Knock, les Yeux qui Espionnent
Lorsque l’on annonça à Lurrihan qu’il allait devoir mourir, son cœur devint plus léger. Il se dit qu’au fond, il y avait une vraie justice en ce monde.
Pendant le procès, Keldan n’avait cessé de rappeler le rôle crucial de son compagnon dans la défaite d’Ensh’Idai. Pour le Porteur, la désertion de Lurrihan n’avait été qu’un sacrifice nécessaire au bien du pays. Celui-ci avait préféré se soumettre à un devoir plus important, en héros de la nation. D’ailleurs, n’était-ce pas ce qu’il était ?
Pour le Gardien, il n’y avait aucun doute : non.
Lorsqu’il avait décidé de suivre Keldan, ce jour où ils s’étaient rencontrés dans la mangrove, il ne l’avait pas fait pour arrêter un tyran. Ce n’étaient ni la générosité, ni le courage, ni le sentiment patriote qui l’avaient poussé à partir. Il avait quitté sa grotte par curiosité, sans réfléchir. Sans penser à son devoir et à ses responsabilités. Il s’était dit qu’il devait y avoir des tas de choses intéressantes à découvrir à l’extérieur, et que ce n’était pas en s’absentant quelques mois que quoi que ce soit allait arriver à sa caverne.
Au retour de son voyage, quand il vit ici et là les débris des runes qu’il devait surveiller, la réalité de sa mission le rattrapa et il se haït au point de se considérer déjà mort.
Mais c’était Lurrihan, un garçon riche de tant de ressources qu’il pouvait se battre avec les vertèbres brisés. Alors, quand on lui offrit l’occasion de se racheter, il se permit de vivre à nouveau. Il se remit sur pieds avec la ferme intention de ne plus échouer. Non seulement pour retrouver sa dignité, mais aussi pour honorer le frère qui lui avait permis, ce jour-là, de ne pas mourir.
Ce fut plein de cette force que le Gardien s’élança dans la forêt, à la poursuite des yeux jaunes qui guettaient Lâm depuis bien longtemps.
Ni une ni deux, il attrapa une branche, s’élança sur la prochaine, sauta sur un rocher, enjamba un ruisseau et se trouva exactement à l’endroit où il avait perçu le monstre il y a quelques minutes.
Le Souffle de Lurrihan lui permettait de se repérer dans l’espace avec une grande exactitude. Pour cela, il « liait » son corps à la terre pour en percevoir toutes les caractéristiques : texture, forme, densité… C’était une belle extension de son propre caractère puisque même sans cela, il avait toujours l’œil pour utiliser le terrain en sa faveur. C’était d’ailleurs dans ce genre de forêt qu’il avait appris à chasser lorsqu’il était enfant. Autrement dit, il n’aurait pas pu être plus à son avantage.
Il scruta silencieusement les bosquets en prêtant attention au bruit de la rivière qui coulait près d’ici et au souffle du vent dans les arbres. Il sentit tout ce qui se trouvait autour de lui mais ne trouva rien qui ressemblait un tant soit peu à la créature.
C’est à cet instant que le son enchanteur d’une flûte retentit depuis le fond des bois. Mais de quel côté ? Le Gardien ne parvenait pas à le déterminer.
« Qu’était-ce ? » se demanda Lurrihan, alors que la forêt lui apparut de plus en plus dense.
Une brume épaisse envahit l’endroit. Lurrihan se dit alors qu’il lui fallait prendre un peu de hauteur. Il saisit une nouvelle branche pour s’y agripper, mais celle-ci se rompit sur-le-champ, laissant le jeune gardien se casser la figure.
Après s’être remis d’aplomb, il examina la branche qu’il tenait encore dans sa main. Il n’y avait pas de doute, elle était parfaitement robuste, comme il l’avait senti avant de s’y accrocher. L’arbre n’était ni mort, ni malade, il était parfaitement d’aplomb. Pourquoi donc avait-il rompu si facilement ?
