Vers le nord...

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La route depuis Harfleur est longue, trop longue. Après deux mois d'un siège intensif de la cité, les Anglais ont enfin réussi à casser la résistance française. Seulement, le roi Henri V n'a pas prévu que cela prenne tant de temps, la saison est déjà bien trop entamée pour marcher vers Paris. On commence à manquer de vivres, la fatigue nous ronge, il est temps de rentrer en Angleterre. Paris tombera bien assez tôt. Si pour mes compagnons d'armes ce n'est juste qu'une question de solde ou de loyauté envers leur souverain, pour moi c'est l'occasion d'accomplir ma mission.
Ça fait bien longtemps que j'arpente les champs de bataille et je ne m'en lasse pas. Les pieds dans la boue, le bec de corbin dans une main, le bouclier dans l'autre, c'est dans l'effervescence des corps à corps que je me sens bien. Les armes qui s'entrechoquent et les écus qui se cognent dans les cris de douleurs, de terreur. Les grognements de satisfaction fugace se mélangent dans un grand chaos sanguinaire et je vis pour ça. Étancher ma soif de sang et d'adrénaline, à la recherche d'un ennemi à ma taille, jusque-là en vain. Je loue mes services depuis plus de mille ans à celui qui me promettra un carnage digne de ce nom et la solde qui va avec. On a rien sans rien dans ce monde et il faut bien survivre, subvenir à ses besoins même élémentaires.


Je suis l'un des derniers de ma tribu avec mon frère cadet, Roman. Ce dernier doit certainement se trouver embrigadé dans une quelconque milice pour défendre sa vision naïve de l'ordre. A mes yeux, il n'y a pas d'ordre juste une constante, tuer ou être tué. Je suis un Scythe, un Neure, un loup. Tout cela bien avant de me dire qu'il doit bien rester une part d'humanité cachée quelque part, je suis un prédateur. La Bête qui sommeille en moi et ma conscience ont les mêmes besoins, les mêmes instincts primaires et en cela nous nous comprenons. On s'écoute et l'on offre à l'autre ce qu'il réclame. C'est ainsi lorsque l'on possède cette nature surhumaine que d'autres voient comme diablerie ou bien légende. Je suis loin d'être à classer dans l'une de ces catégories mais on s'accorde à raconter dans les rangs de cette armée de pauvres hères épuisés que je suis un Démon.
Si ils savaient.


Les loups solitaires n'ont pas la côte dans le monde d'où je viens. Il y a une constante, une loi unique et universelle pour les créatures de ma nature : la loi de la meute. Chaque Neure qu'il soit né ainsi ou mordu appartient à la meute corps et âme. Même si je fais la guerre pour les Hommes et l'argent, je continue de faire parti de cette meute et je me plie à sa tradition. Aucun carcan, aucun cadre ni aucune loi humaine n'a d'effet sur moi et ma manière de vivre, je suis libre ou presque car tout me ramènera inexorablement aux miens et à mes devoirs. Celui qui cherche à s'en émanciper n'est qu'un traître à exterminer, voilà ce qui explique ma présence ici. Je suis en chasse.
A la suite de ce cortège de soldats, d'archers et de quelques cavaliers menés par ce roi auquel je n'attache aucune loyauté ni légitimité, on peut trouver les carrioles de nourritures, les médecins ou ce qui s'en rapproche. La situation plus que précaire d'une armée en retraite n'est pas des plus propices à la pratique de cette science. Les blessés se comptent par centaines et les soins tuent plus qu'ils ne les remettent sur pied. La gangrène se chargera d'eux en temps voulu. J'ai été blessé lors du siège d'Harfleur, un carreau d'arbalète est venu se ficher dans mon épaule, à quelques centimètres du cœur. Il s'en est fallut de peu pour m'empêcher d'atteindre ma propre cible.


Si j'ai peur de la mort ? Ah ! On finit par se faire des ennemis quand on vend son âme au plus offrant seulement la Mort ne m'a toujours pas proposé de prix intéressant. Elle attendra son tour, assez frustrée de ne pouvoir mettre la main sur mon existence de manière naturelle. La mort n'aime pas les immortels. Sur le champ de bataille on se trouve des adversaires donc, et aussi des rencontres inattendue. Celle que je m'en viens à vous conter et unique jusqu'à présent. Elle l'est toujours six cents ans plus tard. Une rencontre qui va changer ma vie et la perception que j'ai de cette existence. Je me suis retrouvé à l'arrière des lignes avec cette pointe d'acier salie par la crasse et le sang fichée dans mes chairs. C'est là que je l'ai vu la première fois. Qu'est-ce qu'une jolie donzelle dans son genre peut bien faire dans un bourbier pareil ? La peau diaphane, des yeux bleu océan, une chevelure blonde comme les blés attachée pour ne pas la gêner. Elle semble si fragile et si forte à la fois. Mettre les mains dans les entrailles d'un soldat agonisant n'est pas donné à tout le monde. Cette inconnue a du cran et à y repenser, c'est la première fois qu'une Humaine attire mon attention.


