Chapitre 17 : Essouflement - Acte I

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Ultimatum
Paros
Août 1990


Ils avaient choisi la Grèce en mode routard, sac à dos vissé aux épaules. Aucune réservation, aucun plan. Marc et Amandine débarquèrent un dimanche soir à Patras sans un drachme en poche. Tout était fermé, banques comme bureaux de poste. Ils durent passer leur première nuit sur une plage.

La suite fut plus agréable. De Patras ils traversèrent le golfe de Corinthe pour rejoindre Delphes. Ils dormirent sur un promontoire dominant le site archéologique. À l’aube, la lumière dorée embrasa les ruines : un spectacle presque irréel.

Leur périple les mena aux Météores et leurs monastères perchés dans le ciel, à Athènes et son Acropole, ainsi que dans le Péloponnèse avec Mycènes, Épidaure, Mystra puis Olympie. Des journées entières à marcher, découvrir, s’émerveiller.

Trois jours auparavant, ils avaient débarqué à Paros, éreintés, mais heureux. Parikia, la seule vraie ville de l’île, leur offrait un havre de paix. Ils flânaient le matin et nageaient l’après-midi.

Ils louèrent un scooter pour explorer l’île. Sur la côte est, la route était de bonne qualité ; mais en redescendant sur la façade ouest, le bitume fit place à une piste cabossée. Ils passèrent l’après-midi seuls au monde, se baignant nus sur une plage déserte, faisant l’amour sur le sable chaud, le sel et la lumière plein la peau.

Sur le trajet du retour, Marc, en difficulté sur une pente sablonneuse, donna trop de gaz. Le scooter dérapa puis se coucha. Amandine hurla : sa jambe était coincée sous le pot d’échappement. Quand Marc la dégagea, une brûlure vive s’étalait sur sa peau. Affolé, il fonça sur Parikia. Chaque cahot arrachait un gémissement à la jeune femme, qui serrait les dents. Par chance, un médecin s’était récemment installé sur l’île. Il la soigna, mais annonça : « Plus de baignades. Pansements à changer tous les jours. Pendant trois semaines. »

Le moral en berne, ils regagnèrent leur tente. Un mot les y attendait : « Please, come to reception ». Mais à cette heure, elle était déjà fermée. Amandine prit un calmant et s’allongea avec précaution sur son duvet. Marc veilla sur elle, rongé par l’accident.

Le lendemain, il se rendit à l’accueil dès l’ouverture. L’hôtesse lui remit un message : « Urgence – Tel Radier », suivi d’un numéro.

Marc trouva une cabine téléphonique et appela. L’assistante du banquier lui répondit.

« Bonjour monsieur, André voulait vous parler d’urgence. Il est en réunion, je vais le chercher.

— Je n’ai pas beaucoup de monnaie. Je rappelle dans dix minutes. »

Marc troqua un billet dans un kiosque. Lorsqu’il rappela, Radier décrocha lui-même, le ton pressant :

« Marc ! Enfin ! Tes parents m’ont dit que tu étais sur Paros, ça nous a permis de te localiser.

— Que se passe-t-il ?

— Nous avons reçu une sommation du régulateur allemand. D’ici la fin du mois, nous devons rétablir le ratio de liquidité. Faute de quoi, nous ne pourrons pas prendre de nouvel engagement. Y compris les découverts clients. »

Le jeune homme ferma brièvement les yeux. Une telle annonce déclencherait une panique monstre. La banque n’y survivrait pas.

« Pourquoi cet ultimatum ?

— On a démarré l’année avec un ratio à 28 %. Et des fonds propres quasi nuls. L’arrivée de nouveaux investisseurs avait rassuré, mais la liquidité ne s’est jamais vraiment améliorée. Nous ne sommes même pas à 50 %.

— Et si on s’engage à ralentir notre croissance ? Cela diminuera notre endettement. »

À l’autre bout du fil, Radier secoua la tête :

« On s’était déjà arrangé pour que cela ne pèse pas dans nos ratios en empruntant à plus d’un an. Réduire cet encours ne changera rien. »

Marc soupira : il avait raison. Il glissa des pièces dans l’appareil.

« Que faut-il faire ?

— Ils exigent une recapitalisation. 40 à 50 millions de marks. »

Marc resta silencieux : ils ne les avaient pas !

« Nos actionnaires allemands sont prêts à en mettre trente, mais cela restera insuffisant... et ils veulent des droits de vote.

— Mais ils vont avoir la moitié des voix !

— Je crains qu’on n’ait plus le choix. »

Il regarda, dépité, ses dernières pièces se faire avaler par l’appareil.

« Je n’ai plus de monnaie. Je te rappelle. »

Le jeune homme raccrocha, sonné : ils allaient perdre le contrôle de la filiale allemande.

Il retourna à leur tente. Amandine était en train de changer ses pansements ; il s’excusa : un problème urgent. La jeune femme sourit faiblement : « De toute manière, pour moi plus de baignade et plus de séances de bronzage. »

Marc fit la grimace, l’accident lui était sorti de la tête :

« C’est de ma faute. Tu as toujours mal ?

