Chapitre 17 : Essouflement - Acte II

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Le mourant
Hôpital de La Pitié Salpêtrière, Paris
Mardi 18 septembre 1990


Il s’approcha du lit à pas feutrés. L’homme semblait avoir fondu. Ses joues étaient creuses, ses traits tirés, les paupières closes, le souffle irrégulier. Marc resta debout, hésitant. L’information qu’il était venu transmettre lui paraissait vide de sens, presque indécente face à cette mort annoncée. Il pivota lentement vers la porte.

Une toux, puis :

« Vous l’avez testé ? »

Il revint sur ses pas. Bourdiol semblait parfaitement lucide. Il détourna le regard, gêné.

« Vous vous demandez combien de temps il me reste ? Les médecins parlent de deux à trois semaines. »

Il marqua une pause. Reprenant son souffle.

« Alors ? Vous l’avez testé ? »

Marc hocha la tête et répondit à mi-voix :

« Aucun bug, aucun plantage. Votre dernière œuvre est un véritable bijou.

— C’est pour cela que vous êtes venu ? Ou pour vous assurer que je n’allais pas en parler ? »

Marc s’approcha plus près du lit.

« Vous méritiez de savoir. Et… j’ai vérifié : votre assurance-vie sera bien versée à votre famille. »

Il tira un papier de sa poche intérieure. Un ticket de PMU chiffonné.

« Et je vous ai apporté un petit bonus. Vous n’étiez pas encore hospitalisé, donc vous pourriez l’avoir joué. Tiercé gagnant. 278 300 francs. »

Bourdiol toussota et cracha un filet rougeâtre dans un mouchoir. Il murmura :

« Ce n’est pas dans nos accords.

— Je vous dois bien cela. Vous êtes resté à votre poste plus longtemps que ce que vous n’auriez dû. Au lieu de passer plus de temps avec vos proches.

— En journée, ils n’auraient pas été là. Et j’aurai eu l’impression d’assister à ma propre veillée funèbre, ajouta-t-il dans un souffle. Comment avez-vous pu avoir ce ticket ?

— Simple… J’ai repéré un gagnant avant qu’il n’aille encaisser ses gains. Je lui ai racheté son coupon. Avec un petit bonus.

— Merci, la voix de Bourdiol se faisait sifflante et haletante.

— Je ne vais pas vous embêter plus longtemps. Où est votre portefeuille ? »

Il glissa le ticket à l’intérieur et le remit doucement à sa place. Il ne savait pas comment finir cette conversation.

« Vraiment désolé pour tout ça », et il fit un geste englobant la chambre, le lit, les tuyaux.

Bourdiol épuisé, le fixa à demi :

« Vous ne voulez toujours pas me dire qui vous êtes, hein ?»

Marc, les yeux embués, eut un semblant de sourire derrière sa fausse moustache.

Alerte
Jeudi 27 septembre 1990 matin


Le pas léger, il rentra au bureau en sifflotant.

Grâce à l'entregent de Paimaud, il avait déjà eu plusieurs échanges avec Barélla. Le financier ne s’en était pas laissé compter et avait fait analyser les résultats et la structure du groupe CFIA. Peu emballé au départ, il avait fini par s’intéresser au sujet. Les discussions avaient d’abord achoppé : il voulait la minorité de blocage. Il n’avait pas cédé, et finalement un accord semblait en vue. Barélla investirait en direct et en dehors de la CPI, sans droits de vote et avec les mêmes clauses de rachats. En ce qui concernait la holding CFIA, Marc devait revoir le financier en fin de journée.

Radieux, il entra dans le bureau de Radier, en train de discuter avec Malta :

« Je conclus ce soir avec Barélla ! »

Ses deux adjoints se contentèrent d’échanger un regard.

« Et bien... Cachez votre joie ! Quelles têtes d’enterrement !

— Nous aussi on a des infos, assied toi, lâcha le juriste.

— Les gars, vous m’inquiétez. Qu’est-ce qu’il y a ? fit-il en obtempérant et en perdant de sa superbe.

