65. Contacts humains

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Le jeudi soir, nous avions à nouveau répété la chorégraphie. S’il n’y avait ce vœu de vaincre ma mère qui battait entre mes côtes, j’aurais certainement refusé de répéter davantage.

En ce vendredi soir, j’étais heureuse qu’il ne fut plus question ni de nudité, ni de pénétration. Geisha et moi portions un pantalon de costume noir, une chemise blanche et un nœud papillon. Nos cheveux étaient soigneusement tirés en chignon et ma camarade avait poussé l’effort de mettre des escarpins.

Arcan était un grand enfant, et il aimait la mise-en-scène, tant pour les soirées de poupées que pour ses apéros privés. J’avais passé la diner d’après-midi à préparer les canapés et les verrines pour ses invités. Il essayait toujours de faire en sorte que les soirées chez lui fussent mémorables. Il se disait que ses amis ne seraient pas surpris qu’il eût embauché des serveuses. Il voulait tester leur réaction et que nous les connaissions d’abord d’un regard extérieur. Il était certain que les gens ne nous prêteraient pas attention et que nous pourrions observer des comportements autrement que si les gens savaient tout de suite que nous étions ses concubines. Sous notre tenue, pas de soutien-gorge, car il voulait voir si certains le remarqueraient. Et si un malotru sortait du lot, il serait également exclu du cercle d’ami. Le frottement du tissu m’irritait déjà fortement lorsque le premier invité sonna.

— J’ouvre, indiquai-je à Geisha.

Le premier invité était un homme fort, pour ne pas dire obèse, avec des cheveux longs dégarnis soigneusement coiffés. La chemise entrouverte aérait fièrement sa pilosité animale. Il écarquilla les yeux et je souris poliment :

— Bienvenue à la soirée d’Eugène.

Il se détendit et entra.

— Bonsoir Mademoiselle.

— Je peux vous débarrasser ? demanda Geisha.

— Volontiers.

Elle prit la sacoche qu’il lui tendit, et Arcan sourit en voyant Geisha passé.

— Le vieux baise-en-ville d’Arthur !

— Eugène !

— Comment tu vas ?

— Bien ! Bien ! Je suis en train d’organiser une convention ! Je compte sur ta présence !

— Comme toujours. Quel sera le thème ?

— Star Trek, science-fiction. Tu peux venir en Jaffa si tu veux, avec ton putain de casque de guerrier d’Horus tout articulé ! Chaque fois que je repense à ce jour, j’ai une de ces triques !

— Il faut que je trouve autre chose.

Arthur, qui était son meilleur ami, nous ignorait complètement. Geisha et moi étions stupéfaite que ces deux hommes fussent si proches. Arcan était sportif, élégant, et distingué. Arthur n’était en rien sportif, il ne se souciait pas de son apparence, et utilisait un langage bien moins châtié. Les quatorze autres convives se succédèrent, parfois en groupe, parfois seuls, femmes et hommes. L’ensemble était d’horizons sociaux assez variés. Vis-à-vis de leur hôte, certains avaient étés clients, quelques-uns étaient sparring-partners, d’autres avaient connu Eugène dans des conventions. Les femmes, toutes plus de trente ans, n’avaient pas leurs yeux dans leur poche. Eugène avait un effet aimant qu’il était impossible de ne pas voir. Il séduisait les femmes, et les hommes l’écoutaient parler. Notre tenue de serveuse nous rendait complètement invisible, capable d’apercevoir avec recul les éléments de la soirée. Par quelques échanges de regard, et murmures quand nous retournions au plan de travail, Geisha et moi communiquions nos avis communs. Nous étions toutes deux certaines que la brune avec la longue tresse était amoureuse de notre amant. Elle cherchait le contact avec le regard et opinait à chacune de ses phrases. Arthur avait remarqué que je ne portais pas de soutien-gorge car il ne me regardait jamais plus haut que la poitrine, et c’était la seule considération qu’il m’accordait. Si je lui tournais le dos, il regardait mes fesses, puis quand Geisha le surprenait, un tic lui faisait se caresser la barbe.

