Chapitre 16 : feu de tout bois - Acte III
Le techos
Paris
17 avril 1990
Sans bouger du comptoir ou il était accoudé, Julot lui désigna l’arrière-salle d’un signe de tête.
Lorsqu’il poussa la porte, l’odeur de tabac froid et de sueur éventée lui sauta au nez. Dans un coin de la pièce, il avisa le jeune homme hagard, assis sur une chaise, et cerné par deux armoires à glace.
D’un geste, Marc indiqua aux deux malabars de sortir. Il saisit une chaise, puis s’installa à califourchon, les bras appuyés sur le dossier. Il fixa le gamin. Il avait l’air au bout du rouleau.
« Alors Stéphane. Tu as des ennuis ? »
L’étudiant tremblait. Derrière ses lunettes, ses yeux affolés semblaient chercher une échappatoire.
« Pitié… Je vous rembourserais ! »
Il réprima un soupir. Pauvre gars. Il était dans les emmerdes jusqu’au cou.
« Je ne suis pas ton créancier.
— Vous pouvez m’aider ? »
Son ton, soudainement plein d’espoir, mit Marc mal à l’aise. Il détourna un instant le regard.
« Cela dépend de toi... J’ai besoin d’un service.
— Tout ce que vous voulez. Dites-moi !
— Pas ici. Les murs ont des oreilles. Suis-moi. »
Le jeune bondit sur ses jambes, pressé de fuir cette salle étouffante. Marc posa une main ferme sur ses épaules.
« Tout doux. Je te préviens : si tu te débines, ces gens-là te retrouveront. Où que tu sois. »
Stéphane pâlit, et hocha la tête, docile.
Ils quittèrent l’arrière-salle. Julot les regarda passer d’un œil sceptique.
« Ce n’était pas prévu.
— Notre ami commun a dû te donner des consignes. Et je réglerai son ardoise. »
Sans attendre de réponse, il poussa la porte et sortir dans la nuit.
L’air était doux pour la saison. Sans un mot, il prit la direction du canal Saint-Martin, le gamin trottinant derrière lui, nerveux.
Pendant qu’ils cheminaient, il ressassa ce qu’il savait de Stéphane Krazult. Un étudiant en informatique, futé, mais totalement inconscient. Passionné par le jeu, le môme avait été introduit dans un cercle clandestin planqué derrière un bar. Deux tables de poker, quelques machines à sous qu’on pouvait camoufler en flipper en cas de descente de police. Avec ces maigres économies, Krazult s’était rabattu sur les bandits-manchots. Au début, il avait perdu, comme tout le monde. Puis il avait commencé à gagner. Trop souvent. Ça aurait pu passer inaperçu… mais cet abruti avait multiplié ses visites. Un étudiant fauché qui raflait régulièrement des centaines de francs sur la même machine, ça avait fini par éveiller les soupçons.
Le gérant avait fait remplacer l’appareil par un autre, identique. Le premier soir Krazult perdit presque deux cents francs avant d’arrêter les frais, perplexe. Mais dès le lendemain, il était revenu. Et son manège avait été éventé. Il avait discrètement démonté une plaque sur la machine pour y clipser un boîtier artisanal : une carte électronique avec une aiguille que l’on activait avec un aimant. Suffisant pour fausser les tirages.
Krazult avait été harponné, enfermé, cogné… et il avait tout avoué. Ils l’avaient alors trainé à son petit studio d’étudiant, où il cachait ce qui restait des trente mille francs détournés. Ils l’avaient de nouveau tabassé et avaient exigé une amende du même montant... plus les sommes qui manquaient.
C’était il y a cinq jours.
Sans l’appel de Sophie, Stéphane aurait probablement fini dans une ruelle. Mais voilà, une chance pour lui : il correspondait au profil qu’il recherchait.
Arrivé sur les berges, il s’éloigna des derniers flâneurs et se tourna vers le jeune homme.
« Vous êtes un sacré con ! »
Krazult tressaillit, mais ne répondit pas.
« Truquer des machines à sous clandestines, c'est avoir affaire à des truands. Multiplier vos passages et pour finir trafiquer un appareil qui venait d’être changé… Vous vouliez vous suicider ou quoi !?! »
Le jeune homme déglutit, toujours incapable de répondre.
Marc se calma. Il reprit plus posément :
« Ils ne vous lâcheront pas. Au mieux vous alliez vous retrouver dans un hôpital. Au pire… », il fit un geste expressif de la main.
L’étudiant se remit à trembler.
« Dans votre malheur, vous avez de la chance. Je cherche un gars comme vous. Un informaticien, capable de trouver des failles. Et de les exploiter.