Le Gardien fut pris d’un mauvais pressentiment… Quelqu’un était-il en train de jouer avec ses sens ?
C’est en tournant à nouveau son regard vers l’obscurité de la forêt embrumée qu’il aperçut les deux yeux qui l’observaient. Deux amandes jaunes et brillantes dont les paupières ne battaient jamais. En plongeant en eux, une curieuse nostalgie s’empara de Lurrihan. Il avait l’impression de les connaître, sans pouvoir expliquer comment ni pourquoi.
Il s’approcha lentement d’eux en tenant fermement son morceau de bois. Qui sait, un peu d’allonge serait peut-être nécessaire pour tenir le monstre à distance.
« Non, pensa-t-il. Il n’y a rien ici. »
Aussi curieux que cela puisse paraître, Lurrihan ne percevait aucune forme dans le bosquet, aucune chaleur, aucune texture, aucun relief. Comme s’il n’y avait absolument rien. Rien, à part les yeux.
C’est alors que le terrain se déroba sous ses pieds. Par chance, il put sauter à temps pour s’agripper aux racines d’un arbre et retrouver la terre ferme. Le monceau de terre s’effondra dans la rivière dans un grand fracas. Le courant était fort.
Lorsqu’il atteint le buisson où il avait aperçu les yeux, ceux-ci avaient disparu.
Cette fois-ci, Lurrihan en avait le cœur net : son adversaire faisait quelque chose d’anormal. D’une manière ou d’une autre, il savait ce que pouvait faire Lurrihan et cherchait à le déstabiliser.
Mais où était-il, cet ennemi ? Comment Lurrihan ne pouvait-il pas le sentir, lui ou les traces qu’il laissait ? Que ne voyait-il pas ?
Il arracha une feuille d’un arbuste et en ressentit la consistance. Il l’enroula autour de son doigt, la sentit, la déchira puis la jeta. Pour le moment, il ne servait à rien d’aller vite pour le jeune gardien. Tout ce qui lui importait, c’était de comprendre.
De l’autre côté de la rivière, les Yeux observaient encore Lurrihan sans bouger. Entre eux, un solide tronc d’arbre reliait les deux rives. Enfin, « solide », c’est ce que Lurrihan en pensait, mais l’ennemi avait pu lui jouer un nouveau tour.
Quoi qu’il en soit, ce n’est qu’en parvenant à se rapprocher qu’il pourrait enfin distinguer le visage du Pâle.
Il inspira lentement et entama sa marche vers l’autre bord en s’engageant sur le tronc. Nul doute : il était solide et parfaitement bien calé, Lurrihan savait que même un taureau d’une tonne aurait pu y passer.
Et pourtant, en un éclair, il se brisa. Lurrihan n’eut pas le temps de regagner l’autre bord et tomba dans la rivière.
Le Pâle aux yeux d’or sortit de sa cachette. Son visage allongé, pareil à celui d’un blaireau ou d’une taupe ne semblait pouvoir produire qu’une expression à mi-chemin entre l’impassibilité et le dégoût profond. Excepté ses deux yeux jaunes, on aurait pu croire qu’il s’agissait d’une statue de pierre, tant sa peau était grise et écailleuse.
A la différence de ses congénères, son habit n’était pas un simple drap noir. Bien plus élaboré, il ressemblait plutôt à ce que l’on portait lorsque l’on rendait visite à un mort, pendant les siècles sombres. Un col d’or et d’argent sur une ample tunique de noir et de gris.
En ne disant pas un mot, il s’approcha de la rivière pour toiser une ultime fois la proie qu’il venait d’envoyer à la noyade. Mais cette fois-ci, quelqu’un lui rendit son regard glacial. Lurrihan se tenait debout au milieu des courants comme si ceux-ci ne l’affectaient pas. Juste avant de s’engager sur le tronc, il avait pris soin d’adapter son corps au courant dans lequel il allait inévitablement tomber.
En réalité, il savait pertinemment que le tronc allait rompre, mais il attendait le moment exact où cela se produirait.
