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   Le pire péché envers nos semblables, ce n’est pas de les haïr, mais de les traiter avec indifférence ; c’est là l’essence de l’humanité. Cette phrase, Jean-Louis Chemin l’avait lue sur l’une des pages du blog d’un psychiatre, ou d’un homme supposé tel. Il l’avait lue sur son Smartphone à haute voix, le regard comme absent, le pantalon aux chevilles, assis dans ses WC. Il était près de 7 h 30 et il songea qu’il serait temps de prendre une douche et de quitter les lieux pour se rendre au travail. Comme par automatisme, sortir, fermer la maison, ouvrir la portière de sa voiture, démarrer, s’engager dans le trafic et se garer sur le parking du lycée. Comme il le faisait depuis vingt-sept ans. Sans aucune lassitude. Animé par la même envie de bien faire ce pour quoi il était payé : se retrouver chaque jour devant des hordes d’adolescents dans des salles de classe et leur apprendre ce que les programmes de français laissaient en pâture et qu’il s’évertuait à dépasser à sa manière. Il n’avait pas entre les mains des boîtes de raviolis qu’on lui aurait demandé de ranger sur une étagère. Face à lui, des garçons et des filles de quinze ans, un peu plus ou un peu moins, chacun avec son histoire, assis sur des chaises, installés là par la volonté d’une organisation, à un moment de leur vie.

   Il observa son regard fatigué dans le miroir, une brosse à dents à la main, les cernes sous ses yeux qui enflaient, senti son ventre frotter contre le bord du lavabo. Il constatait parfois avec effarement qu’il vieillissait, que ses traits s’éloignaient inexorablement des quelques photos du salon où il apparaissait dans sa quarantaine. Jusque-là, il avait été assez épargné par les soucis de santé, à peine quelques problèmes de dos, une bronchite l’an passé. Rien qui ne l’obligea à des traitements médicaux ni à avaler des pilules. Il se disait souvent que ça n’allait pas durer et qu’à bientôt cinquante-quatre ans, il finirait bien par décrocher quelque chose, une infection urinaire, un début d’arthrose aux poignets, un désordre un peu plus grave. Il chassa cette idée comme une phrase malsaine qu’un idiot prononce, un type qu’il ne connaissait pas et qui lors d’une soirée lui avait balancé à la figure que les gens qui dorment dans la rue n’ont rien à y faire avec toutes les aides que leur donne l’État. Autrefois, il lui aurait démonté le cerveau, verbalement, lui aurait raconté par le menu l’histoire d’Antoine, un Asiatique rencontré sur un terrain vague lors d’une maraude. Jean-Louis avait planté là ce type et sa phrase idiote. Contre la bêtise, il n’y avait parfois rien de mieux à faire que de s’en éloigner. Et si chacun faisait de même, peut-être qu’à force la bêtise finirait par se trouver seule. Il se passa une nappe d’eau fraîche sur les joues, admira ses cheveux bruns et encore fournis. À cinquante-trois ans, pas un cheveu blanc. Il avait des collègues plus jeunes qui avaient déjà rejoint le clan des chauves depuis belle lurette.

   Jean-Louis passait son temps à essayer d’éduquer des adolescents qui ne savaient plus communiquer, ni avec leurs parents, ni avec leurs amis. Il n’avait guère envie de se mettre à éduquer ses collègues de travail. Il avait bien vu le changement dans la salle des profs. Il y a vingt ans, sans internet ni téléphone portable, les discussions étaient animées. La cantine offrait un repas qui tenait la route. Il y avait des débats. À présent, lorsqu’il mangeait la salade préparée par sa femme, assis sur l’une des chaises de la salle des profs, les plus jeunes autour de lui conservaient le regard penché vers l’écran de leur Smartphone, silencieux, concentrés. Lisaient-ils un article particulièrement nourrissant, un texte à valeur pédagogique ou scientifique digne d’intérêt ? Jean-Louis n’en savait rien, laissait ces individus avec leur intimité, craignant de les déranger. En réalité, il avait aperçu sans le vouloir un type devant un écran qui affichait un jeu au graphisme coloré. Jean-Louis n’avait pas de portable. Il en partageait un avec sa femme, mais elle le conservait avec elle la majeure partie du temps. Il aurait voulu arracher ce foutu machin des mains de ce prof de sciences, fraîchement recruté par l’institution, le secouer et lui demander où était passée son humanité. Lui crier dessus comme on secoue en vain un mort pour le réveiller. Le jeune n’aurait sans doute vu en lui qu’un vieux con. Il aurait asséné l’argument massue de la liberté de faire ce que bon lui semblait. Jean-Louis détestait cette mascarade du type qui en vieillissant devient forcément un vieux con. S’il avait du temps, il serait lanceur d’alerte. Il avait des dizaines d’idées d’alertes en réserve.

