67. Bas les masques

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Assise sur les genoux de Geisha, tenant la main d’Arcan, j’attendais le verdict. Trois premières poupées venaient de défiler, leurs façonneurs avaient remercié avec gratitude les contributeurs. L’hôtesse à la voix fluette annonça :

— Encore une fois, le score entre les deux dernières places était très serré. Ce soir, c’est avec seulement deux votes d’écart que les candidates se sont départagées.

Des poupées tripotées par une pieuvre géante ou soumises à un gode géant, finalement, pour les spectateurs, c’était du pareil au même. Nous n’étions que de la chair fraîche exhibée. Mon moral pourtant reparti à la hausse me retombait dans les talons. Que nous fussions à la seconde ou la première place n’avait plus de saveur avec si peu d’écart, autant dire que nous étions à égalité. Et si nous l’étions, cela voulait dire que nous n’avions pas su faire mieux que ma mère, mais simplement nous rabaisser à son niveau.

— À la seconde place, j’ai le plaisir d’appeler Mirabelle et Prune !

Les applaudissements les scandèrent jusqu’à ce qu’elles parvinssent sur l’estrade. Ma mère prit la parole :

— Merci à tous, merci à toutes. Nous n’étions pas loin de l’ex-æquo, pas loin. Cela aurait pu être une première amusante. Je tenais à vous remercier particulièrement ce soir car animer le calamar a demandé un peu d’entraînement, surtout pour qu’il paraisse un peu plus crédible et utiliser moins les fondus pour cacher les changements de position. Je voudrais remercier mes poupées qui se sont prêtées à ce jeu complexe et qui sont toujours là à mes côtés depuis toutes ses années. Et je sais grâce aux défaites, que ce n’est pas que pour l’argent qu’elles me gardent comme façonneuse. Merci les filles !

Ils applaudirent, et l’hôtesse reprit :

— Et ce n’est donc pas une surprise que j’invite sur cette scène Muse ! Geisha ! Quartz ! Plume ! Satin ! Epice ! Et Réglisse !

Les mains de Geisha poussèrent mes hanches.

— Tu m’as mis du sang sur les jambes !

— Ce n’est pas sec ? s’étonna Arcan.

Il ne me lâcha pas la main et Geisha garda un contact sur mon dos. Nous grimpâmes l’estrade et Arcan fit son discours :

— Bonsoir à tous ceux que je n’ai pu saluer. Merci à tous pour vos précieux votes. Quel suspens ! Car quel spectacle, Sculpturine ! Je me dois d’être honnête, je n’ai pas voté pour vous, uniquement par crainte que mon vote vous fasse gagner. Un remerciement tout spécial à L’Impératrice d’avoir accepté ce rôle à la hauteur de sa réputation, et à ses poupées de l’avoir suivie, pour mettre en scène le tableau. De mon côté, je suis fier d’avoir remporté cette dernière compétition, car nous allons prendre un peu de repos. — La main d’Arcan me blottit contre lui. — Ces soirées m’ont donné l’occasion de connaître le monde étrange des façonneurs que je ne connaissais qu’en surface, mais il m’a surtout permis de rencontrer ces deux jolies poupées. Je tenais à les remercier tout particulièrement ce soir, car même si elles ont déjà affronté le tabou de l’exhibition, elles n’avaient jamais été si loin. Je les ai trouvées très belles, très inspirantes, et elles méritent vos applaudissements. — Le public s’exécuta. — D’une manière plus personnelle, je voudrais m’adresse à elle. Elles ont su à tour de rôle conquérir mon cœur, transformer mon quotidien monotone en une aventure à trois pleine de gaieté. J’espère que rien ne viendra gâcher cette connexion entre nous et qu’aucune mauvaise langue ne vous arrachera à moi.

Il nous embrassa à tour de rôle sous les ovations, puis nous quittâmes l’estrade. Nous rejoignîmes la foule qui s’amassait autour des buffet, Arcan répondant aux sollicitations de poursuivre les soirées poupées. Geisha déposa un canapé au bout de mes lèvres. Je le mangeai et je frottai mes cuisses entre elles pour chasser une sensation d’humidité qui me chatouillait.

— On devrait passer aux toilettes, suggéra Geisha.

