46. Equilibre familial

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Nous arrivâmes au hameau de ses parents. La grisaille s’était invitée, mais il faisait bon malgré tout. Le bouvier bernois eut la flemme d’aboyer et me tourna autour en me reniflant.

— On dirait que je fais déjà partie de la famille.

— Evite ce genre de phrase devant mes parents, glissa Arcan.

— Peut-être qu’ils seraient heureux de vous savoir en couple, même si ça ne dure pas.

— C’est certain.

— Vous ne voulez pas qu’ils sachent ?

— Il faudrait que nous sachions nous-même avant.

Je le regardai dans les yeux en cherchant la meilleure façon de lui dire que pour moi, nous étions un couple. La porte s’ouvrit à ce moment sur sa sœur.

— Salut frangin.

— Salut sœurette.

— Laëtitia.

— Annette.

Elle me fit la bise, et Arcan en profita pour nous précéder. Je le regardai embrasser ses parents en lui enviant d’avoir un père. Annette me dit :

— C’est sympa que tu sois revenue.

— On a tellement de boulot.

Elle me fit un sourire incrédule et tandis qu’elle s’éloignait, je soufflai dans le creux de ma main par crainte d’avoir une haleine de sperme. Albert me surprit et s’exclama en venant vers moi :

— N’aies crainte ! Je retiens ma respiration.

— C’est juste que je n’ai pas pris de petit-déjeuner.

— On a un truc super contre l’haleine du matin, ça s’appelle l’apéro.

Il me fit la bise. J’embrassai sa femme en me retenant d’expirer. Annette passa un bras autour des épaules de son frère et lui tapota le torse.

— Alors ? quand est-ce que tu la passes en CDI ?

— Les commandes vont se tarir à la fin de l’été.

— Dommage. T’aurais pu l’amener aussi à Noël.

— Annette ! soupira sa mère. Arrête d’embêter ton frère. Laëtitia, tu prendras comme la dernière fois ?

— Oui Madame.

— Fabienne ! C’est Fabienne. Pas de vouvoiement sous ce toit.

— Elle ne va pas prendre comme la dernière fois, répondit Annette. — Elle passa devant moi avec une bouteille de rhum arrangé. — On va trinquer entre filles, délier un peu les langues.

— Votre sœur me fait un peu peur, confiai-je à Arcan.

— Elle tient bien l’alcool, mais elle ne contrôle pas sa descente. Laisse-la boire et fais mine de l’accompagner en trempant de temps en temps les lèvres.

Il m’invita d’un geste à rejoindre la terrasse et nous nous installâmes au salon. Arcan s’assit à côté de moi sur la banquette. Son père remplit deux verres de whisky à moitié pour lui et son fils, un Ricard avec peu d’eau pour sa femme, tandis qu’Annette blindait deux shooters de rhum. Elle s’exclama :

— Trinquons à ce nouvel été sans Covid !

Nous levâmes nos verres. Son père commença à parler du climat qui s’annonçait mauvais pour toute la saison. C’était ses arbres fruitiers qui lui annonçaient.

Le rhum, arrangé d’une main de maîtresse par Annette, m’empêcha d’appliquer les consignes simples d’Arcan. Il était trop bon pour que je n’en busse qu’un verre. Au troisième, je sus que je commençais à être ivre car je ne craignais plus l’hypothétique colère d’Arcan si je l’embrassais devant ses parents. Chaque fois qu’il prenait la parole, j’en profitais pour l’observer, et mon cœur faisait une ola. J’aimais être ici, j’aimais sa famille. Je ne me voyais pas passer Noël avec ma mère et ma tante. Je voulais être avec eux. Je me répétais que rien ne servait de précipiter les choses, mais en même temps je voulais qu’il sût que j’étais certaine de moi. Annette me prit à partie :

— Maintenant qu’on a le gosier chaud. Tu n’as pas des trucs à me dire sur Eugène ? — Je secouai la tête. — Allez ! Tu n’as pas essayé de le cuisiner un peu ?

