61. Concubines

8 minutes de lecture

Il était six heures du matin quand les souffles d’efforts d’Arcan me réveillèrent. Ne trouvant que Geisha à côté de moi, je tâtonnai vers le sol pour trouver les lunettes, et scrutai ensuite la pénombre. Arcan était à l’autre bout de la pièce, il alternait de la corde à sauter, des gestes de boxe dans le vide, avec des levés d’haltère. Pour nous maintenir dans la pénombre, il n’avait allumé que la lumière de son téléphone. Dans l’effort et l’éclairage minimaliste, ses muscles se dessinaient avec une précision érotique. Je m’assis sur le lit et l’observai. Geisha grommela :

— Mon cœur, dis à ton homme que y a d’autres moment pour faire sa muscu.

— Faut bien qu'il la fasse à un moment, le défendis-je à voix basse.

Nous entendant, il s’interrompit une seconde puis reprit. Un corps comme le sien ne se gagnait pas en restant assis à coudre ou à confectionner des accessoires. Je ne pouvais pas lui reprocher d’être athlétique. Moi-même, je culpabilisais de ne pas avoir fait de sport depuis ma rencontre avec lui. J’ajoutai :

— Faut bien qu’il reste beau. Profite du spectacle.

Geisha tourna la tête vers lui puis me dit :

— Ça réveillerait bien mes hormones hétérosexuelles, mais pour mon corps, le lundi, c’est jour de repos.

Elle retourna la tête à l’opposé et mit mon oreiller par-dessus sa tête. Moi, je restai assise, et durant une demi-heure j’observai la bête qui se révélait dans l’effort, le visage rouge, les veines du front saillantes, le cou gonflé. Arcan ne se ménageait pas, animé par une détermination aussi silencieuse qu’inspirante.

Il descendit prendre sa douche au quatrième étage, puis lorsqu’il revint, il alluma les lumières du salon. Étouffant toute protestation dans l’œuf, il ordonna :

— Pas de commentaire, Anh. C’est notre dernière semaine de rush. Lundi prochain, tu pourras dormir jusqu’à midi.

Anh avala l’ordre, enfila sa robe en plaid ainsi que ses chaussettes à crampons et rejoignit le comptoir. Je m’étonnai :

— T’as froid ?

— Ben… il fait plus frais que sous les draps. Pour l’avenir, je suggère qu’on déplace la salle de musculation à la place de la salle d’exposition.

Arcan haussa une épaule et me surprit en lui donnant raison.

— Ce n’est pas une mauvaise idée. — Geisha tout aussi étonnée, me lança un sourire vainqueur. — Pour ce qui est de la journée, il y a des courses à faire et j’aimerais que vous vous y colliez pendant que je poursuis la robe de l’Impératrice. Ce soir, elle vient fait un essayage.

Une heure plus tard, nous arpentions les rayons du supermarché avec la liste de course d’Arcan. Je lisais la liste d’Arcan, ordonnée par allée. Je raturais au fur et à mesure et Geisha poussait le caddie. Je n’avais pas l’impression de faire les courses avec une simple copine, mais bien comme un couple.

— Il ne reste plus que le rayon apéritif.

— Eugène t’as dit combien y avait d’invité à la soirée ? questionna Geisha.

— Il a dit une petite quinzaine.

Nous tournâmes au coin de la gondole et commençâmes à remplir le caddie. Elle s’inquiéta :

— T’es très silencieuse, aujourd’hui.

— Je me pose des questions.

— Je t’ai dit d’oublier le texto de ta mère. Elle ne peut pas te traiter de femme-objet et envoyer en même temps ses poupées t’aspirer le clito.

Le couple septuagénaire, planté devant les chips, fit mine de ne pas entendre, mais ils échangèrent un regard amusé et se figèrent. J’attendis d’être assez éloignée pour répondre :

— Non, ce n’est pas par rapport à ma mère. C’est moi. Mais ce n’est pas une question que je peux te poser car je connais ta réponse.