Arcan vint nous voir alors que nous attentions silencieusement au plan de travail que des verres de vide.

— Ce petit stage d’observation se passe bien ?

— On a trouvé beaucoup de femmes qui vous veulent du bien, indiqua Geisha.

— Surtout une, précisai-je.

Dos à ses amis, il sourit.

— J’imagine laquelle. Aucun n’a eu des remarques déplacées.

— Poil-au-Torse n’arrête pas de mater Laëtitia, répondit Geisha, mais il ne dit rien. Les autres, ça n’est pas flagrant. C’est un entourage plus sain que celui des façonneurs.

— C’est un entourage plus intime. J’ai préparé un tableau dans la salle de bain, l’une de vous peut aller le chercher ?

Je tournai les talons vers la salle de bains, puis revins avec le tableau sur trépied. Il y avait six traits qui annonçaient un pendu. Les invités s’exclamèrent.

— Ah ! Le jeu de la soirée !

Arcan se plaça avec feutre, tandis que je me plaçais en retrait. Il annonça :

— Vous avez le droit à la parole une seule fois chacun pour trouver le mot mystère.

— Un E, il faut commencer par un E ! s’exclama son meilleur ami.

— Attention Arthur, après tu n’as plus le droit de parler. Si quelqu’un parle alors qu’il a déjà eu son tour, je rajoute un morceau du pendu.

— C’est mon dernier mot, Eugène. Enfin ma dernière lettre !

Il pouffa et Eugène inscrivit un E à la fin du mot. Il manquait clairement une voyelle. Une fille proposa un A, un homme I, puis une fille proposa à nouveau un A, ce qui valut un élan de protestations et de rire. Lorsque le O et le U se suivirent, je devinai à l’avance ce qu’Arcan voulait annoncer. Une fille s’exclama par-dessus tout le monde :

— Couple ! Tu es en couple !

— Bien, répondit calmement notre amant.

— Oh putain ! s’exclama Arthur ! Le scoop ! Je veux dire une officielle ? Pas une tarée psychopathe et névrosée qui fait des doubles de tes clés en secret pour t’espionner ?

— Non.

Geisha se pencha à mon épaule et chuchota d’un ton moqueur :

— Il parle de ta mère ?

— T’es bête.

Alors que l’hystérie interrogative excitait les uns et que la nouvelle avait abattu la fille à la longue tresse, Geisha ajouta :

— Si ça se trouve, Eugène est ton père.

— T’es dégueulasse.

Eugène leva les bras pour calmer tout le monde.

— Le jeu n’est pas fini ! Vous allez tout savoir, je vous le promets : apparence, prénom, etcetera. Mais il faut un jeu pour trouver. Est-ce que quelqu’un reprend un verre ?

Ils levèrent leur verre dans nos directions. Geisha et moi refîmes un service alors que les filles nous ignoraient totalement, tentant d’obtenir des indices de la part de leur hôte. Mais ne répondait simplement pas, sinon par un regard d’enfant amusé par le suspense qui torturait ses amis. Lorsque tous furent servis et que Geisha et moi fûmes repartis au comptoir observer la scène, Arcan se remit au centre de l’attention.

— Bien. Tout d’abord, la personne à laquelle vous pensez est dans cette pièce.

Un silence de scène de crime se fit, et tous se dévisagèrent. Arcan savoura l’effet sans même nous regarder. Il poursuivit :

— Voici les règles. Chacun a le droit à une question pour deviner de qui il s’agit.

— Ceux qui ont joué au pendu peuvent participer ? demanda Arthur.

— Oui. Vous pouvez débattre entre vous avant chaque question. Mais autant vous avertir, la personne étant parmi vous, il ou elle fera tout pour vous induire en erreur.

— Ça peut être un homme ? demanda la fille à la longue tresse.

— Ou même un androïde, sourit Arcan.

Arthur s’esclaffa. Arcan reprit la parole :

— Je vais vous donner un… — Il attendit que les rumeurs cessent. — Avant de procéder de vous laisser procéder par élimination, pour vous faciliter la tâche. Vous avez cinq minutes pour récolter des indices dans l’appartement.