Il y a dans tout objet un certain nombre de faiblesses, d’irrégularités et d’imperfections. Lurrihan sentait ces petites failles à travers la matière et cherchait toujours à éviter les plus importantes. La plupart du temps cependant, celles-ci étaient trop faibles pour représenter un quelconque danger.
Mais au moment où il traversa, il sentit que celles qui se trouvaient dans le tronc grandissaient, s’ouvraient, se déchiraient, jusqu’au point où le pont ne pouvait faire autre chose que de se scinder en deux.
Lurrihan en tira cette conclusion : l’adversaire, par un étrange procédé, s’engouffrait dans les failles de la matière et les amplifiait jusqu’à ce que leur support craque.
Ce curieux observateur disparut à nouveau au fond des bois. Il devint clair qu’il voulait éviter le contact direct avec Lurrihan. Mais que se passait-il, quand celui-ci quittait le champ de vision de Lurrihan ? Comment devenait-il indétectable ? N’était-il plus en contact avec la terre ferme ?
Peut-être pouvait-il voler ou, d’une certaine manière, se déplacer au-dessus du sol…
Lurrihan s’extirpa sans problème de la rivière dans laquelle il était plongé mais fut dès lors confronté à un nouveau problème. Ce n’était pas une paire d’yeux qui le toisait à présent, mais trois. Lorsqu’il tourna la tête, il en aperçut une de plus, puis une autre, et encore une autre. Tout autour de lui, on l’observait.
Il ne pouvait alors décider dans quelle direction tourner son regard et continua à se tourner d’un côté et de l’autre, perdant de plus en plus son calme olympien.
C’est à cet instant que la main du Pâle le toucha.
Le Gardien s’écarta d’un pas véloce et toisa la bête qu’il avait en face de lui. Le maigre plissement de ses joues fit apparaître deux rangées de dents pointues parfaitement agencées. Était-ce un sourire ? En tous cas, celui-ci paraissait parfaitement satisfait et se dirigea vers la rivière pour y sauter. Lorsque Lurrihan s’approcha du bord pour le trouver, il ne vit rien.
- Je te vois, dit quelqu’un dans la brume.
Lurrihan fut comme frappé d’un éclair de peur. Pourtant, qu’avait-il à craindre, lui qui était si fort ? Rien, en réalité. Les yeux le regardaient toujours dans l’obscurité mais ne bougeaient pas.
Alors, il décida de prendre une posture plus agressive. Si la prudence n’avait pas fonctionné, peut-être faudrait-il simplement qu’il attaque de manière plus frontale. Au fond, il savait que ce n’était pas une bonne idée, mais cette atmosphère commençait à peser sur ses décisions.
Il s’élança vers l’une des paires d’yeux qui l’observaient en prêtant bien attention à ne pas se laisser surprendre par le sol ou les arbres, mais quelque chose d’anormal se produisit. Plus il avançait, et plus sa course devenait molle.
Les yeux qui l’observaient lui semblèrent de plus en plus gros et menaçants. Ceux-ci étaient toujours de la même forme et de la même couleur, mais Lurrihan y vit une étrange similitude avec la lame d’un bourreau qui abat un condamné.
« Que se passe-t-il ? Lurrihan, tu dois te ressaisir. Ce n’est pas un laquais de Droch qui te mettra à genoux.»
Il s’approcha encore et encore, tentant de réprimer sa peur, mais celle-ci se fit si grande qu’il se sentit comme un enfant que l’on vient de punir : soumis à un supplice aussi inévitable que la foudre.
Le brouillard se dissipa et le pâle apparut dans l’angle mort de la vision de Lurrihan. Il lui broya les côtes sans un bruit et s’éclipsa à nouveau, laissant le Gardien à la merci des Yeux.
La brume qui devenait de plus en plus épaisse et qui couvrait l’endroit depuis tout à l’heure…. Elle avait disparu pendant l’attaque.
Était-ce une émanation de l’ennemi ?