— Non. C’est une tombe.

— Tu n’as pas entendu un mec ou de nénette lui téléphoner, ou vu quelqu’un l’attendre ?

Je sentais bien qu’elle ne croyait pas elle-même à ses questions. Elle voulait que je révèle que j’étais en couple avec son frère. Je répondis :

— Non. J’ai rencontré sa collaboratrice du Vietnam, c’est tout.

Arcan se retint de pouffer de rire. Annette répéta :

— Sa collaboratrice du Vietnam ?

— C’est professionnel entre elle lui

— T’es sûre ?

— Je suis allée chez elle après et… et voilà, quoi.

Arcan toussa son whisky. Sa mère demanda :

— Voilà quoi ? Elle a raconté quoi ?

— Elles ont kène, Maman, traduisit Annette.

— Elles ont quoi ?

— Elles ont fait le ciseau, elle se sont brouté le…

— Oh ! s’exclama Fabienne. J’ignorais que tu étais lesbienne.

Je haussai les épaules en rougissant.

— Moi aussi, je tombe sur cul, marmonna Annette.

Elle avait l’air déçue que je ne fusse pas la future belle-sœur qu’elle s’imaginait. Elle reversa du rhum dans mon verre.

— Arrosons donc ce partenariat France-Vietnam ! Je crois qu’Eugène digère mal, resserre-lui du whisky, Papa.

— On va peut-être passer à table, dicta Fabienne.

Elle se leva du fauteuil et se dirigea vers la cuisine. Arcan mit sa main en travers de son verre pour ne pas que son père le resservît. Annette le charria :

— T’es déçue que ton assistante préfère ta collaboratrice ?

Il dit en se dressant sur ses jambes :

— Je me réserve pour le vin rouge.

Je me levai à mon tour et le rhum me fit chanceler. Je me rattrapai à lui et il plaisanta :

— Je t’avais dit de juste tremper les lèvres.

— Comme ça ?

Je posai ma bouche sur la sienne avant qu’il ne pût s’esquiver. Alors que son visage impassible masquait une colère volcanique, son regard me donnait l’impression qu’il allait me découper à la tronçonneuse et m’enterrer dans le jardin. Annette s’exclama à voix basse :

— Yes ! Je le savais !

— Je vais aux toilettes, éludai-je.

Je m’éclipsai en tâchant de marcher droit. La sœur d’Arcan, déjà bien ivre, surenchérissait :

— Mais tu les prends au berceau !

Sa mère accourut en sens inverse :

— Qu’est-ce qui s’est passé ? Qu’est-ce qui s’est passé ?

Je m’enfermai dans les toilettes et observai la décoration couleur pin. Mon taux d’alcoolémie continuait son ascension. Je ne savais plus quoi faire, je ne savais pas à quel moment sortir des toilettes. J’attendis un peu plus que nécessaire avant de me lever et je tendis l’oreille sans rien entendre. Je me lavai les mains lentement, puis regagnai la terrasse, où ils gardaient le silence. Je m’assis à côté d’Arcan et lui dis de manière à être entendue de tous :

— Désolée, j’ai un peu bu. Je n’aurais pas dû vous embrasser.

— Ce n’est pas grave. Ce n’était pas désagréable, dit-il. Mais plus d’alcool pour mon assistante, il faut que nous travaillions cet après-midi.

Son père esquiva mon verre en servant le vin. Sa mère posa un tajine au milieu de la table. Sa sœur posa ses coudes sur la table et demanda :

— Mais juste pour savoir. — Elle fit pivoter ses index l’un contre l’autre. — Ou pas ?

Je jetai un regard inquiet à Arcan qui posa ses yeux sur moi. Il dût se dire qu’il n’arriverait pas à le cacher, car il soupira en passant son bras autour de mes épaules :

— Nous verrons dans les semaines qui viennent, mais ça se passe très bien pour le moment.

