Le Malheur et le Pacte
Knock recula de quelques pas et commença à flotter dans la brume. Shinto l’avait déjà vu faire lorsqu’il observait le combat aux côtés de Keldan.
Le capitaine ne maîtrisait pas le Souffle et n’avait même jamais rien vu de tel. Pourtant, aussi étrange que cela puisse paraître, cela ne l’étonna pas plus que ça. Peut-être que tout le temps qu’il avait passé à rêver lui empêchait de se surprendre de quoi que ce soit.
Keldan, au contraire, s’inquiétait de ce phénomène. Après tout, s’engouffrer dans les failles de l’esprit humain n’avait rien à voir avec le fait de se déplacer dans les airs. Il leur fallait peut-être craindre un autre adversaire.
Le sol devint boueux et Shinto commença à s’y enfoncer. Knock faisait s’affaisser le sol dans la nappe phréatique qui se situait juste en-dessous. Ce n’était pas assez pour qu’il s’y noie, mais largement suffisant pour l’immobiliser quelques instants.
Le Pâle saisit ces précieuses secondes pour sauter sur le Khenasien, esquivant dans le même temps le coup de lame qui lui était destiné.
Des dizaines de paires d’yeux apparurent sur tout le corps de Knock et sondèrent le Capitaine en une fraction de seconde. Shinto trancha le bras qui l’attrapait, mais il était trop tard, Knock pénétrait déjà au fond de son âme.
Comme l’avait dit Kyundo, le Souffle qui s’attaque à l’esprit humain ne peut le faire qu’en touchant sa cible. Une fois que celle-ci avait été atteinte, il n’y avait pas de retour arrière possible, à moins que son utilisateur ne rompe sa propre influence.
Le sol s’ouvrit en de nombreux endroits et vibrait étrangement. Knock n’eut le temps de se poser plus de questions qu’on lui lançait son propre bras. Il l’attrapa au vol.
- Tiens, lui dit Shinto en extirpant ses bottes de la boue. Ça risque de te servir.
Knock ne riait pas du tout. Pourquoi aucune fleur n’avait poussé dans les failles ?
- Qu’est-ce que tu as fait ? demanda-t-il.
Pendant ce temps, Lurrihan avait fini par s’évanouir. Keldan, après l’avoir écarté du lieu du combat, s’apprêtait à rejoindre Shinto.
- Ne bouge pas, camarade, lui dit-il. Prends soin du petit. On ne sait jamais ce qui pourrait lui arriver.
- Mais…
- Tu devrais m’écouter.
Keldan le savait. Il fallait laisser faire Shinto. Comment était-ce possible ? A cet homme qui n’avait ni son Souffle ni sa grande force physique, le Porteur vouait toute sa confiance. Il fit ce qu’il avait à faire : veiller sur Lurrihan en attendant que le Capitaine ait terminé.
- A nous deux, lança Shinto.
Le Capitaine ne se déplaçait jamais au hasard. Il s’assurait toujours que chacun de ses pas ne gaspille pas plus d’énergie que nécessaire. Il avait aussi une grande assurance dans sa capacité à évaluer les distances et à anticiper les déplacements. Tout cela, il le faisait instinctivement, puisqu’il ne se préoccupait jamais de lui-même. Pas une provocation ne l’atteignait, aucune pression d’aucune sorte. En combat, seul les mouvements de l’adversaire comptaient pour lui.
Lorsqu’il entama son approche, il resta fidèle à lui-même : Fluide, vif, simple, efficace et tranchant. Dès qu’il fut à portée de Knock, il lui déchira la joue d’un coup chirurgical, alors même que celui-ci se croyait hors d’atteinte.
Knock s’éleva dans les airs, mais Shinto s’accrocha à l’un de ses pieds. Il lui sembla que c’était au niveau des genoux que le Pâle était porté par cette étrange force, cela lui suffit pour lui en sectionner un et le déstabiliser. Knock tomba au sol et avant même qu’il puisse se relever, Shinto lui projeta son propre sang dans les yeux pour l’aveugler et lui sectionna la gorge.
Avant que sa tête ne soit entièrement coupée, le Pâle saisit au vol l’épée de Shinto et la broya dans ses mains. Des éclats vinrent se planter dans la main et le bras du capitaine, mais celui-ci s’en servit pour attraper à main nue le crâne de l’ennemi et lui enfoncer les restes de sa lame. Knock s’éleva à nouveau et ne put que repousser Shinto en le projetant dans la boue. Il essuya le sang qu’il avait sur les yeux.
Le Pâle se demanda comment il pouvait être aussi vulnérable face à un homme qui n’avait pas un dixième de ses capacités, mais il fut très impressionné. La brume cessa de le faire flotter dans les airs et le déposa devant Shinto.
De tous ses yeux, il n’avait jamais vu quelqu’un comme lui.