— Je viens de prendre un calmant. C’est supportable… Sauf si je bute sur quelque chose ! Je vais flâner un peu. Et passer un coup de fil à mon bureau. On se retrouve à midi ? »

Marc hocha la tête et fila. Il occupa l’heure suivante à se faire de la monnaie. Enfin, il rappela :

« André ? J’ai peut-être une solution. La Nab ou la Nuova Banca Italiana peuvent-elles prêter à CFIA Bank ?

— Je me doutais que tu demanderais cela. La NBI lui prête déjà 140 millions, utilisés pour libérer le capital de la Nab. Pas de marge de trésorerie de ce côté-là.

— La Nab ?

— Nous sommes proches des 15 % du bilan sous forme d’emprunts interbancaires. On peut gratter 10 millions de marks, mais pas plus.

— Parfait. Voilà ce qu’on va faire. CFIA Bank va investir ces dix millions et nous allons demander à nos actionnaires allemands d’en mettre vingt, avec droits de vote. Nous conserverons la majorité.

— Et les vingt qui manquent ?

— En s’appuyant sur notre nouvel apport, l’Allemagne pourra les emprunter sur le marché à plus d’un an. Et les reprêter, mais à moins d’un mois. Au final, on gonflera bien le ratio comme demandé. »

Le banquier embraya :

« Mathématiquement, cela sera suffisant. On y perdra en marge d’intérêt[1].

— On s’en fout. Pas le choix.

— Tu as raison… mais nous sommes sur la corde raide.

— On ralentit la cadence. Passe le mot à Patrick. Idem pour la grande distrib’. J’avais déjà prévenu Hussard. Confirme-lui qu’on reporte les dernières opérations. On fait le point à mon retour. »

Radier marqua un temps d’arrêt. Son patron acceptait enfin l’inéluctable : il fallait freiner la croissance.

Acrobaties
Paris
Lundi 3 septembre 1990


Marc s’installa dans la salle du conseil et se plongea dans la presse déposée sur la table.

Un article, consacré au rachat récent d’une grande marque de prêt-à-porter par Tipant, attira son attention. Le journaliste dressait un parallèle entre Marc et l’homme d’affaires : « Tout comme Ancel, Tipant s’appuie sur un effet de levier maximal, avec un fort endettement et peu d’apports personnels. Là où l’un restructure des entreprises en déperditions, l’autre développe de nouvelles activités. Deux faces d’une même stratégie. Aussi ambitieuse que risquée. »

Il eut un demi-sourire, puis leva les yeux à l’arrivée des autres. Radier et Malta entrèrent les premiers, suivis par Hussard, Chalet et Forel.

L’ex-détective lança, goguenard en s’asseyant :

« Beau bronzage. T’as pu en profiter ?

— Quatre semaines au soleil, répondit Marc sur un ton enjoué, un vrai break.

— Désolé d’avoir dû te déranger, fit Radier, la mine contrite. »

Le jeune homme haussa les épaules : « Tu m’avais prévenu depuis longtemps qu’on était limite. Bien. Quelle est la situation ? »

Chalet prit la parole, méthodique :

« Sur les 130 groupements budgétés, nous arrivons à 120. Notre endettement dépassera tout de même 300 millions. Contre 140 en début d’année. »

Hussard enchaîna aussitôt. Au lieu des vingt centres commerciaux prévus, ils en seraient à dix-huit. Sûr de lui il précisa : « Aucun nouvel emprunt n’a été nécessaire. Je tiens la barre. »

Forel, plus direct, résuma sans détour :

« Nous en sommes à neuf cents millions de dettes. »

Marc se tourna vers Malta :

« Nos holdings ? »

Le juriste croisa les doigts avec calme.

« CFIA est saine : autant de dettes que de fonds propres. Ce n’est pas le cas de CFIA Bank : malgré les apports de la Compagnie des Partenaires Investisseurs, on dépasse le demi-milliard d'emprunts. CFIA Agricole et CFIA Distribution sont aussi dans le rouge, mais les montants en jeu sont sans rapports. La holding CFIA Information, elle, est clean.

— André. La banque ? »

Le banquier se redressa légèrement, et attaqua d’une voix grave et posée :

« La Nab doit 1,5 milliard au marché. Cela devient très critique.

— Il faut combien pour desserrer l’étau ?

— Trois cents millions. Au minimum. »

Marc encaissa l’information sans broncher. Il croisa les bras puis :

« Les autres filiales ?

— La trésorerie reste maîtrisée. Mais le Cooke va passer en dessous des 8 % pour la Grande-Bretagne. Et la liquidité va tomber sous les 100 % en Italie. »

Le jeune homme se leva et fit quelques pas dans la grande salle, son cerveau tournant à plein régime :

« Donc le vrai sujet, c’est la Nab, fit-il pensif. Serge, que faut-il faire pour réduire ton besoin de trois cents millions ? »

Forel grimaça légèrement et griffonna un rapide calcul sur son carnet :

« On stoppe la collecte de données. On sera aux trois quarts de l’objectif. »

Marc fit la moue et se retourna vers Radier :

« La Nab n’a pas de problèmes de fonds propres ?