Elle m’entraîna par la main. Quand nous eûmes passé la porte elle me dit :

— Je crois que t’as tes règles.

— Mais on est samedi. Normalement, c’est le lundi ou le mardi.

— C’est ça de ne pas prendre la pilule !

— Super ! Je n’ai même pas prévu d’emmener des éponges !

— Attends, assieds-toi. Je vais voir les Gloutonnettes. Doit bien y avoir un stock de tampon pour les urgences.

— Sinon, on rentre, on a gagné.

— Non, non, tu me dois une danse. C’est ma dernière soirée, on va danser.

— Mais, j’ai mes règles !

— On fera un slow.

Elle me guida jusqu’à la lunette et me dit :

— Là ! Je l’ai essuyée, tu peux t’installer, comme une reine. Je vais chercher une Gloutonnette.

— Attends ! Ferme la porte !

— Tout le monde t’a vue nue, se moqua-t-elle.

Je cherchai la porte du bout des doigts, la fermai puis tournai le verrou. La porte extérieure bâtit et je restai assise, la tête entre les mains. Plutôt que d’aller en quête de tampons, elle aurait mieux fait d’aller trouver Arcan pour que nous rentrions.

La porte bâtit à nouveau et la voix de ma mère lâcha un soupir.

— Mon Dieu ! Pourquoi tu m’as fait acheter cette marque de maquillage ?

— Ben, j’avais vu un tuto.

— Tu vois, il faut toujours miser sur des grandes marques qui ont fait leur preuve.

— Oui, mais faut laisser leur chance aux nouveaux.

— Comme Arcan, pouffa la seconde fille.

La porte battit, et ma mère s’étonna :

— Vous êtes comme Beetlejuice, on prononce votre nom, vous apparaissez dans votre costume morbide. Arcan ! Ou dois-je dire Eugène ?

— Je vous que vous vous êtes renseignée, Agathe.

— Laissez-nous, s’il vous plaît.

Les deux filles quittèrent les toilettes, laissant ma mère et mon amant en tête à tête. Ma mère dit :

— Je suis bien obligée de me renseigner, si jamais j’avais envie de vous cambrioler, de taguer vos murs et de déchirer vos costumes.

— Quelqu’un l’a fait avant-vous.

— Et c’est pour ça que vous laissez croire à tout le monde que c’est moi ?

— Moi, je n’ai accusé personne.

— Non. La vioque s’en charge à votre place. J’ignorez que vous aviez des ennemis.

— Une ex un peu névrosée. Un SMS, et elle réagit au quart de tour.

Abasourdie qu’il sache qui avait saccagé l’appartement et qu’il ne m’en ait rien dit, je restai silencieuse. Ma mère demanda d’une voix doucereuse.

— Et il vous a pris l’envie de lui envoyer un SMS comme ça ?

— Si j’avais su !

J’entendais bien le sarcasme dans la voix d’Arcan. Il avait commandité son propre cambriolage. Arthur avait bien dit que son ex avait un double des clés. Ma mère répliqua d’un ton narquois.

— Quel fin manipulateur. Je regrette que ma fille se soit laissée piégée. Ce n’est pas faute de l’avoir prévenue.

— Elle a le caractère de sa mère. Elle réagit avant de réfléchir, et la colère qu’elle a envers vous la rend encore plus facile à manipuler.

Mon corps se mit à trembler. Les larmes me montant aux yeux et m’obstruant les sinus, je respirai par la bouche pour ne pas qu’ils m’entendissent.

— Et comment vous avez réussi à embarquer la petite vietkong ?

— Geisha aime l’argent, et elle avait les ovaires qui prenaient feux quand elle voyait Laëtitia. Il n’a pas fallu la payer cher pour qu’elle accepte de la séduire.

Doublement trahie, je sentis mon cœur se fendre brutalement. Les deux personnes dont j’étais tombée amoureuse me manipulaient depuis le premier jour. La porte battit et ma mère ricana :

— Décidément ! Quand on parle des loups, on en voit la queue ! Je vous avais dit que vous perdriez tout.

— Geisha ? demanda Arcan. Où est Muse ?

La porte des toilettes s’ouvrit. J’enlevai mon masque et me relevai. Arcan, les dents serrées de colère, dit à ma mère :

— Bien joué.