   Jean-Louis avait une femme. Ils s’étaient rencontrés au lycée. Une histoire assez banale. Peu à peu, sans que rien ne vienne troubler une quelconque réflexion, ils s’étaient mariés, quelques années après. C’était comme une évidence alors pourquoi se poser des questions ? Ils s’aimaient voilà tout. Leurs parents respectifs n’ont rien trouvé à dire. Ils allaient bien ensemble. Quand ils venaient chez les parents de Jean-Louis, ils donnaient l’image lisse d’un couple sans histoire. Sous le vernis de leur duo, se cachaient d’autres récits. Ils gardaient pour eux tous ces secrets. Les petits problèmes d’alcool de Jean-Louis. Les difficultés à avoir un premier enfant. Martin avait fini par arriver, normalement, sans traitement. La mère de Jean-Louis n’avait rien su des frustrations de son fils. Lui et sa femme ne racontaient pas ces problèmes de fertilité. Il y avait pour lui une certaine obscénité à étaler cet enfant à naître qui ne voulait pas venir. Il se sentait coupable de la situation. Il en fallait bien un. C’est ce qu’il se répétait, idiotement. Quand Martin est né, Jean-Louis a cru qu’il n’était pas de lui. Il savait que sa femme l’avait trompé, il y a des années, elle devait avoir vingt-six ans, une histoire avec un collègue qui avait duré l’espace d’un accouplement dans la réserve d’une entreprise entre midi et deux. Elle s’était laissé faire, comme si l’autre la violait alors qu’elle lui avait tourné autour pendant des semaines avec des allusions peu discrètes. Lorsqu’elle avait saisi le sexe du gars, les fesses écrasant un carton de chips, elle avait mené l’affaire avec frénésie. Ils n’avaient pas beaucoup de temps devant eux. Le coup fut rapide et n’engagea à rien. Jean-Louis apprit toute la scène de la bouche de sa femme. Le soir même. Elle était en pleurs et marmonna des tonnes de regrets. Jean-Louis la serra dans ses bras et lui assura que cela ne ferait que renforcer leur amour. C’était d’autant plus facile que lui-même avait culbuté une prof d’art plastique dans sa salle de classe, tous deux planqués dans le placard où étaient rangés les feuilles Canson et les feutres de couleur. Il n’avait jamais rien dit à sa femme. L’idée même d’un début de regret ne l’avait pas effleuré. Cette fille n’était rien d’autre qu’une consommatrice de sexe. Jean-Louis n’avait aucune espèce d’importance pour elle. Les années passant, il trouvait dans sa vie de couple une certaine lassitude. Martin avait grandi et entamait sa terminale au lycée. Sa femme avait depuis longtemps quitté les cartons de chips pour une entreprise de mécanique où elle faisait du secrétariat. À la maison, des étagères dégueulaient de livres en tous genres. Malgré les efforts de son père, Martin n’en avait pas lu un seul. Au moins, sa mère lisait-elle des polars. S’il suffisait d’avoir garni les étagères de la cuisine de livres de recettes pour que toute la maisonnée devienne en deux temps trois mouvements des experts en casseroles et plats finement élaborés, cela se saurait. Jean-Louis n’en retirait aucune frustration.

   Tandis que l’eau bien chaude jaillissait du pommeau et s’étalait sur la peau de son corps, il se remémora le mail reçu la veille sur sa boîte professionnelle. Un texte très court. Ryan Guiomar est exclu de l’établissement à titre définitif. Cette information, aussi surprenante que brutale lui avait valu une colère froide qui n’était pas retombée. Il n’était tout simplement pas d’accord avec cette décision. On ne lui avait rien demandé, c’était pourtant la moindre des choses puisque cela faisait deux années qu’il était son professeur. Il avait des choses à dire sur Ryan. Il le connaissait bien ce garçon. Il savait d’où il venait, qui était sa famille. Pourtant, cet imbécile de directeur, Sébastien Royer, l’avait viré sans ménagement, d’un trait de plume sur un document administratif, réunissant autour de lui les personnes acquises à sa cause. S’était-il trouvé une personne pour défendre a minima l’élève ? Il l’ignorait. Il n’aimait pas Royer et ses manières de grand seigneur. Dans ses propos, en début d’année, coulaient souvent de belles phrases où la générosité et le soin apportés aux jeunes lycéens qui remplissaient les classes étaient la chose la plus importante qui devait tous nous animer. En réalité, sous les formules mielleuses, Jean-Louis sentait poindre les contradictions. Royer vendait son lycée comme une entreprise de bienfaisance, dissimulant tel le vendeur d’un produit nettoyant miraculeux qu’au final il s’agissait de remplir les caisses et d’entretenir la bonne réputation de la maison.

   En saisissant son sac pour sortir de l’appartement, Jean-Louis prit la décision qui s’imposait à lui. Il ferait tout pour sauver Ryan d’une noyade que lui causerait cette exclusion. Il ferait tout. Il utiliserait tous les moyens possibles. Les plus inattendus. Les plus contestables. Les plus illégaux. Le pistolet qui faisait une bosse derrière le cuir de son cartable serait l’argument ultime. Il devait sauver Ryan. Comme un chasseur abat un lion qui s’avance menaçant, sur le point d’égorger un touriste parti faire un safari. Comme un super-héros dans un de ces films qu’il ne regardait jamais et qui était capable de stopper un avion rempli de passagers entraînés dans une course désespérée vers le sol. Jean-Louis allait être le révolutionnaire dont l’histoire passerait en boucle sur les chaînes d’information. Il allait sans doute collectionner un certain nombre de conneries dans sa quête. Le professeur de lettres timide à la vie plutôt tranquille allait surprendre tout le monde. Jean-Louis savait qu’il avait tort de se lancer dans la bataille. Mais c’était une question de principe. Et puis il n’avait rien à perdre. Depuis des mois il songeait sérieusement à quitter ce métier qu’il aimait tant. Royer lui paraissait être un adversaire à sa taille. Il n’avait rien dit à sa femme. La veille, elle s’était endormie, face contre un excellent livre d’Alexis Lonson. Quelques dizaines de minutes plus tard, il stoppa sa voiture sur le parking du lycée. L’entreprise de reconquête pouvait commencer.

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