— Elle ou il vit ici ?! s’exclama une fille.

— La salle de bains !

Deux femmes se précipitèrent vers la salle de bain. Arcan s’adossa à la vitre et observa la scène. Nous entendîmes l’armoire de toilette s’ouvrir. Geisha et moi nous observâmes, peu ravies qu’on fouillât notre intimité.

— Ah oui ! Y a clairement une fille qui vit ici !

— Où un garçon très efféminé !

— Il y a trois brosse à dents !

— Arcan ! Je peux utiliser la télécommande ? demanda Arthur.

Arcan lui fit signe d’un geste de la main et ce dernier fit descendre le lit. Arcan avait passé en évidence trois peluches de Geisha. Un homme se jeta sur la tortue. Il tira la cordelette et déclara quand elle se mit à vibrer :

— Elle ne fait plus de musique.

Ils se regroupèrent.

— Mais elle fait chanter, murmura Geisha.

Je pouffai de rire. Les meubles furent tous ouverts à un. Mes soutiens-gorge devinrent des trophées de guerre. Arcan fit sonner une alarme sur son téléphone.

— Tout le monde ici ! Votre temps de fouille est dépassé !

— Vite ! Le sablier bleu ! s’exclama un homme.

Ils se regroupèrent et commencèrent à argumenter entre eux.

— C’est une femme, c’est sûr.

— Y a pas un mec ici qui met du maquillage ou qui se travestit.

— Peut-être qu’il se travestit la nuit.

— Non c’est une femme. L’ex d’Eugène, c’était une femme.

— Oui, mais c’est peut-être des indices piégés !

— Attendez, attendez ! Non, c’est clairement une garde-robe de femme, dit la fouineuse qui tenait toujours les brosse-à-dent. Y a des affaires de tous les jours, pas assez féminin pour un travesti.

— C’est clair, la robe de nuit en plaid…

— Femme ?

— Femme ! conclurent-il.

— Femme avec enfant. Trois brosse à dents, peluches…

— Femme avec enfant, conclurent-il.

Je jetai un regard amusé à Geisha et murmurai :

— C’est vrai que t’es pas bien grande.

— Y a pas un seul vêtement d’enfant. Et puis pourquoi les peluches sur le lit d’Eugène ?

— C’était juste des indices cachés, certifia Arthur. Qui a un enfant ici ?

Les femmes se regardèrent. L’une deux fit un mouvement de recul.

— Ne regarde pas, d’abord j’en ai deux, et puis je suis encore avec leur père.

— Il n’est pas là, ce soir.

— Il est de service. Moi je pense que c’est toi.

La fille à la longue tresse écarquilla les yeux.

— Je n’ai pas enfant.

— Peut-être un caché.

— Ça t’irait bien ! lança Arthur en arrachant le soutien-gorge d’une main d’une fille. Allez ! Toutes les femmes essaient le soulier de verre !

— Dans tes rêves, Arthur !

— Mais là-bas ! Entre filles ! nous on reste ici et on attend. Déjà toi, on peut t’éliminer !

Depuis la vitre, jubilant à la limite d’éclater de rire, Arcan nous jeta un regard. Arthur le vit et s’exclama :

— C’est une serveuse ! Eugène ? Est-ce que les serveuses sont dans le jeu ?

Il rit :

— Moi je ne donne plus d’indice.

Arthur fonça sur nous, très vite suivi du groupe.

— Whoo ! Oh ! Oh ! s’exclama Geisha.

— Vous avez des enfants ? demanda Arthur.

— Non.

— Non plus, répondis-je.

Il brandit le soutien-gorge et se détourna de Geisha en réalisant que ça ne lui irait pas :

— Mademoiselle ! Ceci est-il à vous ?

J’interrogeai Arcan du regard qui me fit signe de ne pas faire durer le suspens. Je répondis :

— Oui.