Lurrihan parvint à peine à retrouver son souffle. Qu’était-ce ? Qu’était ce sentiment de terreur et d’impossibilité catégorique de gagner ?
La forêt lui apparut alors comme s’il voguait dans un autre monde et les yeux le regardaient en juges suprêmes.
- Je te vois, dit la créature, qui trônait au-dessus d’eux.
Lurrihan adapta son corps et courut à toute vitesse vers la bête, mais son pas devint à nouveau mou. Il s’entrava dans quelque chose et tomba dans un buisson rempli d’épines. La flûte se remit à jouer de plus belle.
Lorsqu’il parvint à retirer toutes les épines qu’il avait sur la tête et dans les bottes, des dizaines de fleurs noires poussèrent à toute vitesse en formant un cercle autour de lui, et à l’intérieur quelque chose bougeait.
« Des abeilles ? » se demanda Lurrihan.
Il se trompait. Ce ne furent pas des abeilles mais une nuée de guêpes qui s’échappa des fleurs noires et se mirent à voler autour de lui.
Ses muscles se détendirent.
Son regard se relâcha complètement.
Et son corps se plia à sa volonté.
Les os de son bras s’assouplirent et ses muscles devinrent aussi volatiles et puissants qu’un fouet. Il abattit ce membre transformé sur les créatures à une vitesse qui dépassait largement celle de leur vol et de nombreuses furent complètement écrasées.
Mais malgré cette vivacité si grande que Lurrihan peinait à la diriger sans se blesser, de nombreuses vinrent trouver refuge sous son long manteau. Il essaya de les enlever, mais rien n’y fait, elles commencèrent toutes à le piquer en lui infligeant une douleur qu’il ne pouvait exprimer que par un long silence.
Il déchira son habit à toute hâte, à mesure que son bras redevenait raide. La moitié des insectes suçotait la cicatrice qu’il avait au cou. L’autre moitié déchirait la peau de sa poitrine.
Il tomba à genoux et son rythme cardiaque s’accéléra encore et encore. Plus il chassait les guêpes, plus elles revenaient. Il en vint à se griffer la peau et à se frapper lui-même sur le torse. La voix rauque et puissante de la créature s’éleva à nouveau dans les airs.
- Tu ne peux pas gagner. Tu ne peux même pas m’approcher.
Le Pâle marcha lentement dans les fleurs noires qui formaient à présent un champ. Elles poussaient aussi sur tout son corps.
- Ces plantes sont d’une variété spéciale, puisque ce sont les tiennes.
Lurrihan ne pouvait que ramper vers le grand Pâle pour espérer l’arrêter, mais la douleur devenait de plus en plus grande. Il essaya de hurler, mais il n’avait pas de voix.
- Elles sont mortes. Ces fleurs sont celles que tu n’as pas arrosées alors que tu le devais. Maintenant, les fantômes qui les habitent reviennent pour se venger de toi.
Et puis, Lurrihan s’éveilla près de la rivière. Les guêpes n’étaient plus là, mais la douleur était bien réelle. Elle envahissait sa poitrine et remontait progressivement à sa gorge, comme pour l’étrangler.
« Qu’est-ce que ça veut dire ? Où étions-nous ? Est-ce que c’était… le Souffle ? »
C’est alors qu’il se rendit compte que les piqûres de guêpes étaient toujours là, sur sa poitrine. Elles formaient les caractères « Lâche », « Traître », « Trompeur » et « Menteur ».
Lurrihan commença à comprendre ce qu’il se produisait. Quand il leva la tête, il vit le Pâle et son armée d’yeux qui le fixaient depuis le fond de l’obscurité.
« Je savais que je connaissais ces yeux. Je n’ai pas voulu les voir, mais ils sont bien là, et ils sont venus pour moi. Je les hais, mais je ne peux pas vivre sans eux. »
Lurrihan tendit le doigt vers la créature en tremblant, comme pour lui demander qui il était.
- Je suis Les Yeux qui espionnent et qui condamnent. Ceux qui voient ce que tu fais depuis toujours, Lurrihan.