— Non. Ce n’est qu’un sujet de trésorerie. »

Le jeune homme s’arrêta de marcher en tournant le dos à la salle.

« Bruno. Côté distrib’, j’avais finalement décliné l’idée. Mais… Tes investisseurs seraient toujours intéressés ?

— Il faut que je les rappelle, mais je pense que oui. »

Marc se retourna :

« Recontacte-les. Tu as carte blanche, mais fais vite. On garde 51 % des parts et les deux industriels pris ensemble ne doivent pas dépasser le tiers des voix. »

Un sourire satisfait éclaira le visage de Hussard : « Je m’en occupe. »

Le jeune homme s’adressa à Radier :

« André, la Nab va prêter vingt millions de plus à la holding CFIA Grande Distribution. Elle les injectera dans sa filiale française. »

Le banquier fronça les sourcils :

« Marc ! On cherche à renflouer la Nab ! »

Le jeune homme leva la main calmement.

« Laisse-moi terminer. Bruno, avec ce renforcement tu peux demander combien en capital tout en nous laissant la majorité ?

— 27 millions. Plus une prime d’émission de 8 millions.

— Parfait. Cela nous fera 55 millions : les 20 prêtés plus les 35 des investisseurs. On utilisera le tout pour rembourser la Nab : elle en aura donc prêté 20 pour en recevoir 55. »

Radier hocha lentement la tête. C’était astucieux.

« Cela ne comblera qu’un dixième du trou. »

Marc le fixa avec un regard plein d’assurance qu’il était loin de ressentir.

« Je vais renégocier avec les associés de la Compagnie des Partenaires Investisseurs ».

Impasse
Automobile Club de Paris
Jeudi 13 septembre 1990


La réunion touchait à sa fin. Elle avait eu lieu cette fois encore dans le salon Delahaye, discret et feutré, mais sans dîner. Juste quelques hors-d'œuvre et cocktails en nombre mesurés. Le ton n’était pas à la fête.

Marc fixa son verre vide. Le visage fermé. Il était venu pour convaincre les actionnaires de la CPI d’injecter cinquante, voire cent millions supplémentaires. Au final, il n’avait rien... à peine une vague ouverture.

Dès les premiers échanges, il avait compris. Tipant avait été le premier à être réticent. Avec son rachat de la multinationale de prêt-à-porter, il ne souhaitait pas augmenter sa mise pour le moment. Paimaud, le capitaine d’industrie, s’était montré plus direct, avec un ton presque professoral dans sa manière de formuler son refus :

« Vous voulez consolider votre groupe, c’est une bonne chose, avait-il dit, les doigts croisés sur son gilet gris perle. Mais vous nous demandez d’être potentiellement majoritaires, sans droit de regard sur la gestion, dans des entreprises encore déficitaires. Je passe mon tour ».

Les autres participants s’étaient rangés à cet avis en hochant simplement la tête ou avec juste quelques mots. Le consensus était clair : CFIA brûlait trop de cash. Elle devait ralentir et dégager ses premiers bénéfices.

« Nous pourrions alors remettre au pot », avait commenté Calèpte, le magnat de l’armement, d’un ton neutre mais sans équivoque.

Marc avait fait feu de tout bois en déroulant son argumentation avec calme et assurance :

« C’est vrai, notre rapide croissance reporte l’apparition des premiers résultats. Mais dans un an nous aurons atteint la taille critique. Nous serons alors autosuffisants. »

Paimaud, pourtant le plus dur, avait alors entrouvert la porte :

« Faites appel à de nouveaux investisseurs. S’ils ont les mêmes conditions que nous, j’y serais favorable. »

C’est alors que Siem était intervenu, sourire en coin : « Excellente idée. Je dînais l’autre jour avec Barélla. Il pourrait être intéressé. »

Marc salua les deux derniers participants, Siem affable comme toujours, et Paimaud. Au lieu de lui rendre la pareille, le capitaine d’industrie lui lança un avertissement :

« Vous tirez trop sur la corde, Ancel. Je n’ai rien dit devant les autres, mais pour continuer à vous suivre, nous voulons que Jean ait accès à votre pilotage.

— Mais c’est le cas ! Il a accès à nos comptes et…

— Ce n’est plus suffisant, coupa Paimaud. Il doit assister, en tant qu’observateur, aux comités exécutifs des sociétés dans lesquelles nous investissons. »

Marc se crispa. Cette présence, même symbolique, c’était le début d’une ingérence. Il le savait et Paimaud aussi. L’industriel baissa légèrement la voix :

« En échange, je vous introduis auprès de Barélla. Et il n’est pas exclu que vos premiers actionnaires remettent un peu au pot. »

Il hésita, une seconde à peine, avant d’acquiescer d’un signe bref. Il n’avait pas le choix.

[1] Le taux auquel on emprunte est supérieur à celui auquel on peut prêter. S’y ajoute une différence de maturité. La banque va emprunter à plus d’un an, donc plus cher, et prêter à moins d’un mois. Si elle emprunte 100 à 11% et qu’elle les replace à 10%. Sur un an elle aura perdu 1.

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