— Alors je vous le rends ! — Il s’exclama de victoire. — Comment je suis trop bon ! Qu’est-ce que j’ai gagné ?! Qu’est-ce que j’ai gagné ?! Je sais ! J’impose mon déguisement pour la convention ! Eugène en garde d’Horus et toi en Hathor sexy !

— Je ne connais pas, éludai-je.

— Mais t’es la copine d’Eugène ! Comment tu ne peux pas savoir ça ?!

— Je suis peut-être trop jeune.

— Attends, attends. Qui nous dit que c’est vraiment elle ? demanda la fouineuse aux brosse à dents. Elle a dit qu’elle n’avait pas d’enfant.

— La réponse est sous vos yeux ! cria Arcan depuis le salon.

— Pourquoi deux brosses à dents ?

— Une pour les molaires, une pour les incisives ! s’exclama Geisha en éclatant de rire.

— Est-ce que c’est à toi ? me demanda un homme en brandissant la tortue.

Je secouai la tête. Un silence énigmatique s’empara à nouveau des invités. Les regards se tournèrent vers Eugène qui leva les mains en riant.

— Posez des questions à la serveuse. Elle a le droit de répondre par oui ou par non.

— Ça c’est à toi ? reprit Arthur en mon montrant le soutien-gorge.

— Oui.

— Est-ce que les peluches sont à un enfant.

— Non.

— Elles ne sont pas à toi ?

— Non.

— Non mais t’es con ! s’énerva une femme. Pose des questions simples. Est-ce que t’es la copine d’Eugène ?

— Oui.

— Bah voilà !

— Mais et les peluches ? balbutia Arthur.

Arcan s’avança vers nous et passa son bras autour de ma taille. Je posai un baiser sur ses lèvres, non sans croiser le regard amer de son amoureuse transie. Il jeta un regard à Geisha et ajouta :

— Il est vrai qu’Arthur a tout de même mis le doigt sur un mystère. Je pense qu’on peut lever le mystère.

Geisha arracha la tortue des mains d’Arthur et lui dit :

— Rends-moi Christine.

Je fis semblant de m’étonner :

— C’est à toi ? !

— Je partage si tu veux, sourit Geisha.

— Et qu’est-ce que ça fait dans mon lit ?

— Peut-être que je couche avec ton homme.

— Mais alors ? Si toi aussi tu es en couple avec Eugène. Ça voudrait dire que nous sommes en couple aussi ?

Elle éclata de rire devant mon sérieux. Je l’observai un moment, séduite par ces instants où la bonne humeur lui échappait. Elle se mit à hoqueter d’hilarité, les larmes glissant sur ses joues. Les invités n’osèrent pas bouger et elle me dit :

— Je suis désolée, tu joues trop bien.

Elle prit mon visage entre ses mains et m’embrassa. Ses lèvres effleurèrent celles d’Eugène et la fouineuse souffla :

— Le mystère des trois brosses-à-dents est résolu.

— Je vous présente Anh Dào et Laëtitia, déclara Arcan.

— Enchanté ! Arthur ! s’exclama le premier invité.

— Laissez-les s’habiller, venez reprendre un verre, proposa Arcan.

— Je vais rester comme ça, déclara Geisha. Vous regarder boire me fait tirer la langue depuis un moment.

Je décidai de ne rester près d’elle et lui attrapai les mains tandis que nous gagnions le salon. C’était le moment de faire réellement connaissance. Evidemment, il fallut confirmer ce qui leur était invraisemblable, notre concubinage à trois. Les femmes moqueuses se demandaient comment Arcan pouvait assurer, les hommes envieux demandaient sa recette de séduction. Je me découvris des points communs sur des sujets de jeux vidéo avec Arthur et nous échangeâmes nos pseudonymes pour nous retrouver en ligne vendredi soir prochain.

Ce fut une soirée bien plus humaine et chaleureuse que celles que nous vivions le samedi. Je n’avais pas à me tenir debout, à écouter les façonneurs parler entre eux en m’enfermant dans mon rôle de poupée muette. Je retrouvais le plaisir d’échanger avec des inconnus, de faire connaissance, et surtout de gonfler mon ego, fière de susciter la jalousie de certaines invitées.

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