— Page trois, fit Radier en lui tendant un journal ouvert. »

Le jeune homme s’exécuta. Écrit par un journaliste réputé, le titre donnait le ton :

« Le Groupe CFIA : un château de cartes ? ». Le sous-titre enfonçait le clou : « Ou comment lever d’énormes capitaux sans apports (ou presque). »

La poitrine soudainement oppressée, il lut l’article en diagonale. L’auteur était bien renseigné. Il décrivait les participations croisées conduisant à « emprunter sur la base d’apports qui sont en fait eux-mêmes des emprunts ». Cette partie se terminait par : « En d’autres termes, les holdings du groupe se sont créées sur des dettes. À plus de 80 % pour la banque et la grande distribution. »

Dans un second temps, l’article analysait la politique de croissance impulsée par Ancel. Sa conclusion démarrait bien, mais avec une fin plus difficile à digérer : « CFIA se développe de manière spectaculaire, mais cette stratégie consomme beaucoup de capitaux. Au final, les activités agricoles, de grande distribution et de l’information supportent une dette de 1,8 milliard. Pour des fonds propres quasi nuls. »

Il leva la tête et dévisagea un court instant ses co-équipiers, avant de se replonger dans la lecture. La dernière partie évoquait le recours massif aux banques du groupe. Pour l’auteur : « Ces sommes représentent d’ores et déjà une part significative de leur capital. Ce qui a conduit le régulateur allemand à imposer une recapitalisation de la Neue Deutsche Bank. »

Atterré, il parcourut la conclusion : « Il est indéniable que le groupe CFIA est en pleine conquête du marché. Mais en s’appuyant sur une montagne de dettes, essentiellement portée par ses banques, on ne peut s’empêcher de se demander ce qui pourrait se passer si la mécanique se grippait. D’autant plus qu’à date aucune de ces activités ne dégage de bénéfices. »

Marc reposa le journal, le regard vide. Il baissa la tête, incapable d’ordonner ses idées.

Malta, qui avait déjà encaissé la nouvelle, prit la parole :

« Il y a quelques erreurs… Mais c’est globalement juste.

— Le ministre Bogane m’a appelé en personne, précisa Radier, il s’inquiète de la véracité de ces propos et du risque de scandale. Je lui ai dit que l'article, sur la base de quelques éléments épars, en brossait une conclusion n’ayant que peu de rapport avec notre situation réelle.

— Il a avalé cela ? Marc ne reconnut pas sa propre voix.

— Pas vraiment, même s’il se doute que l'auteur fait un peu de sensationnel. Sa position est claire : le gouvernement est prêt à soutenir et à féliciter les entrepreneurs... Tant qu’il n’y a pas de vague. »

Tout allait s’écrouler ! C’était la fin de tout ! Le jeune homme se prit la tête entre ses deux mains.

Malta expliqua avec sobriété :

« Nous allons subir une tempête médiatique… Cela va refroidir Barélla. »

— Il connaît déjà notre structure capitalistique, fit Marc sans relever la tête.

— Il sait aussi qu’une panique nous mettrait sur le flanc. »

Saisi de vertiges, Marc s’affaissa un peu plus. Sa poitrine lui faisait horriblement mal. Malta prit la direction des opérations :

« Répondons en nous appuyant sur nos points forts. Confirmons que nous utilisons le levier de la dette pour notre croissance, c’est courant pour les entreprises en pleine expansion. »

Marc releva la tête et fit la moue : « Ce n’est pas convaincant.

— Nous soulignerons que ce sensationnalisme en oublie certains éléments fondamentaux. Les prêts de nos banques au groupe CFIA ne dépassent pas les plafonds réglementaires. Et surtout elles sont bien mieux capitalisées que nos concurrents. »

Radier rebondi : « On prendra l’exemple de la Nab. Les emprunts de nos filiales représentent à peine 8 % de ses engagements. Et surtout elle a un ratio de fonds propres à 39 % alors que la moyenne de la place est plutôt entre 10 et 15 %. Mieux : ces crédits ne correspondent même pas un quart de son capital. Ce sont les actionnaires de la Nab qui assurent ce financement, pas ses clients. »

Marc se raccrocha désespérément à cette idée. Reprenant des couleurs, il hocha la tête : « Pas mal. »

Malta compléta : « Nous pourrons aussi dire que ce papier ne fait pas la part des choses entre les charges liées à notre croissance et l’activité récurrente, qui elle dégage déjà ses premières marges.

— Si tu les prends avant le coût de la dette, oui. Sinon, ce n’est pas si évident.