Cette femme peut aisément deviner que je ne suis pas un paysan lorsque la guerre n'embrase pas le monde. Les cicatrices qui balafrent mon corps par dizaines parlent pour moi. Elles Trahissent mon passé, mon présent et mon futur de guerrier. Rester oisif me rend fou et j'ai toujours ce besoin irrépressible de chercher l'ivresse du combat. Dans ce monde de fous, ce n'est pas compliqué de trouver de quoi me sustenter. Pendant ce temps je vis en dehors de cette société, isolé la plupart du temps pour ne recevoir des messages de mes "frères" et "sœurs" afin de rester en contact avec la meute. Je suis ce qu'on appelle au sein de ma meute, un Beta. Je suis le bras-armé de notre Alpha, le chef de la Meute. J'en suis le fer-de-lance, celui qui fait respecter la loi des Neuri de part le Vieux Monde. Un poste idéal pour moi et gagné à force de combats et de sang. C'est ainsi. Je suis le dernier recours de la Meute quand la négociation avec des Solitaires, des Déviants n'aboutissent plus. Je suis la dernière chose qu'ils verront avant que ne soit appliqué le châtiment dû à leur faute, la mort. Pour l'heure, le « bourreau » est blessé plus qu'il n'en faut. Retirer la pointe du carreau ne sera pas une partie de plaisir pour la soigneuse. Pour moi non plus d'ailleurs. J'ai beau être ce que l'on appellera plus tard un « Lycan », je n'en suis pas moins sensible à la douleur que toutes créatures vivantes.


Les gestes de la soigneuse se font doux mais assurés alors que j'ai vu jusque là une certaine réserve chez elle. Elle m'intrigue car elle est paradoxale dans sa façon de se montrer à moi, au monde. Deux facettes distinctes d'une personnalité que je peux percevoir si facilement. Tantôt assurée, tantôt timide comme tourmentée au plus profond de son âme. Je sais reconnaître cette sensation quand je la vois chez les autres. Elle a quoi, vingt ans à peine ? Nous les Neuri, nous savons exprimer ce qui se trouve au fond de notre être car cela fait parti de notre nature, de notre ADN. La Bête est un colocataire qui peut se montrer bavard ou intenable, elle n'en fait qu'à sa tête et s'accorde avec notre caractère d'Homme qu'après un très long moment. Les Humains, eux, savent faire taire ces émotions secrètes que parfois ils ne les soupçonnent même pas et nous pouvons les sentir. L'odeur de la peur, de l'amour, de la fierté ou de la cupidité... Il n'y a pas que l'argent qui n'a pas d'odeur.


Mon passage dans la tente de soin a été néanmoins rapide. Le temps que la belle inconnue ne recouse ma plaie non sans l'avoir nettoyée et chassé les éclats de bois. Un pansement fait grâce à des gestes précis et répétés des centaines de fois suffira à me préserver de la nécrose. Du moins je l'espère. Son expérience qui n'est pas à démontrer malgré son jeune âge, le tout dans un silence le plus total. Je suis un taiseux, elle aussi. Cela n'a pas empêché un regard à la dérobée qui veut tout dire :un simple remerciement. Je ne suis pas ici pour courir la donzelle et conter fleurette. Peut-être que demain la mort qui rôde ici bas l'aura elle aussi fauchée ?
La marche continue dans sa lente avancée, le but est de rallier le nord puis Calais pour prendre le bateau et repartir en Angleterre. C'est du moins ce qu'ils espèrent tous, moi je ne partirai pas de ces terres inconnues sans avoir eu la tête de celui que je cherche. L'Alpha a été des plus brefs quant à me désigner ma cible, je dois me fondre dans la masse et attendre à l'affût pour ne pas effrayer ma proie. Elle viendra tôt ou tard à moi. William me l'a dit, l'instinct du Neure sait quand celui qu'il chasse n'est pas loin, je ne pourrai pas me tromper. Je ne me trompe jamais quand il s'agit de rappeler à l'ordre les égarés.

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