Shinto resta à l’affut et retira les gros morceaux d’acier de sa main. Il ne lui restait qu’une épée brisée, mais tout n’était pas perdu. Il serra le poing si fort que les éclats restants furent expulsés de son corps.
Mais le Pâle ne guérit pas ses blessures, cette fois-ci.
- Qu’est-ce que tu fais ? Pourquoi ta jambe et ton cou ne cessent de saigner ? lança-t-il à Knock.
- Tu t’es mis à mon niveau, je me mets au tien.
- Pourquoi une telle faveur ?
- J’ai besoin de comprendre pourquoi mes yeux ne voient pas en toi.
Shinto avait bel et bien une chance face à la créature et il la saisit. Lorsqu’il posa la main sur son morceau de sabre, il savait déjà ce qui allait se produire. Le Pâle allait essayer de l’approcher pour le toucher à nouveau. Peu importe l’endroit par lequel il arriverait, Shinto utiliserait chaque parcelle de son corps pour l’arrêter.
- Je déteste ceux qui, comme toi, ne me craignent pas, déclara l’ennemi.
Knock s’approcha.
Shinto frappa Knock.
Il y avait peu d’oxygène dans les hauteurs de Lâm, alors Shinto inspirait plus fort.
Il y avait peu de place entre les arbres, alors Shinto visait plus justement.
Il y avait peu de lumière sous la demi-lune, alors Shinto regardait avec plus d’attention.
Dans la grande mangrove de Khenas, tous les os du Pâle se firent broyer comme du poivre dans un moulin.
Shinto, la plus coriace et la plus léthale des armes de ce pays, était comme un entonnoir dans lequel on essaierait de verser toute la colère du monde.
La vitesse de son exécution était fatale. Sa violence était crue et indescriptible. Knock ne put même pas le toucher.
Les « yeux qui espionnent » ne voyaient plus rien. Rien de plus que leur propre peur et leur propre douleur. L’être noble et supérieur qu’il pensait être se faisait complètement pulvériser. Alors, il ne tint pas son engagement et commença à se régénérer.
Les yeux couvrirent la forêt entière et de tous côtés, comme une ultime tentative du Pâle pour déstabiliser Shinto.
Mais cela ne servit à rien. Les yeux regardaient Shinto, mais il ne les regarda pas en retour.
C’est en prononçant ces mêmes mots dans sa tête que Knock compris ce qui était en train de se passer.
« C’était donc ça. »
Il ne put que se tenir sur son bras gauche. Le reste de ses membres était en lambeaux et peinait à se reconstituer.
« Depuis toujours, cet homme avance sans aucun regret. Il ne se retourne jamais. Chaque faille qu’il ouvre se referme aussitôt derrière lui. Parce qu’il ne fait qu’avancer, sans cesse, vers sa prochaine frappe.»
Knock avait la force. Knock avait la vitesse. Knock avait la supériorité du Souffle. Mais même si Knock avait eu tous les avantages, il n’aurait jamais pu battre le Capitaine et sa violence.
Celle-ci s’abattait sans frontières ni contraintes, sans complexité ni inventivité, sans remords ni regrets, sans animosité ni ressentiment. Elle n’avait pour elle que son extrême intensité et son tempo plus parfait que celui d’un métronome.
C’était là toute la fureur d’un homme qui ne se retourne jamais.
Les hommes étaient dignes d’être détestés pour leurs vaines tentatives de bien agir, c’était ce que pensait Knock. Mais celui-ci était tout à fait exceptionnel et ses yeux le voyaient bien.
- Lève ta main du jeune garçon et j’épargnerais ta vie, Pâle.
- Le feras-tu ? répondit Knock, agonisant.
- Comment ? Bien sûr que je le ferais.
- Je ne crois pas. Je t’ai bien observé, Shinto de Bralisk. Tu n’es pas le genre d’homme à tenir ses promesses. Je pense que tu me tueras même si je retire ses tourments au garçon.
- « Les Yeux qui espionnent », tu portes bien ton nom.
- Malgré tout, j’hésite à le faire.
- Et pourquoi ?
- Parce que ce soir, mes yeux ont vu quelque chose qui leur a plu.
La gorge de Shinto se noua.
Elle fit plus que de se nouer, elle était pleine de quelque chose, quelque chose qui l’étouffait.
La brume avait complètement disparu. C’était dans la gorge de Shinto qu’elle se trouvait, et elle l’asphyxiait.
Cette brume était pleine de morceaux d’une chose qui avait un goût de vinaigre. Qu’était-ce ?
Ce fut l’avant-dernière pensée de Shinto. Et la suivante, ce fut en remarquant la marque de griffe qui se trouvait sur son armure, juste à la base du cou. Elle était apparue pendant le combat. Ce qu’il se dit, avant que ses poumons n’explosent, c’était : « Ce n’est pas si grave. »
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