— Nous soignerons la manière de présenter ces éléments. »

Marc se redressa, revigoré, presque trop : « Parfait. On y va comme cela. Jacques, tu traites cela en priorité absolue. Indique aussi que nous renforçons régulièrement nos fonds propres : et tu cites la Compagnie des Partenaires Investisseurs. Rajoute qu’une nouvelle opération, encore confidentielle, est en cours de discussion. Communiqué à publier en fin d‘après-midi au plus tard. Avant mon rendez-vous avec Barélla. »

En repartant vers son bureau, le jeune homme restait soucieux. Le journaliste disposait d’informations, qui sans être secrètes, n’étaient pas du domaine public. Qui pouvaient bien être ses sources ?

Au moment d’ouvrir sa porte, il entendit la voix de Leonardo : « On doit causer. »

Il se retourna : « Plus tard peut-être ? J’ai quelques urgences à traiter.

— Si elles sont liées à la presse de ce matin, c’est ce sujet qui m’amène ».

Marc soupira. Il n’avait vraiment pas besoin de cela ! Il s’effaça pour laisser entrer l’italien.

« Nos amis sont inquiets.

— Ils ont peur que cela mette un projecteur sur vos activités parallèles ? »

Leonardo lui fit un signe d’un geste sec de la main : les murs pouvaient avoir des oreilles.

« Faites ce que vous voulez, mais calmez le jeu… et vite ! »

Le requin
Paris
Jeudi 27 septembre 1990 soir


Barélla jaugea Ancel. Cette crispation du visage… c’était le moment d’en profiter. Il attaqua d’un ton sec :

« Je n’investirais pas dans un navire en perdition. »

Le sourire que tenta Marc se transforma en grimace :

« Il n’y a pourtant rien de nouveau pour vous.

— Ce tapage va amplifier vos difficultés. Vous courrez droit vers la cessation de paiement. »

Marc leva ses deux mains comme pour se protéger : « Nous générerons bientôt un cash-flow important. »

Le financier tapota trois fois du doigt la table devant lui pour appuyer ses propos. Il se carra dans son fauteuil et parla posément :

« Ça, c’est vous qui le dites. En attendant, la cessation de paiement va faire plonger vos actifs. Rien que le patrimoine de données de votre activité information représente neuf cents millions qui partiront à la poubelle. »

Il leva le doigt pour signifier qu’il n’avait pas fini. En fin négociateur, il prit son whisky et en but une petite gorgée, prenant le temps de la savourer. Reposant son verre sur la table, il conclut :

« Allons à l’essentiel… Votre groupe a du potentiel… Mais pas si vous devez vendre à la casse. »

Marc voulut réagir, mais le financier le stoppa de nouveau d’un signe de la main : « Je suis toujours disposé à investir, mais je ne prendrais pas ce risque sans droit de regard. La partie de mon placement destinée à la holding doit me donner un tiers des voix. Et les nouveaux achats par la CPI doivent être également avec droits de vote, dans la mesure où ces acquisitions vont se réaliser grâce aux fonds que j’apporte dans cette structure.

— Nous en avons déjà parlé. Un droit de blocage sur les augmentations de capital pourrait nous paralyser. Ce n’est pas possible.

— Et moi, je veux m’assurer que vous n’allez pas faire rentrer des investisseurs à des conditions ou je serais en désaccord. Ou vous lancer dans de nouvelles activités sans consolider celles en cours. »

Le ton, sec, était sans appel. Décontenancé, Marc but à son tour une gorgée de son Porto. Siem intervint à ce moment-là :

« Vos demandes ne sont pas incompatibles : il suffit de nous appuyer sur un pacte d’actionnaire pour mettre sous contrôle l’ouverture du capital et le démarrage d'activités. »

Les deux hommes pesèrent sa suggestion. Barélla fut le premier à réagir :

« Cela me va. Pas de droits de vote de mes parts, mais impossibilité, sans mon accord, de réaliser ces deux opérations. Que je sois partie prenante en direct ou via la CPI.

— Vous en demandez trop, protesta Ancel : vous pourriez tout bloquer avec une seule part. Je propose que vous ayez voix au chapitre au prorata de votre quote-part au capital. Pour vos investissements directs. Pas via la CPI.

— À votre tour d’en offrir trop peu. OK pour le prorata et pour exclure les achats via la CPI. En cas de nouvelle augmentation de capital, nous devons avoir un droit de préemption de trois mois. Et je maintiens ma demande de pouvoir bloquer, même avec peu d'actions, le lancement d’une activité.

— OK pour la préemption, mais uniquement en cas de nouvel entrant. Pas d’accord pour le blocage du démarrage d'une activité.