— Je… je ne suis pas sûr d’avoir ce genre de capacités.
— Allons donc. Ce que vous avez fait avec ces machines, c’était quoi ?
— Mais là c’était simple. Et pourquoi ces gars ont-ils accepté votre demande ? Vous êtes des leurs ? »
Marc laissa échapper un rire bref, sans joie : « Ah ah non. Je fais des choses illégales, mais jamais de ce type.
Devant le regarde interrogateur de l'étudiant, il précisa.
« Ce que vous avez fait pour les machines à sous, je le fais dans la finance. Vous ne pensez pas être un criminel ? Et bien, moi non plus. »
Krazult resta silencieux. Il avait meilleure mine, mais semblait demeurer sur le qui-vive. Marc décida de mettre les choses à plat :
« Soyons clairs : je n’ai pas à jouer le saint-bernard pour vous. Si je suis intervenu, c’est pour que vous bossiez pour moi. »
Il expliqua au jeune homme ce qu’il attendait de lui. En contrepartie il payerait sa dette, ferait en sorte qu’on le laisse tranquille, et lui offrirait même une rémunération mensuelle; avec des primes en fonction de ce qu’il trouverait.
« Et si je ne trouve pas de failles ?
— Sauf à ce que je pense que vous vous foutiez de ma gueule, votre dette sera effacée et votre sérénité retrouvée. Évidemment je ne vous paierais plus. »
Le gamin, hésitant à reprendre espoir, précisa :
« Je suis étudiant. Je ne pourrai pas travailler à plein temps.
— Ce n’est pas ce que je demande.
— Cela peut prendre un moment.
— Je serais patient. Et puis je parie que vous allez y prendre goût. »
Le jeune homme hésita un instant, puis hocha la tête. Marc esquissa un sourire satisfait, vite effacé.
« Parfait. Première règle : plus de clubs de jeux. Deuxième règle : lors de vos tentatives d’effraction, ne laissez rien qui pourrait permettre de remonter jusqu’à vous et n’utilisez pas votre ordinateur habituel. Et dernière règle : si vous trouvez une faille, vous ne faites rien. Vous me donnez l’information. »
Il lui tendit une enveloppe épaisse : « la liste des cibles et de quoi vous acheter le matériel dont vous aurez besoin. Une dernière chose : passez au photomaton. Déposez vos photos d’identité au troquet ou je vous ai récupéré. Ils vous fourniront des faux papiers. Servez-vous-en pour tout ce qui va toucher à votre nouvelle activité.
— Et pour vous contacter ?
— C’est moi qui le ferai. »
Reprenant du poil de la bête, Krazult s’enhardit :
« Vous ne voulez pas que je sache qui vous êtes. C’est ça ? Et votre moustache, c’est une fausse ? »
Marc eut un petit sourire.
« Perspicace. Si vous ne faites plus de conneries, on devrait pouvoir avancer ensemble. Je vous recontacte. »
Et il se remit en marche, les mains dans les poches. Dernière lui, le jeune homme serrait l’enveloppe contre lui, heureux de s’en sortir à si bon compte.
Wrosclaw, Pologne
24 avril 1990
Marc observa Pawel. Malgré la joie évidente de leurs retrouvailles, son ami peinait à masquer son agitation.
Il savait à quel point Pawel s’était battu pour sa famille. Il lui avait prêté dix mille francs pour ouvrir son commerce. Une petite boutique dans un pays qui autorisait désormais la libre entreprise, mais sans structure, sans cadre. Il n’avait pas été surpris d’apprendre que son ami avait perdu une bonne partie de son capital avant même de pouvoir démarrer.
Ce qu’il admirait chez lui, c’était sa résilience. Pawel avait serré les dents… et il avait tenu. Aujourd’hui, sa boutique fonctionnait plutôt bien. Mais elle permettait tout juste à sa petite famille de vivre normalement. Volontaire comme toujours, il l’avait laissé à sa femme pour chercher du travail ailleurs.
Cette énergie lui avait parfois coûté cher. Marc se rappelait cette histoire de change, lorsqu’il était venu faire son stage étudiant. Pawel lui avait alors acheté cinq cents francs en Zloty, au taux du marché libre. Ils avaient convenu que son ami le payerait quelques semaines plus tard, avant le départ de Marc.
Pawel misait sur une baisse continue du Zloty. Ce fut l’inverse : de nombreux Polonais étaient revenus de leurs jobs d’été à l’étranger avec des devises. Et le Zloty était remonté. Résultat : une perte de 150 francs, une fortune pour lui. Marc l’avait aidé.