La lueur jaune qui émanait des centaines de paires de globes oculaires s’amoindrit et leur apparence se dévoila plus clairement. Ils étaient fins, allongés et leurs pupilles était d’un bleu éclatant. Voilà ce qu’ils avaient de si familier : c’étaient ceux de Lurrihan.
Un battement de cœur plus tard, il vit à travers eux et se trouva face à lui-même, comme dans un rêve. En regardant autour de lui, il ne vit rien d’autre qu’une obscurité profonde et mordante. Sa douleur, qui commençait à se dissiper, le saisit de nouveau à la gorge et le fit s’adresser à lui-même.
- J’en ai marre, de toi. Tu ne fais rien de ce que je te dis.
- J’essaie, se répondit-il.
- Essaie mieux. Ne vois-tu pas que l’ennemi que nous affrontons est fort ? Si tu étais meilleur, il serait déjà mort.
- Je sais.
- Si tu le sais, alors pourquoi tu n’y arrives pas ?
- L’adversaire détruit chacun de mes essais.
- Arrête de te plaindre. Bats-toi.
- Mais c’est la vérité.
Il raccourcit alors violemment l’espace qui séparait son buste de son genou et déplia chirurgicalement sa jambe pour envoyer le coup de pied le plus douloureux qui soit à son double.
- Pourquoi est-ce que tu ne m’obéis pas ? Pourquoi est-ce que tu m’as toujours failli ?
Il le frappa encore et encore, jusqu’à le mettre au sol.
- Je te déteste, c’est à cause de toi qu’on nous déteste et qu’on doit toujours nous tirer d’affaire. Keldan s’est mis en danger à cause de toi. Je te hais, je te hais. J’ai envie de te crever.
Epuisé, il s’étendit au côté de l’autre Lurrihan, qui avait à présent le visage ecchymosé et les os en miettes. Celui-ci se mit à pleurer.
- Tu crois que c’est le moment de chialer ?
- Quoi que je fasse, je vais mourir.
- C’est vrai.
- C’est toi qui vas me tuer.
- Moi ?
- Tu regardes chacun de mes faux pas et tu me punis encore et encore. Keldan ne le fait jamais, lui. Il ne m’a jamais rien reproché.
- Et il a tort. Il te pardonne toujours parce qu’il ne sait pas quel échec tu es, pour notre Ordre comme pour tous ceux qui nous ont fait confiance. Redresse-toi. Tu veux perdre son amitié ? Sa confiance ?
- Non.
- Et pourtant, c’est ce qui va se passer si tu le déçois.
- Oui. Tu as raison.
- Tu es un Gardien, Lurrihan. Tu le sais, n’est-ce pas ?
- Oui.
- Un gardien a besoin de force, de rigueur, de discipline. Tu le sais, ça aussi ?
- Oui.
- Aurais-tu trouvé toutes ces choses, sans moi ? Pas besoin de me donner de tes « oui » machinaux.
Les rares fois où tu vaux quelque chose, Lurrihan, est-ce que c’est grâce à toi, ou à moi ?
- A toi.
- Tu l’as dit. Tu as besoin de moi. Tu ne peux être meilleur que grâce à moi. Toutes tes réussites me sont dues, et tous tes échecs, ce ne sont que les tiens. Tu as besoin que je te corrige.
- C’est vrai.
- C’est bien. Tu as tout compris.
Ce Lurrihan, celui qui regardait à travers les yeux du Pâle ne se rendait même pas compte de ce qu’il était en train de faire dans la réalité. Il ne cessait de se frapper lui-même et était prêt à continuer jusqu’à en mourir.
Le grand pâle regardait la scène avec dégoût. Le pire, c’est que ce n’était même pas son œuvre. La culpabilité, la haine et la honte de vivre que ressentaient Lurrihan avaient toujours été là. Le Souffle que le pâle avait hérité des profondeurs ne lui permettait que d’amplifier les failles qu’il avait perçu, exactement comme il le faisait avec la matière.
