Chapitre 16 : feu de tout bois - Acte I
Parité
Locaux de la Nab à Paris
22 février 1990
Radier convia Ancel et Malta dans son bureau.
« Hantz a des infos cruciales sur l’avenir de la République Démocratique allemande. »
Passant à l’anglais, il laissa la parole au patron de la Neue Deutche Bank.
« La réunification à marche forcée menée par le chancelier va être un big-bang politique, monétaire et économique. »
L’allemand but une gorgée de son verre d’eau avant de reprendre sur un ton pédagogue : « Kohl a besoin de faire gagner ses alliés est-allemands aux prochaines élections. Pour montrer aux Ossis qu’ils ne sont pas considérés comme des sous-allemands, il va annoncer une parité d’un pour un entre leurs deux monnaies. »
Malta l’interrompit : « Quelle est la parité actuelle ? »
« Officiellement : elles sont équivalentes. Mais sur le marché parallèle, il faut presque quatre DDM pour un deutsche mark.
— Attends… Tu veux dire que les Ossies se retrouveront quatre fois plus riches du jour au lendemain ?
— Pour les montants élevés, une parité plus faible sera retenue. Mais pour le citoyen lambda, c’est cela.
— Quelles seront les conséquences économiques ? interrogea Marc.
— C’est plus mitigé. Les Ossis pourront acquérir des biens de l’ouest à des prix devenus très abordables. C’est une bonne chose pour les groupes ouest-allemands. Le revers de la médaille c’est que les entreprises de l’est ne seront plus compétitives : leurs produits seront aussi chers que ceux de l’ouest pour une qualité bien moindre. La production va baisser et le chômage augmenter.
— La RFA en a conscience ? demanda Malta.
— Kohl veut rendre la réunification irréversible, avant qu’un changement de politique n’intervienne en URSS et que Moscou ne tente de l’empêcher. »
Le juriste insista :
« Comment comptent-ils amortir ce choc monétaire ?
— Grâce à un budget spécifique pour compenser le chômage, et à la création de la Treuhand, une agence chargée de privatiser les actifs de l'ex-RDA. »
Marc haussa les épaules :
« Intéressant… mais en quoi cela nous concerne-t-il ?
— La Treuhand devra vendre ces actifs rapidement, quitte à les brader, à des investisseurs capables de moderniser ces entreprises. »
Malta vit son patron se lever brusquement, et mitrailler Muller de questions : qu’allait-elle vendre, quand, à qui : uniquement des allemands ou d’autres ? Le banquier n’avait pas toutes les réponses, mais l’essentiel était dit : c'était une belle opportunité. Et la NDB serait sur les rangs. Muller fut chargé de nouer des contacts auprès de la Treuhand.
La réunion terminée, Marc se précipita dans son bureau et appela Forel. Il lui résuma la situation et conclut :
« Puise dans ma caisse noire et file en RDA. Recrute des prête-noms. Fais ce que tu veux. Mais amasse le plus possible de mark est-allemand. Fais-le jusqu’à une parité 1 – 2. Cela nous fera toujours une plus-value de 100 %. »
Une piste
36 Quai des Orfèvres
Paris
6 mars 1990
Nathalie Perclay entra sans frapper :
« On a peut-être un truc pour Bardon ! »
Roch soupira et referma son dossier, une nouvelle affaire qui venait d’arriver.
« C’est pas trop tôt. On patine depuis des semaines.
— Il a été admis à l’hosto quelques mois avant qu’il ne tue sa femme et paralyse son gosse. »
Le commandant écarta les bras, l’air de dire : et alors ?
« À l’époque il a refusé de s’adresser à la police. Il y a juste eu une main courante suite au signalement de l’hôpital. Les flics du coin ne se sont même pas déplacés. Mais j’ai eu le toubib qui s’en est occupé. Pour lui il n’y a aucun doute : Bardon avait été roué de coups. »
Roch se redressa : « Par qui ?
— On ne sait pas. Mais sa femme avait lâché aux pompiers qu’il s’était fait agresser devant sa famille. »
Roch se remémora le dossier : « L’aîné. Il devait être présent. Il faut le localiser. »
Son adjointe lui tendit triomphalement un post-it : « Il est toujours à l’hôpital, en rééducation. »
Le commandant prit les coordonnées : « Bien joué Nath. »
Le condamné
Clichy
8 mars 1990
Marc suivait sa cible depuis sa sortie du bureau. Trois jours qu’il faisait chou-blanc : soit l’homme avait pris un autre chemin, soit il ne travaillait pas ces jours-là. Où alors, il l’avait raté à chaque fois. À force, il en était venu à douter de la photo qu’Antonin lui avait fait parvenir.