— Vas-y quand-même.

— Est-ce que je suis une salope ? Pas en terme de méchanceté mais…

— T’es une cochonne, si tu veux.

— Ouais.

Elle me toisa du regard. Je pensais qu’elle allait me dire que je n’en étais pas une et défiler une liste d’argument, mais elle affirma sèchement :

— T’en es une. Et ? Faut que ça soit forcément péjoratif ?

— Il y a trois semaines, je ne me serais jamais laissée faire ces trucs. Je me revois à la première soirée…

— Enfin tu te revois sans te revoir…

— Oui, tu m’as comprise.

— Désolée, je voulais faire une blague ? Je prends ça ?

Je regardai le paquet de cacahuètes et haussai les épaules. Elle le mit dans le caddie. Elle déclara :

— L’important c’est que t’aimes ce que tu aimes.

— Très profond. Ce qui veut dire ?

— Si tu aimes ce que tu fais, alors tu aimes.

— Je n’ai toujours pas compris.

— C’est quoi l’important ? Ce que pensent les gens ou le pied que tu prends ? Parce que ces gens qui te critiqueront, ce seront tous des jaloux qui ne connaîtront pas la moitié du plaisir que tu as dans ta sexualité.

— Ça c’est vrai.

— Ne te prends pas la tête, sinon tu ne vas plus prendre ton pied. Ce n’est pas avec ces gens là que tu partages ta vie.

— T’as tellement raison. Je m’en veux de penser ça. T’as tellement raison ! Putain, pourquoi je me prends la tête ?

— C’est clair, on s’en fout.

— J’enlève ça de ma tête, voilà, je le laisse, avec les Crackers.

Je mimai le geste, comme si je déposais mon cerveau sur le rayonnage. Geisha me dit :

— Je t’ai économisé cinquante balles de psy. Tu me dois un restaurant.

— T’es bête.

— Tu veux boire quoi à la soirée d’Arcan ?

— Tout sauf du champagne. J’ai envie de me mettre minable et de baiser comme jamais. Je veux uniquement ressentir ce que je ressens.

— Toi aussi, t’aimes les pléonasmes. Je te préviens, si tu vomis, je me tape Arcan sans toi.

— Ce n’est pas encore arrivé, me moquai-je. T’en as envie ?

Elle haussa les épaules avec un sourire pincé, et avant que j’eux trouvé une manière de la chambrer, elle brandit la liste de course devant mon visage.

— Continue de lire.

— Fromages.

J’ouvris la marche en constatant qu’elle avait balayée en quelques mots toutes mes inquiétudes. J’aurais été bien niaise de briser tout ça par inquiétude d’être jugée par des inconnus. Dans ma famille, ma mère et ma cousine le savaient déjà. Prendre son pied n’était pas interdit, alors, l’esprit éclairé, je me sentais plus légère. Quand j’arrivai en caisse, nous déchargeâmes le caddie et le lui dis :

— C’est dingue comment tu m’as enlevé un poids ! C’est sûr, je t’aime.

Je lui bloquai les joues et l’embrassai sur la bouche. Je me délectai du regard choqué de certaines personnes, même du rictus méprisant d’un homme à quelques mètres.

Nous payâmes nos caisses, puis jouâmes Tetris en essayant de faire entrer toutes les courses dans le coffre. La pyramide faite, une partie des achats posés entre mes jambes, Geisha enfonça la pédale, anxieuse à l’idée d’être en retard pour déjeuner. Après avoir rangé nos emplettes à l’appartement du cinquième étage, nous étions reparties dare-dare. Nous avions à peine aperçu Arcan, juste le temps de lui dire que les courses étaient rangées, peut-être pas ordonnées comme il en avait l’habitude. Il était accaparé par la confection de la couronne de l’Impératrice. Nous, nous repartîmes avec la petite Smart, pour nous rendre à trois quart d’heure de route de l’atelier, afin de retrouver la maman d’Anh. Elle attendait au pied de la vitrine de son restaurant asiatique fétiche, dans une ruelle peu passagère. Le sourire qui illumina son visage mit en avant la ressemblance avec sa fille. Geisha ne l’embrassa pas, mais me présenta directement :

— Maman, voici Laëtitia. Laëtitia, Maman.