— La décision sur les activités se prendra au prorata des parts. Et si je veux sortir, vous devez me racheter mes actions sous un mois. Sinon elles obtiennent le droit de vote définitif.

— D’accord », fit Marc après un une légère hésitation.

Barélla se redressa. Il avait eu exactement ce qu’il voulait.

« Comme convenu, je vais mettre vingt millions dans la CPI. Cette somme inclura une prime d’émission de dix millions. Elle sera injectée dans CFIA Bank. En parallèle, j’investirais en direct dans la CFIA. »

Il marqua une pause, et décida de pousser son avantage :

« Deux tiers des parts que je prends devront être avec droits de vote. En contrepartie, je peux faire entrer des investisseurs complémentaires dans la CPI. Pour quinze millions, sans droit de vote. »

Nouvelle hésitation de Marc qui hocha la tête : « Et nous faisons une communication commune sur votre entrée dans notre capital.

— Marché conclu. »

Les deux hommes se serrèrent la main.

Ancel parti, Siem se tourna vers Barélla :

« Vous avez l’intention de mettre la main sur son groupe ? »

Le financier eut un large sourire carnassier :

« S’il joue trop à l’équilibriste, il se retrouvera à court de cash. Et je serais là.

— Et s’il trouve un investisseur, votre droit de préemption vous permettra de vous substituer à lui et de prendre le contrôle. Mais que se passe-t-il s’il revend certaines activités pour se donner de l’air ?

— Je ferais exercer par la CPI la demande de sortir sous un mois. Soit cela le met à genoux. Soit il a des fonds et cela ne changera rien.

— Mais la CPI ne fera pas forcément ce que vous voulez et… le banquier d’affaires s’interrompit : les nouveaux investisseurs sont avec vous ! »

— Et j’ai aussi des amis dans les actionnaires actuels. »

Siem émit un petit sifflement : « Reste quand même un élément : contre toute attente, Ancel peut dégager du cash et faire des bénéfices. »

Barélla haussa les épaules :

« Dans ce cas… je ferais une belle plus-value ! »

Gennevilliers, banlieue Parisienne
Mardi 2 octobre 1990 à l’aube


La porte vola en éclat et la brigade d’intervention fit irruption dans le petit deux-pièces. En quelques instants, tout fut terminé. Le suspect, menotté, fut embarqué immédiatement.

Il n’était pas encore parti que la police scientifique et le commandant Roch passaient l’appartement au peigne fin. Le butin fut maigre : quelques barrettes de shit, trente mille francs en liquide, deux armes à feu.

L’enquête sur Et Poena avait fait du sur-place pendant des mois. Ni l’investigation de voisinage sur la famille Bardon ni le focus sur l’identification des gros bras en charge des passages à tabac n’avait donné de résultats concrets… Jusqu’à la semaine dernière, ou une nouvelle action punitive d’Et Poena avait tourné au drame : trois individus avaient agressé un homme coupable de violences familiales. Roch secoua la tête, désabusé. Un de ses gamins, du haut de ses huit ans, avait voulu défendre son bourreau de père. Il s’était jeté sur un des assaillants qui surpris avait failli tomber. De rage, le voyou avait envoyé son poing dans la figure du garçon, lui brisant le nez.

Cet accident avait retourné l’opinion publique et conduit leurs indics à leur lâcher des informations, ce qui avait permis cette interpellation. Enfin !

Banque de France
Mardi 2 octobre 1990 matin


L’article sur le groupe CFIA avait provoqué de nouvelles aigreurs d’estomac chez Bicker qui se reprochait d’avoir cédé au chantage. Presque deux ans après les faits, la menace ne semblait plus si réelle. Heureusement, l’annonce d’une augmentation de capital de la CFIA au bénéfice de Barélla et de son empire avait calmé les marchés.

Il reporta son attention sur Zenbach et ses explications : la Nab était désormais dans les clous. En intégrant ses participations dans ses filiales bancaires, elle avait une concentration de grands risques qui dépassait les 10 % de son bilan, mais techniquement, ces filiales étaient dans le groupe formé par la Zurich Trust Bank.

Pour le groupe CFIA, c’était une autre histoire. Son endettement auprès de la Nab était colossal.

Bicker hésitait sur la conduite à tenir. Zenbach voulait que la banque réduise ses engagements envers la CFIA. Mais le sujet était sensible… On pourrait les accuser d’ingérence. Le gouverneur entrevit la solution et prit sa décision :

« Faites rédiger un mémo à destination de notre ministère. »

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