47. MALP

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Les heures passèrent, dans cette maison où le temps coulait avec sérénité, comme si le temps d’un dimanche, nous étions nous aussi retraités. Assise dans le canapé du salon, je feuilletais le cahier de croquis d’Arcan en attendant qu’il me rejoignît. Sur l’une des pages, il y avait une fille à genoux, les mains jointes dans son dos, liées vers un mur imaginaire qui lui maintenait les épaules en extension. L’échine courbée, les seins tombants, quelques détails donnaient l’air à la scène d’avoir eu lieu. De loin, elle aurait pu illustrer une suppliciée, mais il suffisait de la regarder dix secondes pour en palper l’atmosphère érotique. Un filet de bave pendait à la boule qui obstruait la bouche, et ses sourcils étaient apaisés, laissant imaginer à une épreuve de plaisir. Peut-être étais-je anormale, mais je voulais être cette fille.

Arcan s’assit face à moi.

— C’est bon, on va être tranquilles une petite heure.

Il tendit la main vers le carnet et tourna les pages jusqu’au dernier croquis. Il avait repris à l’identique la scène d’une fille accrochée à un récolteur de cyprine, mais il avait dessiné six roues pour déplacer la potence, il avait affublé le personnage de mon masque et ne lui avait pas mis de boule dans la bouche.

— Voilà l’idée qui me trotte dans la tête depuis une semaine.

Evidemment, m’imaginer sur cette machine me donnait envie, mais je ne savais pas encore comment ça allait se concrétiser. Il répondit à une question qui ne m’était pas venue :

— Ce sera pour une heure. Toute la soirée, ce serait trop douloureux.

— Et le truc entre mes jambes, il bougera ?

— Non. Je n’ai pas prévu. Si ça doit durer une heure, ça va te brûler. Les gens ont assez d’imagination pour fantasmer. Je demanderai à Geisha de me remplir une coupe, et elle me donnera un verre de soi-disant nectar féminin.

— Ce sera de l’eau ?

— Non, une mixture à base de blanc d’œuf pour que ça paraisse plus épais.

— C’est inspirant.

— Donc tu es partante ?

— Oui.

Sa sœur s’approchant, je fermai le carnet. Elle s’assit à côté de moi, un verre d’eau à la main pour contrer la gueule de bois à venir :

— Je peux vous conseiller ?

— Nous réfléchissons à habiller le MALP pour un client, répondit son frère.

— Tu vas vendre le MALP ?

— Noooon ! Je vais faire de la location.

— C’est mieux. Là, il prend la poussière. Tu vas en faire quoi ?

Arcan me fit signe du regard d’ouvrir le cahier et il précisa :

— C’est pour un façonneur de poupée.

— J’adore quand tu fais des trucs pour eux. T’as vue Mystique ?

Comprenant que la question était pour moi, je dis :

— Oui. Elle est super belle.

— Mieux que celle du film, je suis d’accord. — Elle posa le doigt sur les pieds du personnage ramené vers les fesses. — Tu devrais lui déplier les jambes. La fille, elle va morfler si elle a tout son poids sur les genoux.

— Je trouvais la position plus intéressante, mais c’est une excellente remarque, approuva Arcan. On demandera à la poupée.

— C’est spécial, quand même. Si la fille accepte elle est barge.

— Elle a l’air d’aimer, dis-je.

— C’est une maso. Ce ne serait pas la Vietnamienne ?

— Elle a le droit à l’anonymat, répliqua Arcan. Et le façonneur a une vision un peu différente des autres.

Il récupéra le carnet et le ferma pour ne pas que sa sœur soit tentée de le parcourir.

— C’est toi qui vas l’installer sur le MALP ?

— Si son façonneur n’est pas dégourdi, il y a des chances.

— Tu me feras une photo ?

— Annette !

— Quoi ? Je veux voir. Elle est masquée de toute façon. Comment tu veux que je ne sois pas curieuse ? En plus, ça fait un moment que tu ne m’en as pas partagé une.

— C’est surtout des accessoires. Une laisse, une paire de chaussure. Si je faisais un truc complet dont j’étais fier, je te l’enverrais. Mais les façonneurs veulent mettre leur petite touche.

— Pourquoi tu ne fais pas tes propres poupées ? Tu te ferais plus de fric et des trucs moins glauques.

— C’est mille euros l’entrée de leur soirée. Donc faut être sûr de gagner.

— C’est un défi à relever. Sérieusement, avec ton talent ?

— Ça rapporte plus de faire du maquillage et des costumes. Au moins, je maîtrise la rentrée d’argent.