Knock était son nom, et il détestait l’humanité. Contrairement à bien des habitants du monde souterrain, il avait pu l’observer de loin. Son regard était toujours féroce à son égard, sa haine, toujours vivace. Il ne cessait de la juger pour son imperfection mais se moquait d’elle à chaque fois qu’elle essayait d’en sortir. Voilà tout ce qu’il était et tout ce qu’il faisait. Comme il l’avait dit lui-même, il incarnait les yeux qui espionnent et qui condamnent. Ceux qui ne s’arrêtent jamais de nous regarder et nous plongent petit à petit dans la honte et le désespoir, à la moindre faiblesse.
Aujourd’hui, c’était la première fois qu’il tenait un homme entre ses griffes et qu’il pouvait déchaîner sa fureur contre lui. Mais il trouva le spectacle de la misère de Lurrihan si honteux qu’il voulut y mettre un terme.
- Tu étais un de ceux qui nous empêchait de voir la lumière, Lurrihan. Toi non plus, tu ne la verras plus jamais.
Mais en ce jour, il fut temps pour Knock de découvrir un nouvel aspect du genre humain : la colère. Celle-ci pouvait, comme il l’apprit très vite, être exprimée dans un laps de temps très court, à une vitesse de 35 km/h et au travers d’un homme de 290 livres.
Keldan, le Porteur, vint lui percuter la cage thoracique avec une telle violence qu’il en oublia son prénom et ne s’en rappela que quand il fut à six mètres de son agresseur. Sa mâchoire qui était complétement arrachée se reconstitua alors peu à peu.
- Merde, il est vivant ! s’exclama le colosse.
- C’était bien essayé, il t’a pas vu venir.
Knock chercha à sa droite et à sa gauche l’homme qui venait de prononcer ces quelques mots. Celui-ci sortit des fourrés en faisant virevolter sa lame pour se concentrer. C’était le capitaine Shinto de Bralisk.
- Bon, essayons de discuter, pâle criminel. Tu veux bien ? Si nous pouvions tous dormir, cette nuit, nous t’en serions reconnaissant.
Knock n’avait pas vu venir les deux autres khenasiens. De toute évidence, ils avaient un moyen de le localiser.
- Cela dépend, répondit-il.
- Donne-nous tes conditions.
- Êtes-vous prêts à me remettre Ysea Shin Khan ?
- Pas aujourd’hui, non.
- Alors il n’y a aucun intérêt à la discussion.
Keldan se dépêcha de rejoindre Lurrihan pour lui venir en aide. Il lui saisit les deux poings et réalisa à peine la férocité avec laquelle il se frappait. Jamais il ne l’avait vu se déchaîner autant et nul doute que s’il continuait encore un peu, il serait mort dans quelques minutes. Il le plaqua contre le sol et l’empêcha de continuer, mais celui-ci se débattait avec force.
- Lurrihan, calme-toi, bordel !
- Je me demande ce que tu as pu lui faire pour le mettre dans cet état, lança Shinto à Knock.
- Tout ce qui lui arrive est de son fait seul, je n’ai fait que le mettre face à la réalité.
- Et si je te tue, que se passera-t-il ?
- Rien de plus. Il n’y a que ma volonté qui puisse refermer la faille qui s’est ouverte en lui.
- Et tu ne le feras pas ?
- Sauf en échange de votre princesse.
- Me voilà bien embêté, je n’ai pas très envie de te la remettre. Que se passera-t-il, si cette faille ne se referme pas ?
- Il mourra. Le poids de sa culpabilité est trop grand.
Shinto regarda Keldan avec peine. Il avait entendu parler de ses efforts pour sortir son ami de prison. Pour le bien de la princesse, il ne valait mieux rien lui dire. Le brave Lurrihan allait mourir ici.
- Pauvre petit. Sans lui, je n’aurais pas trouvé le moyen de t’arrêter, dit le Capitaine à Knock.
- M’arrêter ? Avec tes mains d’homme ?
- Avec mon esprit d’homme.
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