Mais ce soir, pas d’erreur. C’était bien lui. L’homme, vêtu d'habits bon marché, marchait voûté, comme écrasé par le poids du monde, ce qui masquait le fait qu’il était de grande taille. Ils venaient de quitter la station de métro de Clichy. Si ses renseignements étaient exacts, l’appartement de sa cible n’était qu’à deux rues de là. Marc pressa le pas. Il avait pris soin de se grimer : fine moustache, perruque blonde. Mieux valait éviter d’être reconnu.
Son objectif tourna dans une petite ruelle. Il le rattrapa et l’accosta :
« Monsieur Bourdiol ? »
Surpris, l’autre se retourna et le dévisagea, interrogatif : « Oui ?
— J’ai une proposition à vous faire. »
L’homme secoua la tête et se remit en route : « Vous vous trompez de personne. »
— C’est bien à vous que je désire parler, fit Marc en restant à sa hauteur.
— Foutez-moi la paix. Je ne suis pas intéressé.
— Je ne cherche pas à vous vendre quelque chose… Mais à vous rémunérer contre un service. »
Bourdiol s’arrêta, irrité, et planta ses yeux cernés dans ceux du jeune homme : « Vous êtes bouchés ? Je ne suis pas intéressé ! »
Il se remit en marche, Marc l’agrippa par la manche et, avec un débit accéléré, lui assena :
« Vous allez bientôt mourir. »
Profitant de l’effet de surprise, il continua : « Cancer des poumons. Vous n’en avez plus que pour quelques mois. »
L’homme se voûta un peu plus. Le regard noir, il grogna :
— Et alors !?! Vous allez me proposer une solution miracle peut-être ?
— Non… Je n’ai aucun moyen pour vous sauver.
— Alors, lâchez-moi !
— Mais vous pouvez encore aider votre famille.
— Qu’est-ce que vous me racontez !?!
— Votre disparition va la fragiliser, même avec les allocations, sa situation va devenir difficile. »
Bourdiol tiqua et lui jeta un regard oblique.
« Et ?
— Vous avez trois enfants : de neuf à quinze ans. Votre épouse bosse à mi-temps. Et vous avez un crédit immobilier sur le dos.
— À ma mort, l’assurance prendra le relais.
— Que pour la moitié de l’emprunt. Et vous le savez. »
Marc le dévisagea : les mèches grises, le visage fermé, fatigué : il semblait avoir dix ans de plus que ses 42 ans. Un pincement lui serra la poitrine devant cette détresse qu’il ne pouvait soulager.
« Je ne vous demande qu’une demi-heure de votre temps. »
Ils s’installèrent sur un banc près d’un parc. Avec la tombée de la nuit, l’air s’était rafraîchi : chacun garda ses mains dans ses poches.
« Que voulez-vous ?
— Vous payer en échange d’un service.
— Pourquoi moi ?
— J’y viens. Sachez que c’est illégal. Il n’y a aucun risque, mais cela pourrait choquer votre morale.
— Je ne suis pas un criminel.
— Ce n’est pas ce que je vous propose. Il s’agit d’une escroquerie, mais indolore, invisible. »
L’homme resta figé : « Je ne suis pas un escroc non plus.
— Mais un informaticien qui travaille dans une banque.
— Ce n’est pas une banque.
— La Postale réalise un certain nombre d’opérations financières. Et vous êtes dans cette branche.
— Vous êtes bien renseignés. Ça ne me plaît pas. »
Bourdiol fit mine de se lever, mais Marc le retint par le bras.
« Écoutez-moi. Vous travaillez sur le cœur de la tenue de compte, écrit en assembleur. Langage pour lequel vous êtes un des derniers sachants. Je vous propose un million pour utiliser vos compétences. Et ce million apparaîtra légalement sur votre compte.
— Vous me faites peur. Lâchez-moi.
— Bourdiol, vous allez mourir ! c’est tragique, mais nous ne pouvons rien y faire. Pensez à votre famille ! »
Le quadragénaire hésita, puis baissa la tête, vaincu et écouta la proposition d’Ancel.
Bourdiol hocha la tête, pensif :
« C’est futé. La Postale ne saura même pas qu’il y a eu vol. Au pire, elle peut découvrir qu’un mouvement n’a pas les bonnes dates de valeur. Mais elle le corrigera sans chercher plus loin. »
Marc lui tendit une enveloppe :
« Il y a trois mille francs. Regardez le nom au dos : souscrivez une assurance-vie auprès de cette compagnie. Son contrat n’exigera pas de contrôle médical et ne prévoira pas d’exclusion pour maladie existante. À votre mort, votre famille touchera un million… en toute légalité.
— Si vous m’avez roulé, je ne serai plus là.
— Vous pourrez faire vérifier le contrat par un avocat. Je vous donnerais le cash nécessaire. Plus dix mille francs pour améliorer vos derniers mois. »
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