne l’aurait arrêtée pour de l’argent. Ma mère profita de ce silence pour s’en faire la victoire de celle qui avait le dernier mot.

— Excusez-moi, puis-je emprunter vos toilettes ?

— Après-vous.

Ses talons meurtrirent le sol. Elle observa, sans nul doute la chambre au lit plié au carré. Etant à l’atelier, aucune affaire qui aurait pu me trahir ne trainait. Elle tira la chasse d’eau puis revint. Elle annonça :

— Pour ce qui est de la petite Muse, j’ai perdu son contact. Si elle repasse, dîtes-lui que j’aimerais bien la revoir.

— Vous prendriez une troisième poupée ?

— J’ai peut-être un autre façonneur intéressé.

— De mon côté, j’espère qu’elle changera d’idée.

— Je vous comprends. Je reviendrai vous voir pour quelques accessoires.

— Vous serez la bienvenue.

Ils se quittèrent sur ces mots. Arcan restait aimable et courtois, passant au-dessus de la froideur que recelait réellement la voix de ma mère. Soit parce qu’il ne la connaissait pas comme moi, soit parce qu’il lui plaisait de se jouer d’elle.

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