— Je suis enchantée ! s’exclama-t-elle.

— Moi aussi.

— Vous êtes encore plus jolie qu’en photo.

— Merci.

— Entrez, entrez !

Nous la précédâmes dans le restaurant et une femme replète sortit de la cuisine en s’exclamant :

— Ah les voilà ! Comment vas-tu Anh ?

— Bien et toi ?

— Très bien ! C’est donc la ravissante petite-amie ?

— Oui, Laëtitia, répondit ma compagne.

— Oh ! Et un très joli prénom ! Venez, venez. Votre table vous attend.

Je la suivis et m’assis à côté de Geisha, tandis que sa mère bavardait. Je demandai :

— C’est ta famille ?

— En quelque sorte. On vient ici au minimum une fois par semaine depuis que je suis née. Et comme on n’est jamais partis en vacances.

— Tu m’avais dit que ta mère n’aimait pas cuisiner.

— Du coup, on a des petits plats rien que pour nous, ici.

— Coucou Anh ! s’exclama un homme par le passe-plat.

Geisha agita la main, et sa mère s’assit. Mon amante entremêla nos doigts et les posa sur le bord de la table et je vis l’émotion faire rosir les joues de sa mère. Elle le dissimula puis se pencha vers moi pour me dire :

— J’espère que tu aimes la nourriture vietnamienne.

— Je pense.

— J’attendais depuis longtemps qu’Anh me présente une jeune fille, tu sais ?

— Parce que tu savais que ça serait une fille ? s’étonna Geisha.

— J’ai vu tes vidéos Tik Tok.

Geisha se figea comme un caméléon en essayant de disparaître dans le décor.

— Ah…

— Je me suis abonnée à ta chaîne. Ça fait longtemps que tu n’as rien posté. T’as pas changé de nom ?

— Non. J’ai vieilli, je suis passé à des choses plus sérieuses.

— Donc, c’est une histoire sérieuse ?

La maman de Geisha pétillait d’amusement. Geisha me regarda et son cœur se souleva avant qu’elle répondît :

— Tu me prends un peu de court, Maman. En vrai, ça ne fait pas très longtemps.

— Et comment vous vous êtes connues ?

Geisha m’ayant briefée, je répondis :

— Dans un bar. J’étais seule, triste, et elle est venue me parler. Ma mère m’avait chassée de la maison, et Anh m’a accueillie.

— Comment une mère peut-elle faire une chose pareille ?

— Ma mère a une idée très étroite de la sexualité.

— Ah… C’est malheureux !

— Mais je suis heureuse, avec Anh. Elle m’a redonné confiance en moi.

— C’est bien ma petite fleur, ça. Je suis fière de toi.

La tenancière du restaurant nous apporta un bol de soupe et la mère de Geisha lui expliqua ce qui m’était arrivé. Puis notre hôtesse repartie, elle parla du mariage pour tous. Sa mère n’aborda pas l’enfance de Geisha comme l’auraient fait les parents d’Arcan. Je ne cherchai pas le sujet, car je sentais une certaine pudeur sinon un respect réel de la vie privée de sa fille. Certes, elle avait annoncé avec fierté la venue de sa fille et sa petite amie à la restauratrice, mais n’avait jamais dit au reste de la famille que j’existais. Ce repas fut délicieux, calme et doux. Geisha était apaisée et rayonnante, comme si deux pans de sa vie venaient de fusionner avec réussite.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire petitglouton ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0