Elle opina lentement, avec un air concentré qui me rappelait son frère.

— Tu prends combien pour le MALP ?

— Je n’ai pas encore calculé. Il faut que je récupère des bombonnes de gaz vide pour habiller et faire contrepoids.

— Tu penses que le moteur va tenir avec tout ce poids ?

— Sur du plat, je ne m’inquiète pas trop. Ils font des soirées d’intérieur. S’il y a des marches, faudra l’alléger le temps de grimper, et installer la poupée ensuite. Je laisserai des consignes au façonneur.

— Faudrait pas qu’il casse notre bébé.

— Je lui fais confiance.

Elle me regarda et je levai les mains pour me défendre :

— Je ne le connais pas, et je ne connais pas le MALP.

— Viens le voir !

Elle se leva brutalement et Arcan m’invita à la suivre. Profitant qu’elle nous distançait vers la porte d’entrée, je lui souris :

— À un moment, je croyais qu’il n’y avait pas de secret dans cette famille.

— C’est toi que je protège. Ce n’est pas ma sœur qui se choquerait que je joue à la poupée.

— Et le MALP, c’est quoi ?

— Tu vas voir.

Nous sortîmes de la maison et gagnâmes le garage qui sentait le propre et la cire. La voiture familiale lustrée de leurs parents était stationnée sur un sol de petits carreaux bleus et blancs. Au fond de la pièce qui formait un L, sous un drap, se trouvait l’objet mystérieux. Annette le découvrit d’un geste théâtral, révélant le robot à six roues, muni d’un bras dépliable terminé par une pince. Il était gris et me ramena à me souvenir d’enfance d’une série de science-fiction. Je m’exclamai :

— Ah oui ! C’est le truc d’exploration dans une vieille série kitch ! La porte des étoiles !

Le frère et la sœur arrêtèrent un regard noir sur moi, comme si j’avais insulté leurs ancêtres. Annette répéta froidement :

— Kitch ?

— Ben, c’est kitch, quoi. Et je suis fan de SF.

— Kitch ? répéta-t-elle à nouveau. Tsss ! Tu mériterais qu’on t’embroche sur le gode à la place de la poupée.

Je haussai les épaules et éludai :

— Je dis juste que c’est un peu vieux.

— Tu fais fausse route, ma petite. Tu t’attaques à la jeunesse d’Eugène et moi.

— Ça a mal vieilli, c’est possible, reconnut Arcan.

Annette toqua sur la carlingue et me sourit fièrement :

— Tout en métal, télécommandable. Le bras se déplie, la pince tourne, s’ouvre et se ferme. On a épuisé nos week-ends dessus pour des fans qui voulaient faire une reconstitution grandeur nature d’un épisode. Rien qu’Eugène et moi. On était complètement tarés. On a mis un moteur électrique qui te l’a fait partir à trente kilomètres heure. Il n’a servi qu’une fois et il est toujours là.

— On n’a pas eu le cœur à le jeter, confia Arcan.

— Et ça me fend le cœur que tu le transformes. Le bras ne va pas tenir, tu vas devoir placer des bras fixes pour tenir les jambes.

— Non. Je vais le renforcer. Je vais souder une coque en équerre sur la rotule centrale pour l’empêcher de plier. Faut uniquement que la base puisse descendre et monter la poupée.

— Faudra mettre une sécurité.

— Oui.

— Et connaître le poids de la poupée pour équilibrer.

— C’est la première chose que je lui demanderai. Pour la taille, c’est à peu près la tienne. Tu ne veux pas faire le cobaye ?

— Très drôle, frangin !

Arcan se déplaça jusqu’à des rampes suspendues au mur et ajouta :

— Faut que je loue un camion.

Annette tourna autour du véhicule et commença à proposer des renforts avec des câbles pour maintenir les quatre bras d’entrave en position. Puis elle suggéra de récupérer des grandes bombonnes d’eau pour la fausse réserve de cyprine. S’en suivit une conversation de passionnés à laquelle je ne pouvais pas participer. J’écoutais, m’émerveillais de leur complicité fraternelle, des références à leur jeunesse. En tant que fille unique, j’enviais leur longueur d’onde commune, et éprouvais même de la jalousie.

Arcan me déposa après le dîner à l’appartement. Après un baiser délicieux, je regardai sa voiture s’éloigner et gagnai l’appartement. Geisha avait laissé la porte déverrouillée, mais elle dormait. Je fermai à clé, puis me couchai à pas de ninja.

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