Sa main remonta affectueusement dans mes cheveux. Le soulagement qui m’envahit me donna l’impression d’être plus légère que l’air. Fabienne remplit mon assiette :

— Je suis bien contente d’avoir une belle fille…

— Ce n’est…

Elle interrompit son fils :

— … même si c’est pour que quelques semaines. Au moins tu nous auras prouvé que tu ne mènes pas une vie ennuyeuse d’ascète. Mais tu sais, la différence d’âge, ce n’est jamais un obstacle en amour.

— Oui, et puis quand tu deviendras trop vieux pour bander, elle pourra se réconforter avec Miss Vietnam, se moqua Annette.

— Tu sais, intervint le père. Chez les hommes, ça fonctionne plus longtemps que tu ne crois.

— Du coup, Miss Vietnam ? surenchérit Annette. C’était vrai ? — J’opinai du menton. — C’est qui ? Pourquoi ? Comment ?

— C’est raciste de l’appeler comme ça, dit sa mère.

— Pas plus que de dire la Vietnamienne, dit le père. Ce n’est pas comme si on connaissait son prénom.

D’un seul coup, plus un mot, et je compris qu’ils attendaient ma réponse.

— C’est… C’est une collaboratrice d’Eugène qui… qui m’a dit que je lui plaisais. Et… voilà. C’est une expérience. Eugène n’est pas jaloux.

— Et t’as bien aimé l’expérience ? questionna Annette.

— Pour le moment, oui.

— Pour le moment ? Là ? Présentement ? Ça veut dire que tu fais une fois avec elle, une fois avec Eugène ?

Je souris en redressant les épaules, avec l’envie de balayer sa curiosité par de la provocation. Je répondis avec honnêteté :

— Ou les deux en même temps.

La bouche d’Annette s’arrondit de surprise avant de s’effacer dans un sourire de malice.

— Quelle chanceuse !

Arcan se moqua :

— Toi, tu ferais ça avec une fille ?

— Non. Je me suis fait vacciner, plaisanta-t-elle.

— Si on a la curiosité d’une chose, pour ne pas partir avec des regrets, il faut s’y essayer, sermonna la mère.

— Je n’en ai pas la curiosité, trancha Annette. Et Miss-Vietnam, elle a quel âge ?

— Vingt-quatre ans, dis-je.

— Tout ce temps sans nous présenter de copine, t’attendais qu’elles soient majeures ?

— Très fin, grommela Arcan.

— Je te charrie !

La mère chassa les nuages de discorde qui se formaient en lâchant :

— La différence d’âge, c’est quelque chose que personne n’a le droit de juger. Si l’amour s’arrêtait à ça, la vie serait bien triste. Il faudra nous présenter la jeune fille. Et j’espère que l’une de vous deux me fera des petits enfants. Vous vous en avez encore l’âge.

— Et pam ! rit Eugène.

— Genre, je suis périmée ? râla Annette.

La mère poursuivit son discours à mon attention sans les écouter :

— Enfin si l’histoire poursuit son cours, évidemment. Laëtitia. C’est un joli prénom. Est-ce que tu as déjà planifié Noël avec ta famille ?

Arcan me prit à partie du regard et d’un geste de la main me fit comprendre que c’était pour ça qu’il ne voulait pas parler de notre relation trop tôt. Sa sœur le jugeait et sa mère, même si elle avait cette façon très posée et apaisée de parler, prenait trop à cœur notre relation. Je répondis par la négative, puis laissai la conversation se poursuivre. Leur façon sereine d’aborder les choses, sans aucun complexe, me laissait complètement épanouie à leur table. Dans ma famille, d’avoir parlé de relation double m’aurait enfoncée dans un bourbier malsain. Ici, nul n’avait le moindre jugement. Au contraire, la liberté que nous nous offrions était pour eux un signe d’équilibre. Il en finit que Fabienne insista pour rencontrer Geisha, voire l’inviter à Noël. C’était une famille qui me paraissait un peu hors-norme, tant elle était semblait ouverte et généreuse, alors que c’était la mienne qui était bancale.

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