Je quittai la cabine en direction droite de la porte sombre qui me semblait être la sortie. Arcan avança d’un pas dans ma direction et je chassai son bras.

— Muse, je veux juste…

Je poussai la porte, laissant les larmes couler à flots. Geisha me courut après.

— Muse ! Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Ne t’approche pas ! Laisse-moi !

— Mais quoi ?

— T’es pire qu’une pute !

— Mais pourquoi tu dis ça ?

Inconsolable, me repérant dans le décor flou. Je reconnaissais les lieux, j’apercevais les corps exhibés comme si une la censure les avait gommés, et je me dirigeai droit vers les grandes portes des vestiaires. L’hôtesse.

— Que se passe-t-il ?

— Rien ! Donnez-moi mes affaires.

— D’… D’accord. Je… Attendez ! Voici votre manteau.

Elle m’enfila le manteau, je poussai la porte opposée, et une immense silhouette se dressa devant moi. Il me fut impossible de distinguer son visage qui me semblait être un amas de poil bruns, mais je reconnus sa voix. Le Grand Glouton articla d’une voix apaisée :

— Que se passe-t-il Muse ?

— Rien.

— Aucune poupée n’a jamais quitté cet endroit en larmes. Encore moins après avoir remporté un premier prix. Et je ne tolère qu’aucun mal ne soit fait à une poupée.

— Ce n’est pas vous. C’est une histoire de famille.

— Je dois comprendre.

— Ma mère est une pute, mon mec est une pute, ma copine est une pute. Voilà !! hurlai-je.

Il garda son calme.

— Ça en fait du monde à se prostituer.

— Ça n’a rien à voir avec vos soirées. C’est juste eux… Eux et leurs putains de mensonges !

— J’entends bien qu’il y a eu une trahison. Et je ne peux pas vous laisser partir dans cet état de détresse.

— Vous n’avez pas le droit de me retenir contre mon gré.

— Certes non.

— Sinon je dis à tout la police que vous organisez des viols collectifs !

— Je ne vais pas vous retenir, Muse. Mais vous n’avez pas de moyen de partir. Vous n’allez pas arpenter les bois dans cette tenue jusqu’à l’aube, n’est-ce pas ? S’il y a un mal-être entre vous et votre façonneur, je préfère qu’une de mes hôtesses vous raccompagne chez vous.

J’opinai du menton. Puis alors qu’il faisait signe à son hôtesse, je me demandai où aller. Je vivais soit chez ma mère, soit chez Geisha, soit chez Arcan. Ironie de la situation. La fille prit mon bras. Le Grand Glouton ajouta :

— Voici ma carte. N’hésitez pas à m’appeler. Laissez vos émotions faire leur chemin, prenez du recul, et n’hésitez pas à faire appel à moi.

La fille plaça la carte dans ma poche m’invita. En passant devant le géant, je cernai son regard compatissant entre ses cheveux et sa longue barbe. La fille me fit descendre les marches, m’épaula, puis elle m’assit à l’arrière d’une limousine. Elle s’installa au volant en laissant la lucarne ouverte.

— Vous pouvez me parler autant que vous voulez.

— C’est gentil, mais je n’ai pas besoin.

— Nous allons vers où ?

Je n’eus pas à réfléchir longtemps. Même si je ne voulais pas qu’on me posât de question, ne pas avoir à reconnaître que je m’étais faite manipuler, seule Léa pouvait m’accueillir. Je donnai son adresse, et la Gloutonnette quitta l’enceinte de la propriété.

— Vous voulez un peu de musique ?

— Non merci.

Je voulais du calme, je voulais virer ce mois de ma tête, me réveiller devant le miroir de la salle de bains avant que ma mère ne me décidât de faire de moi une poupée. Les arbres défilaient indiquant combien nous étions perdus au milieu de nulle part. Si seulement cet endroit n’avait pas existé. Je voulais devenir amnésique, reprendre une vie normale.

Je fouillai mes poches. Pris ma boîte à lunettes et mon téléphone et demandai à Léa si je pouvais dormir chez elle :

Moi : Salut Cousine. Je peux dormir chez toi ? Aucune question.

Best~Léa : Pas de soucis, Cousine.

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