« Tu as parié et perdu. Il est juste que tu en subisses des conséquences. Mais cela représente beaucoup plus pour toi que pour moi. Je prends la moitié de ta perte. »
Pawel avait accepté avec reconnaissance.
Marc chassa son souvenir. Les enjeux aujourd’hui étaient bien plus élevés. Le monde basculait : chute du mur de Berlin, fin du communisme en Pologne, RDA, Hongrie… Une contagion prête à emporter tout le bloc de l’Est. C’était le moment.
Son ami le tira de sa léthargie :
« Au sujet des dix mille francs… ».
Il le coupa d’un geste.
« Oubli. Je vais avoir besoin de toi. »
Il vit Pawel froncer légèrement les sourcils.
« Ce que tu me dis sur ce qui se passe Pologne… cela me fait penser à la conquête des Amériques… ou à la révolution industrielle. Tout est instable, mais tout est possible. Des fortunes colossales se sont construites à ces époques. Une chance comme celle-là, on en a qu’une dans une vie. Je veux la saisir. Mais pour cela, j’ai besoin de toi. »
Un léger pli apparut sur le front de son ami.
« Qu’attends-tu de moi ?
— Que tu sois attentif aux opportunités qui peuvent se présenter.
— Je l’aurais fait pour rien. »
Marc sourit et s’adossa à son siège :
« Je m’en doute. Mais tu vas devoir y consacrer du temps. Et en t’écoutant tout à l’heure il m’est venu une idée. Les difficultés administratives… que m’as-tu dit déjà ?
— Que les règles sont floues, voire contradictoires. Et que les relations sont primordiales. »
Marc claqua des doigts :
« C’est cela ! Je veux que tu te crées un réseau d’influence : politiques, fonctionnaires, syndicalistes, business man. Et pour cela, tu vas ouvrir un club hyper select. Un lieu où tout le gratin voudra être ! »
Il savoura la surprise de son ami avant de s’expliquer : il allait mobiliser cinq cent mille francs pour lancer le club. Il devrait avoir des salons particuliers, un restaurant, un bar : un vrai club VIP. Ne surtout pas lésiner sur la qualité et le standing… Jusqu’au chef cuisinier et aux barmans.
Pawel passerait du temps en salle pour offrir un verre, discuter, créer des liens. Il rendrait des services, mettrait les gens en contact. Bref il devait devenir indispensable.
« J’avance l’investissement. J’annule ta dette, et tu gardes les bénéfices comme rémunération. »
Son ami s’étrangla.
« C’est trop !
— C’est un pari. Si ça marche, cela peut-être le jackpot. Ma mise n’est pas si énorme. »
Elsa
Paris
4 mai 1990
Elsa jeta un œil à sa montre : aujourd’hui, elle finirait plus tôt. Elle se dirigea d’un pas vif vers les toilettes. Devant le miroir, elle inspecta rapidement son reflet et sortit son rouge à lèvres.
L’année écoulée avait été une annus horribilis : après sa rupture, elle n’avait été que l’ombre d’elle-même. Elle avait aimé Marc, passionnément... Sa trahison l’avait brisée. Elle ne comptait plus le nombre de fois où elle avait eu mal à en hurler. Des mois à se traîner, sans rien attendre ni espérer, c’est tout ce dont elle se souvenait.
L’été l’avait un peu requinquée. Réfugiée quelques semaines chez ses parents, elle avait passé ses journées à randonner dans ses montagnes natales. Là-haut, loin de sa souffrance et de l’agitation du monde, elle avait commencé à reprendre goût, timidement, à la vie.
De retour à Paris, sa douleur l’avait reprise, mais elle s’était accrochée. Aidée par ses amis, elle avait quitté son ancien poste et rejoint le Groupe International des Banques.
La supervision du back-office actions françaises n’était pas vraiment glamour, mais elle s’était jetée à corps perdu dans ses nouvelles responsabilités.
Elle sourit à son reflet. Et puis, il y avait Jérôme. Un senior-conseil venu la voir pour un dossier. Ils avaient très vite sympathisé. Il avait cette confiance tranquille que lui conférait une silhouette sportive, des yeux rieurs, et surtout, cette manière d’écouter, vraiment.
Un soir, autour d’un verre, il s’était un peu dévoilé. Elle aussi. Elle lui avait dit que oui, il lui plaisait, mais qu’il lui fallait du temps. Qu’elle sortait d’une période difficile. Il n’avait pas insisté.
Ce soir ce serait leur premier dîner à deux. Elle avait été claire, il ne se passerait rien cette fois-ci, même pas un baiser… Mais elle avait hâte d’y être !
Elle remit une mèche en place, rangea son rouge à lèvres. Dans le miroir, ses yeux brillaient. Pour la première fois depuis longtemps.
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